Musique et drame
Monday, 23 April 2007
Nouvel article sur Mozart
Il parait qu'à l'occasion de la campagne électorale, des milliers de blogs ont poussé comme des champignons par temps brumeux. Les apprentis journalistes ont écoeuré les gestionnaires de ces nouveaux types de médias ouverts sur l'internet. Ils espéraient avoir en provenance de la base, des multitudes de microtranches de vie passionnantes, de témoignages authentiques, de notations non édulcorées ni accomodées par le journalisme professionnel. En un mot des observations de terrain, factuelles, dépourvue de la rhétorique, des inférences et des jugements des journaux d'opinion. A ce que j'ai pu comprendre, c'est le contraire qui s'est passé. La proportion de nouvelles fiables venus de la toile a chuté considérablement pendant le suspense électoral. Chaque journaliste en herbe, s'est délecté à commenter, à donner son opinion, à distribuer des encouragements ou des blames, de tort et à travers, sans la moindre justification. De la désinformation pure en somme.
C'est à vous dégoûter pour un petit blog comme celui-ci à ajouter votre minuscule voix au grand concert, et à jouer la mouche du coche. C'est la raison pour laquelle, pendant mon absence du blog, j'ai relu le livre monumental de Guy Sacre sur la musique de piano. (Près de trois mille pages serrées, plus d'un millier d'oeuvres disséquées, analysées, jugées). J'en ai tiré des informations intéressantes qui modulent les appréciations que j'ai déjà portées sur ce critique, dans mon article du la Sonate Op.106 de Beethoven, dont les jugements condescendants sur un des chefs'd'oeuvre de la musique, me sont restés au travers de la gorge.
Cet article, précédé de l'onglet violet, est destiné aux professionnels ou aux amateurs avancés. Cependant il traite de deux questions essentielles pour tout amateur d'art : les mots peuvent-ils aider à comprendre, à mieux ressentir, à mieux pénétrer une oeuvre d'art qui s'exprime en images ou en sons?
Un critique, aussi averti soit-il, a-t-il le droit d'émettre des avis négatifs, sur des oeuvres universellement admirées, et dont on peut supposer qu'il ne les a pas étudiées suffisamment, ou qu'elles sont fondées sur d'autre critères que les siens. Par exemple notre censeur déteste les oeuvres monumentales, sophistiquées, complexes, visant la transcendance, et d'abord difficile, ardu, et au premier contact rebutant. Il adore au contraire, celles qui le font vibrer, émeuvent ses sens, et qui combinent les notes et les couleurs d'une manière agréable à l'oreille.
Lorsqu'une oeuvre est purement conceptuelle, (comme l'art conceptuel de notre époque ou les combinaisons savantes de BAch et de Schoenberg) elle est rejetée. Lorsqu'elle dissimule sa structure sous une "peau" sensuelle et délicieuse, le critique admire ce qu'il sent et ressent, et exprime un point de vue aussi partiel que celui que pourrait avoir un daltonien d'un tableau de Monet.
La campagne électorale
J'ai suivi comme tout le monde son déroulement à la télévision et dans les journaux français et étrangers. Il ne faut pas chercher dans mon appréciation un quelconque jugement sur les candidats, mais uniquement des réflexions sur le taux de désinformation. Jamais le slogan "l'information derrière l'information" ne me semble plus adapté à la situation. Je vous invite à consulter le journal du 24 avril 2007.
Wednesday, 18 April 2007
*** A propos des Ballades op.10 de Brahms
Un de mes amis m'a entraîné hier au Théâtre du Châtelet écouter le pianiste Radu Lupu jouer les Quatre Ballades Op10 de Brahms qui ont fait l'objet d'une analyse détaillée dans ce blog. Radu Lupu a une solide réputation, méritée à mon avis. Le jeu est d'une grande délicatesse, d'une parfaite simplicité, ce qui n'exclut pas des forte d'une riche texture, d'autant plus efficaces que toute la gamme des nuances me semble construite à partir du pianissimo.(Ce que faisait Kempff, et en quoi réside la légèreté de son jeu).
