L'analyse de la Sonate Op. 111. Pièges et désinformation.
Cet article est destiné à compléter l'excellente déscription de la Sonate Op.111 de Beethoven, dans Wikipedia. Elle explore, ce qui est le propos du blog, les décalages flagrants entre la source (ici le manuscrit original, d'ailleurs respecté dans les éditions contemporaines, dites Urtext) et les interprétations. L'édition qui a servi de référence est celle d'Arthur Schanbel chez Curci à Milan. On se demande pourquoi de célèbres pianistes ont cru bon de substituer leur vision personnelle de l'oeuvre à la volonté clairement exprimée de l'auteur. La réponse à cette question dépasse donc la simple analyse de l'oeuvre. Dès à présent, pour épargner au non spécialiste, les détails souvent très techniques de notre investigation, tirons tout de suite des éléments de réponse.
1° . La divergence avec l'original est purement accidentelle : mauvaises éditions, oubli, routine, mimétisme par rapport aux autres interprétations. Il s'agit alors non pas d'une désinformation (qui obéit à une intention non avouée), mais d'une simple erreur. C'est le cas de certaines versions qui omettent une mesure lors de la reprise du 1er mouvement. Cependant ce n'est pas le cas de Georges Pludermacher, un des plus scrupuleux et talentueux interprètes, qui me déclarait "qu'il l'entendait ainsi".
2° . Nous touchons à la cause majeure des déformations : le sentiment intérieur du pianiste, la conception qu'il se fait de la sonate. Quelquefois, la vision est tellement magistrale, qu'on ne resiste pas à sa force d'évidence. Lorsque Backhaus interprète l'Op. 111, son autorité est telle qu'on croirait entendre Beethoven lui même au piano. Une telle passion, un tel naturel, emportent toute critique de détail. Cela explique sans doute, la réputation de sérieux un peu scolaire que Backhaus a pu susciter par rapport à Kempff, alors que ce dernier est beaucoup plus respectueux de la partition. Des deux, c'est Backhaus le plus subjectif, le plus passionné.
On peut justifier cette position, en se souvenant que Beethoven était sourd, et qu'il avait dit à MArie Bigot, à propos de l'Appassionata, qu'elle la jouait mieux que ce qu'il avait composé. Il est permis de penser, que le maître de Bonn aurait approuvé l'exécution de Backhaus, et qu'en l'entendant, il aurait apporté des retouches à la partition. Mais ceci est purement conjecturel.
3°) Il est cependant un cas où cette position est indéfendable : c'est lorsque la déviation, loin d'être une simple licence, qui ne dérangerait que les puristes, porte atteinte à la structure et à la cohérence de l'oeuvre. Ou encore, lorsqu'elle supprime des détails (pertes d'information) et ajoute un maniérisme qui en altère la compréhension (bruits et distorsions).
4°) On peut parler de désinformation au sens technique du terme, lorsque l'intention est patente, et obéit à une stratégie préméditée de conquête du public ou des critiques. C'est le plus fréquent des cas. On remarque en effet que les déviations vont toujours dans un sens unique : la banalisation, la suppression de tout ce qui peut déranger un public conservateur, notamment des contretemps rythmiques, des dissonances brutales, des accents placés là où on ne les attend pas. On peut ajouter à cela, l'escamotage des voix moyennes, la simplification des nuances et des variations de tempi.
Nous venons d'énumérer les pertes d'information, mais on peut également mentionner les bruits, où l'artiste ajoute des notations de son cru (Glenn Gould est un exemple de maniériste). Vladimir Horowitz, fait ainsi ressortir une polyphonie extraordinaire, toute une palette de nuances, des accents surprenants, qui ne sont pas tous dans la partition. Quelquefois, ces effets enrichissent l'oeuvre, quelquefois il la trahissent, toujours ils séduisent et fascinent.