A mon avis, il n'y a aucune comparaison possible entre le jeu maniéré, lourd, froid et trop sonore de Benedetti Michelangeli, dans son DVD, et la simplicité de Radu Lupu, pourtant moins encensé que le pianiste culte. L'atmosphère onirique était assez bien rendue, et le jeu expressif et léger. Cependant Julius Katchen rendait mieux la magie du trio de la troisième ballade, on n'entendait que des notes chez Lupu, un carillon mystérieux chez Katchen. Mais Katchen obtenait ses effets poignants dans la première et seconde ballade que par des rubati absents de la partition. Rupu au contraire maintenait inflexiblement le tempo.
Ce qui manquait à Lupu, à mon sens, c'est l'ambiance troublée et presque anormale qui caractérise le héros. Dès la première ballade, les réponses du jeune meurtrier à sa mère, sont énoncée avec une feinte humilité, et c'est parfait d'expression. Mais la chevauchée est trop stridente, et lorque la mère demeure seule, les notes portées de la main gauche sont plates. On ne sent pas le caractère hallucinatoire, malsain, de la fin de la première ballade. Même Michelangeli parvient à le restituer. Même chose en ce qui concerne la seconde ballade. Le son est chantant, mais sans cette sehnsucht, ce poignant sentiment de regret qui préfigure les oeuvres tardives. La chevauchée, une fois de plus manque de sauvagerie et évite tout côté paroxystique. La troisième ballade est exécutée avec une extraordinaire légereté, qui ôte ce qu'il peut y avoir de trop lourd dans les formules obsédantes à la Schumann. La dernière ballade est exécutée au début dans une mesure à deux temps plutôt qu'à trois temps, ces qui est permis par l'ambiguïté des six temps. La partie brouillée, est interprétée à la perfection, selon les indications précises de Brahms qui ne voulait pas que l'on marque la mélodie.
Au début une sonate de Schubert, permettait de saisir la différence avec une oeuvre d'un esprit équivalent, l'op. 31 N°3 de Beethoven, merveilleusement interprétée, toujours avec ce son léger et cette précision rythmique qui ôtent toute vulgarité provenant d'un jeu lourd et appuyé. Le public ressentit l'immense différence entre la beauté divine de Schubert, visant le plaisir de l'oreille et la douceur des sentiments, et l'originalité extrême de Beethoven. De même Debussy et Brahms situé aux antipodes, viellissent différemment. Debussy est à la fois imagination des timbres et des textures, et évocation ludique et poétique. Pas de plan structurel, pas de polyphonie, de l'invention harmonique et le plaisir gustatif de l'oreille exalté par la gamme par tons. Brahms dans les Quatre Ballades est une des rares pièces germaniques qui n'aient pas de développement. Les harmonies sont subtiles, comme chez Debussy, mais l'effet en dépit de la simplicité apparente des Ballades, est bien plus impressionnant. La salle le remarqua également et les applaudissements n'éclatèrent qu'après un silence prolongé. Les gens étaient saisis. Jadis, les Français n'aimaient ni Brahms ni Mahler. Aujourd'hui l'épreuve du temps est favorable à ces post romantiques. Le mystère qu'ils enferment, y serait-il pour quelque chose? Le post romantisme allemand, hier abhorré par les élites françaises, aujourd'hui à contre courant de l'hédonisme ambiant, serait'il sujet à réévaluation.
Une remarque pour terminer. Je me prends à penser que d'innombrables Radu Lupu, dignes des Guillels ou des Arrau, doivent jouer dans l'obscurité médiatique. La situation de la musique classique est bien triste aujourd'hui. Hier c'était la pénurie, aujourd'hui c'est un déferlement qui dissimule le manque d'auditoire. Lorsque j'étais jeune, je fréquentais Pathé Marconi à Paris. Le secteur classique était aussi important que les variétés. A Zürich, il le dépassait largement, en nombre d'albums et et prestige. Allez chez Virgin aujourd'hui ou à la FNAC Champs Elysées. Voez ce qui se passe et qui passe dans les centaines d'écrans à Plasma. Comparez le niveau de ces choses-là (on ne sait comment les nommer) avec le ridicule petit réduit ou est confiné le "classique". Mais après tout, du temps de Molière, les pièces de niveau elevé étaient réservées à une élite, le peuple se contentait de farces et de jeux point supérieurs à ceux que nous déverse Matrix... La technologie et le bruit en moins, cependant.
Saturday, 24 March 2007
Le Ring de Richard Wagner raconté par Robert Wilson
et par Cristoph Eischenbach
La Tétralogie de l'anneau du Nibelung, (Der Ring des Nibelungen) appelée communément Le Ring, est certainement l'oeuvre dramatique la plus complexe qui ait été créée, non seulement par ses dimensions, supérieures à la plus ambitieuse production de Hollywood qui s'en inspire (Starwars) mais par une complexité jusqu'ici inconnue et qui se manifeste à tous les niveaux de lecture de la partition : le microcosme aussi fin et détaillé qu'un livre d'heures médiéval, le macrocosme, digne par son ampleur de la Chapelle Sixtine. Ce qui frappe dans cet immense édifice, est la cohérence non seulement de chaque niveau mais aussi des niveaux entre eux qui forment un contrepoint de sons, d'images, et de mots, d'une extrême subtilité.
Continuer à lire "Notes sur le Ring de Bob Wilson"
Friday, 23 March 2007
Histoire d'un sauvetage : l'enregistrement du Ring par Bob Wilson et Christoph Eschenbach.
Je viens de recevoir l'enregistrement du dernier Ring représenté au Theâtre du Châtelet à Paris. 11 DVD tirés à quatre exemplaires, donc rigoureusement confidentiels, fixent pour la postérité une des visions les plus originales de ce drame musical, impossible à monter conformément aux intentions du compositeur.
Cette production offre matière à réflexion, sur la désinformation dont est victime l'oeuvre dramatique la plus ambitieuse de tous les temps : quinze heures de spectacle d'une densité inouïe et faisant appel à toutes les ressources multimédia disponibles... et à celles encore à inventer.
Parmi l'immense majorité des mises en scène contemporaines du chef d'oeuvre de Richard Wagner, celle de Bob Wilson est l'une des plus audacieuses, déroutant même les spectateurs habitués aux outrances de Lenhoff à Munich ou de Kupfer à Bayreuth. C'est que la conception de Wilson semble - est -aux antipodes de la logique interne de l'oeuvre. Elle est statique, s'inspirant du Nô japonais, réduisant les personnage à des figures stéréotypées de tarot.
Ceux qui connaissent ma répugnance pour la déformation des oeuvres d'art, que j'apparente à la désinformation du public lorsqu'elle devient le culturellement correct, se sont étonnés de l'enthousiasme dont j'ai fait preuve pendant les répétitions et les représentations. J'espère que mes explications dissiperont ce paradoxe. Je me réfèrerai pour l'illustrer à une création presque contemporaine, le Tristan de Bill Viola, donné à l'Opéra Bastille, et accueilli avec le même scepticisme de la part des wagnériens.
L'attention du public est constamment attirée par l'écran géant qui occupe la plus grande partie de l'écran. La scène "réelle" mise en scène par le plus iconoclaste des metteurs en scène : Peter Sellars, est aussi statique et japonisante que celle de Wilson, laissant libre champ à la fantasmagorie virtuelle.
Or les images de Viola forment un contrepoint parfois dissonant avec le texte et les indications scéniques. Pendant le duo d'amour, Isolde allume des bougies dans une sorte d'oratoire. On assiste à des rites initiatiques étrangers à l'esprit apparent de l'oeuvre.