5°) Il faut se garder de l'obsession de la trahison musicale. La plupart des oeuvres sont parfaitement exécutées et d'ailleurs ne diffèrent que par des détails minimes qui font les délices des mélomanes et des critiques, pour qui la musique réside dans la délectation des comparaisons. Des sonates comme la Waldstein, des symphonies comme la Pastorale ne posent pas de problèmes de compréhension pour le professionnel et même pour le grand public averti. Il en est tout autrement pour des oeuvres d'une grande complexité, qui font éclater les cadres conventionnels par leut subjectivité, ou par leur originalité. La Sonate Op 106 est un exemple d'oeuvre injouable (Notamment les dernières mesures sont purement conceptuelles et bien qu'Arthur Schnabel indique la manière de les interpréter, il en est parfaitement incapable dans ses enregistrements, comme d'ailleurs tous ses collègues, à ma connaissance du moins). Dans la Sonate Op 111, on a au moins un cas de musique non seulement injouable, mais inconcevable : ce sont les mesures notées (a) dans l'édition commentée d'Arthur Schnabel. L'artiste écrit : La division entre groupes de longueur variable sont conformes au manuscrit ! (Point d'exclamation de l'artiste).
Le but de cette analyse et de faire ressortir ces différentes déviations et d'en discuter, la nature, le sens et la portée. Elle nous amènera à approfondir notre décodage de l'oeuvre et de nous approcher du coeur de la création.
Un complément à l'article de Wikipedia
LA SONATE op. 111 de Beethoven.
Le premier mouvement.
L'introduction
Il est introduit par un maestoso violent, en rythme pointés et en octaves brisées. Ce geste de révolte doit être exécuté sans rubati, ce qui est particulièrement difficile. Notamment les accords x, y et z doivent être exécutés en rythme ce qui suppose un débit de 12 notes par seconde et accroît l'impression de brutalité. Or, la grande majorité des pianistes, Wilhelm Backhaus inclus, ralentissent la montée de quadruples croches qui précèdent z sans doute dans un but de clarté et pour souligner l'élan dramatique qui mène au f. Le resultat en est l'irregularité rythmique : l'intervalle x-y est plus court que l'intervalle y-z. L'expression de sécheresse et de brutalité s'en trouvent atténués. Il n'est pas sûr que les mélomanes supporteraient la version originale. Dominique pense que l'intervalle y-z peut comporter une respiration en plus de l'intervalle x-y. Mais la note z tombe sur le troisième temps. Jouer les dix quadruples croches au ralenti reviendrait à ajouter un temps supplémentaire. On doit admettre que se sont des notes de passages qui mordent sur le demi-soupir qui précède le troisième temps. Mais il est concevable en effet de considérer le ralentissement comme une respiration.
Du point de vue expressif, les codons sont très marqués. (Les codons sont des cellules musicales minimales, chargée d'une expression forgée par la pratique et la convention de l'époque). Citons les principaux :
- La septième diminuée, dont Beethoven disait qu'avec peu de moyens on pouvait en tirer des effets dramatiques terrifiants. Et c'est le cas ici. C'est le codon du drame.
- Le rythme dactylique - _ typiquement masculin. Dactyles et iambes confèrent à l'introduction un caractère funèbre et agressif.
- Les accords brisés et les intervalles étendus. Ils expriment la sauvagerie.
- L'évitement de la tonique T. Les phrases musicales éludent tout repos, et sont basées sur l'interrogation T - sM. (I - II). La réponse surgira, péremptoire à la suite du trémolo crescendo parti des extrêmes basses pour déboucher sur la cellule initiale du premier thème : T.
Introduction
x y z
Le premier thème
Comme celui de la Neuvième Symphonie, il est composé de plusieurs cellules qui seront développées et variées séparément et chargées d'une expression très différenciée.
a est la simple tonique dramatisée par le terrifiant crescendo qui fait anacrouse. La tonique, comme on l'a vu constitue ici à la réponse de l'introduction qui en prépare l'entrée par des évitements constants. Notons que cette cellule a servi de base à L'apprenti sorcier de Paul Dukas et conclut brutalement le poème symphonique. Le rythme est fortement masculin (Yang), l'accent étant porté sur la dernière note.
a-b : la tonique, dernière note de a est la première d'une séquence remarquable : T - M - S (tonique-médiante- sensible ou encore I - III- VII). Les trois spondées funèbres, - - - se terminent par l'accentuation de la sensible, qui se trouve être un si, le codon sinistre, de Bach à Berg. C'est le si qui fait irruption vers la fin du scherzo de l'op.106, choquant et inattendu dans la tonalité ambiante de si b majeur. Son rythme est une suite spondées obsessionnelles : - - - - .