Pourtant, cette représentation, dirigée avec ferveur par Valery Gergiev, a été l'expérience la plus bouleversante que j'ai jamais vécue à l'Opéra, avec le Ring du centenaire. Pourquoi un tel enthousiasme pour une interprétation "désinformée"? C'est tout
simplement que les "bruits" introduits pas le plus grand des vidéastes, sont de la qualité plastique la plus élevée. Le Tristan Project est sans doute le chef d'oeuvre de l'artiste. Cinq heures de création plastique ininterrompue, est une performance dépassant les cadres du genre. C'est donc en amateur de l'Art plastique de notre époque que j'ai accueilli l'oeuvre et non en tant que wagnérien ou amateur d'opéras. Le Tristan de Viola est une oeuvre d'un genre nouveau, issue de la conjonction d'une installation grandiose et émouvante et d'un accompagnement musical qui lui donne vie et qui l'a inspirée. La relation entre image vidéo et drame wagnerien, n'est pas de l'ordre de la dénotation explicite, mais de la connotation, de la réverbération. Autant les critiques musicaux peuvent critiquer le Tristan de Wagner accompagné des images de Viola, autant les amateurs d'Art Contemporain sont fondés à adhérer sans réserve à l'installation de Viola accompagnée par la musique de Wagner et commentant librement ses résonances les plus précieuses.
C'est dans cette optique qu'il faut à mon sens apprécier le Ring de Wilson, accompagné par la musique de Wagner, avec la différence que les images wilsoniennes sont abstraites et plus proches du minimalisme abstrait que de l'imagerie ésotérique de Viola.
Continuer à lire "Le Ring de Wagner vu par Wilson. L'enregistrement privé."
Thursday, 22 March 2007
*** La confusion des sentiments
Une analyse des Quatre Ballades Op 10 de Johannes Brahms.
Extraite de L'Entretien, postface au Chant de Hellewijn, série Contes et légendes. Accompagnée de nouveaux commentaires sur les interprétations désinformantes.
Voici les paroles de la première ballade Op.10 de Brahms superposées, tant bien que mal, à la musique correspondante.
On remarquera ci-dessus l'asymétrie des nuances. Mesure 7 on note un diminuendo absent de la mesure 17. Afin de bien faire ressortir le contraste entre mère et fils Brahms n'a mis qu'un seul sostenuto. La plus grande sobriété technique doit donc être respectée sous peine de tomber dans le mélo des rubati perpetuels. L'expression ne réside pas dans ces maniérismes rythmiques mais dans le respect des nuances très sensibles, du p au pp et des diminuendo imperceptibles qui donnent vie à ces tressaillements de l'âme. Est-il utile de préciser que Katchen admirable de sonorités et de nuances, tombe dans le piège rythmique. Quant à Arturo Benedetti Michelangeli dans son DVD, il semble incapable de contrôler ses pianissimi, ce concentrant non dans l'esprit de l'oeuvre, mais sur l'obtention de la sonorité la plus flatteuse possible. Au moins Katchen exprime parfaitement l'atmosphère troublée de ces pièces étranges, et leur mystère, alors que Michelangeli passe à côté. Quant à Glenn Gould, qui avoue n'avoir jamais entendu des ballades Op10 et les avoir expédiées en un mois à raison de une heure par jour de travail, le mystère reste entier : pourquoi les enregistrer, pourquoi les éditer... et pourquoi les écouter? Lorsqu'on n'aime par une oeuvre, on s'abstient.
L'interprétation ci-dessus, est évidemment subjective. Brahms n'a laissé aucun commentaire permettant de la confirmer. Elle me paraît cependant être étayée par l'unité organique de ces quatre pièces, qui prouve la continuité des états d'âme, dans le prolongement de la première qui nous donne une espèce de pierre de rosette qui permet de décoder les suivantes. Est-il besoin de souligner que les soufflets de la mesure 5, caractéristiques de la sehnsucht chez Brahms, véritables soupirs exprimant une nostalgie presque insoutenable, sont purement ignorés dans les trois interprétations citées?
Les notations ci-dessus font référence au Chant de Hellewyijn dans Contes et Légendes. D'ailleurs ces planches explicatives
sont tirées de L'Entretien. ***
Ce que j'ai nommé "chant de brouillard", est un des passages les plus mystérieux de l'histoire du piano, et célébré comme tel par les critiques. Une des caractéristiques de cette œuvre étrange, indépendamment de l'interférence des croches et des triolets, est la nuance piano et pianissimo, voire plus doux encore que pianissimo, de toute la ballade, et en particulier dans le chant de brouillard : "avec un sentiment très intime, sans trop marquer la mélodie" (indications du compositeur). En effet trop faire ressortir le chant sur le fond des harmonies stagnantes, conduirait à abandonner le pp ou à rendre inaudibles les battements interférants de croches et de triolets. Par ailleurs, psychologiquement, la mélodie doit sembler comme voilée, baignée dans une brume mystérieuse, comme un fantôme. Ces indications doivent être interprétées avec la plus grande enmpathie. Le pianiste doit oublier le piano. Dans un état zen, il doit sentir l'évocation musicale surgir sous ses doigts, sans qu'il intervienne. Le sentiment ne vient pas de l'oreille, mais de la sensation tactile de la pulpe des doigts en contact direct avec les régions les plus troubles de notre inconscient.
Est-il besoin de rappeler une fois de plus, qu'en dépit de ses grimaces de cabotin inspiré, Michelangeli est bien incapable de transmettre ce sentiment très intime? C'est que tout est pris à rebours, la mélodie est jouée lourdement, avec des sonorités pleines et charnues, et bien entendu dans un mezzo forte frôlant le forte. Mais comment le lui reprocher? Le public aime ça, et si les indications du compositeur se prêtent à une écoute dans l'intimité, comme celle du salon de Schumann où le jeune homme blond les interpréta devant ses hôtes émerveillés, en revanche, elles se perdraient peut-être dans une grande salle de concert. Par ailleurs, il est incontestable que la mélodie est plus facile à saisir, ainsi soulignée.
Quoi qu'il en soit, voici un cas exemplaire de désinformation musicale. La lettre est trahie car elle révèle une conception de la musique, et un ressenti intérieur, totalement étrangers à la sensibilité d'un public contemporain. Il faut donc l'aménager, la déformer, supprimer des messages, afin de la rendre comestible. Comme toute désinformation, celle-ci est souterraine, car le public est hors d'état de vérifier la fidélité à la partition, ne connaissant, au mieux, les ballades que par des enregistrements, les pianistes professionnels jugeant la performance de Michelangeli sur des critères purement techniques : correction du jeu (pas de fausses notes) contrôle des sonorités, autorité dans l'interprétation. Et puis n'oublions pas le rôle de l'aura dont est environné le célèbre pianiste italien, sa réputation de rigueur maniaque, de virtuosité sans faille, ses caprices de diva. Qui oserait suggérer qu'il falsifie une partition et qu'il trahit lettre et esprit, sans complexe?
Continuer à lire "Les quatre ballades Op 10 de Brahms"
Saturday, 3 March 2007
L'analyse de la Sonate Op. 111. Pièges et désinformation.
Cet article est destiné à compléter l'excellente déscription de la Sonate Op.111 de Beethoven, dans Wikipedia. Elle explore, ce qui est le propos du blog, les décalages flagrants entre la source (ici le manuscrit original, d'ailleurs respecté dans les éditions contemporaines, dites Urtext) et les interprétations. L'édition qui a servi de référence est celle d'Arthur Schanbel chez Curci à Milan. On se demande pourquoi de célèbres pianistes ont cru bon de substituer leur vision personnelle de l'oeuvre à la volonté clairement exprimée de l'auteur. La réponse à cette question dépasse donc la simple analyse de l'oeuvre. Dès à présent, pour épargner au non spécialiste, les détails souvent très techniques de notre investigation, tirons tout de suite des éléments de réponse.
1° . La divergence avec l'original est purement accidentelle : mauvaises éditions, oubli, routine, mimétisme par rapport aux autres interprétations. Il s'agit alors non pas d'une désinformation (qui obéit à une intention non avouée), mais d'une simple erreur. C'est le cas de certaines versions qui omettent une mesure lors de la reprise du 1er mouvement. Cependant ce n'est pas le cas de Georges Pludermacher, un des plus scrupuleux et talentueux interprètes, qui me déclarait "qu'il l'entendait ainsi".