Les trois notes TMS ont une signification remarquable chez Bach comme chez Beethoven. Le dernier Quatuor Op. 135 de Beethoven (la décision difficilement prise) l'énonce dans un rythme féminin de trochée : T - M - S. Elle correspond aux mots muss es sein? Est-ce que cela doit être (ainsi)? Wagner dans le Ring, le plus riche répertoire de codons de l'histoire de la musique, l'utilise sus la forme T - S - M ou T - S - sM et, appelée le leitmotiv du destin, elle apparaît chaque fois qu'une question cruciale se pose, appelant un dénouement. La cellule b apparaît seule et répétée ff en octaves dans le développement ou elle est investie d'une urgence encore plus marquée que dans l'exposition.
a - b - c. La troisième cellule c vient conclure le groupe précédent et constitue un renversement de a. Le squelette en est VI-V-IV -III-II-I, complétant ainsi le premier tetracorde a : V-VI-VII-I. Cette gamme mineure descendante est troublée par un ornement d qui en accentue le caractère dépressif.
a - b - c - d . Le thème est au complet et quatre codons se succèdent, formant un petit drame miniature. Affirmation brutale, destin, abandon, dépression et résignation, si l'on se réfère aux codes de la musique expressive occidentale, qui atteignent leur extrême expressivité chez Beethoven et serviront de bréviaire à Wagner.
1er Thème a a b a.b;;;;;;;;;;;;;;; c;;;;;;;;;;;;;;;d
La séquence c -d répétée deux fois, se développe dans la mesure suivante.
c d amplification de d
L'amplification de d peut être, bien entendu, considérée comme une variation diminuée de c comme le montre sa ligne descendante ou comme une rosalie descendante de quatre cellules d. d prend alors son élan et amorce une montée qui va conduire à la rosalie ascendante. Rappelons qu'une rosalie est un procédé de variation un peu mécanique qui consiste a répéter plusieurs fois une figure musicale, chaque fois un ton au dessus (ou au dessous). Les étudiants du siècle dernier ont tous travaillé les rosalies de Hanon, veritables scies musicales. Il est important de noter que les rosalies ont une très mauvaise réputation à cause de leur prédictabilité, mais elles n'en sont pas moins employées à cause précisément de ce manque d'originalité, qui facilite l'apprehension de la musique par le grand public.
rosalie ascendante sur d
C'est ici que se situe une désinformation incompréhensible qui affecte presque toutes les exécutions de ce passage. Si l'on lit les notes ci-dessous en négligeant les indications dynamiques de Beethoven, on tombe sur une rosalie particulièrement banale, consistant en trois notes descendantes répétées à l'identique sept fois.
rosalie ascendante sur d à contretemps chute conclusive
C'est la raison pour laquelle le compositeur a pris soin de rompre la monotonie de cette ascension en brisant la figure de rosalie par des sf placés chaque fois sur des notes différentes de la séquence de trois notes descendantes 321, regroupée quatre par quatre, ce qu donne au lieu de 321 321 321 321 321 321 321, parfaitement fastidieux, 1321 3213 2132 1321 3213 ce qui est beaucoup plus original et qui de plus permet à la ligne descendante qui suit de "tomber juste" sur le premier temps de la mesure suivante.
A quoi est due cette aberration? Sur le manuscrit autographe, Beethoven, s'est donné la peine de noter avec application tous les sf choquants? On ne peut dire qu'il s'agit d'une erreur de lecture, toutes les éditions soulignant les indications originales. Ce n'est pas non plus un oubli ni une interprétation personnelle de l'artiste : pratiquement tous les pianistes unifient le discours vers la banalisation. Une seule explication se présente : la peur de décevoir un public de mélomanes et des critiques musicaux, qui faute de lire la partition, jugent à l'oreille, se basant non sur le manuscrit mais sur les interprétations classiques de maîtres prestigieux. Nous avons remarqué le même phénomène de banalisation dans l'exécution des sonates de Mozart. On le retrouvera aussi dans les mesures finales de la Sonate Op.106 de Beethoven, qui se joue non pas 231 231 231 231 231 231 mais, comme le note Schnabel : 2312 3123 2312 etc. Mais lui-même ne parvient pas à suivre les indications originales. Mais la raison en est différente : indépendamment du fait que cette conclusion ajoute des perturbations rythmiques à un morceau presque inécoutable pour le profane, et surtout pour le mélomane (cf, la critique de Guy Sacre) elle est tout simplement ... presque injouable! Beethoven ne se souciait manifestement pas du bruit que faisait son oeuvre!.