2° . Nous touchons à la cause majeure des déformations : le sentiment intérieur du pianiste, la conception qu'il se fait de la sonate. Quelquefois, la vision est tellement magistrale, qu'on ne resiste pas à sa force d'évidence. Lorsque Backhaus interprète l'Op. 111, son autorité est telle qu'on croirait entendre Beethoven lui même au piano. Une telle passion, un tel naturel, emportent toute critique de détail. Cela explique sans doute, la réputation de sérieux un peu scolaire que Backhaus a pu susciter par rapport à Kempff, alors que ce dernier est beaucoup plus respectueux de la partition. Des deux, c'est Backhaus le plus subjectif, le plus passionné.
On peut justifier cette position, en se souvenant que Beethoven était sourd, et qu'il avait dit à MArie Bigot, à propos de l'Appassionata, qu'elle la jouait mieux que ce qu'il avait composé. Il est permis de penser, que le maître de Bonn aurait approuvé l'exécution de Backhaus, et qu'en l'entendant, il aurait apporté des retouches à la partition. Mais ceci est purement conjecturel.
3°) Il est cependant un cas où cette position est indéfendable : c'est lorsque la déviation, loin d'être une simple licence, qui ne dérangerait que les puristes, porte atteinte à la structure et à la cohérence de l'oeuvre. Ou encore, lorsqu'elle supprime des détails (pertes d'information) et ajoute un maniérisme qui en altère la compréhension (bruits et distorsions).
4°) On peut parler de désinformation au sens technique du terme, lorsque l'intention est patente, et obéit à une stratégie préméditée de conquête du public ou des critiques. C'est le plus fréquent des cas. On remarque en effet que les déviations vont toujours dans un sens unique : la banalisation, la suppression de tout ce qui peut déranger un public conservateur, notamment des contretemps rythmiques, des dissonances brutales, des accents placés là où on ne les attend pas. On peut ajouter à cela, l'escamotage des voix moyennes, la simplification des nuances et des variations de tempi.
Nous venons d'énumérer les pertes d'information, mais on peut également mentionner les bruits, où l'artiste ajoute des notations de son cru (Glenn Gould est un exemple de maniériste). Vladimir Horowitz, fait ainsi ressortir une polyphonie extraordinaire, toute une palette de nuances, des accents surprenants, qui ne sont pas tous dans la partition. Quelquefois, ces effets enrichissent l'oeuvre, quelquefois il la trahissent, toujours ils séduisent et fascinent.
5°) Il faut se garder de l'obsession de la trahison musicale. La plupart des oeuvres sont parfaitement exécutées et d'ailleurs ne diffèrent que par des détails minimes qui font les délices des mélomanes et des critiques, pour qui la musique réside dans la délectation des comparaisons. Des sonates comme la Waldstein, des symphonies comme la Pastorale ne posent pas de problèmes de compréhension pour le professionnel et même pour le grand public averti. Il en est tout autrement pour des oeuvres d'une grande complexité, qui font éclater les cadres conventionnels par leut subjectivité, ou par leur originalité. La Sonate Op 106 est un exemple d'oeuvre injouable (Notamment les dernières mesures sont purement conceptuelles et bien qu'Arthur Schnabel indique la manière de les interpréter, il en est parfaitement incapable dans ses enregistrements, comme d'ailleurs tous ses collègues, à ma connaissance du moins). Dans la Sonate Op 111, on a au moins un cas de musique non seulement injouable, mais inconcevable : ce sont les mesures notées (a) dans l'édition commentée d'Arthur Schnabel. L'artiste écrit : La division entre groupes de longueur variable sont conformes au manuscrit ! (Point d'exclamation de l'artiste).
Le but de cette analyse et de faire ressortir ces différentes déviations et d'en discuter, la nature, le sens et la portée. Elle nous amènera à approfondir notre décodage de l'oeuvre et de nous approcher du coeur de la création.
Continuer à lire "Sonate op. 111 de Beethoven"
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