Le deuxième thème
Conformément à la dialectique de la forme sonate, tout oppose le deuxième et le premier thème, formellement et psychologiquement. mineur, ff, masculin (iambe), pour celui-ci, majeur, p à pp, féminin (trochée) , pour celui-là. Le plan tonal est également respecté, le 2ème thème est en la b majeur, relatif de la sous-dominante du thème principal. Seul point commun : la ligne descendante dépressive. La tentation d'accentuer le contraste en jouant le deuxième thème plus lentement (ce que propose Schnabel) ou rubato, est irresistible. Backhaus ne tombe pas dans le piège.
2ème thème
La conclusion du premier mouvement
Elle survient à la suite d'une suite d'accords rageurs et brutaux modulant de do mineur à fa mineur. Elle présente de serieux problèmes d'interprétation à cause de l'interférence de plusieurs codons. A la partie supérieure s'affrime progressivement le deuxième thème en fa mineur alors qu'à la basse un grondement sourd rappelle vaguement d. la partie médiane que d'après Schnabel il faut bien faire ressortir, est une marche funèbre. La conclusion en fa mineur présente les deux premières cellules du thème du 2ème mouvement, soudain brisées par une spondée - - deux accords de septième diminuée qui sonnent comme une fin de partie et se résolvent en un brouillard sonore en do majeur, accord de dominante de fa mineur et accord de tonique de do majeur, la tonalité du mouvement suivant.
Conclusion du 1er Mouvement. Cinquième mesure de l'exemple : à la portée supérieure apparaît le thème du 2e Mvt, à la portée inférieure, le 1er th. est progressivement liquidé.
Dans les doubles croches fluides de la main gauche, se dissimule la cellule a surmontée par le thème du mouvement suivant. (Deuxième ligne de notre exemple).
Afin de faire ressortir le contrepoint, Beethoven suspend la pédale, pour ne la rétablir que dans les dernières mesures, où elle favorise la réverbération de l'Accord de do majeur qui semble sortir d'un brouillard sonore.
Le deuxième mouvement
On a tout dit sur le contraste entre les deux mouvements, et on n'y reviendra pas ici. On fera simplement remarquer qu'il s'inscrit dans la dialectique propre à la forme sonate. Mais au lieu d'opposer le premier thème au second thème, ce sont les mouvements eux -mêmes qui s'opposent. Ainsi on peut considérer que le premier mouvement est à prédominance en do mineur, la tonalité tragique, masculin (iambes), rapide, dynamique, affirmatif, et plein de contrastes violents. Le second mouvement est au contraire en do majeur, la tonalité de la pureté et de la simplicité, féminin (trochée), statique, distant et comme planant. De même qu'il n'y a que deux thèmes Yang et Yin dans la forme sonate, (et c'est le cas du premier mouvement), il ne peut y avoir que deux mouvements dans la sonate toute entière : Yang et Yin respectivement. L'opposition est également tonale (1er Mvt: mode mineur déterminant, mode majeur accessoire, 2eme Mvt. mode majeur déterminant, mode mineur accessoire), ou formelle (forme sonate, dialectique, dans le 1er Mvt, forme thème et variations, statique et harmoniquement stable, dans le 2d Mvt.
Dans l'exemple ci-dessous, on constate que la durée de chaque mesure est constante, le thème restant aussi immuable qu'une passacaille cachée, alors que les valeurs de l'accompagnement sont progressivement accélérées, (structure de surface). La constance du thème est démontrée par sa dernière apparition. Il est clair qu'on doit le jouer dans le même tempo qu'au début.
C'est alors que se présente le premier problème insoluble de ce mouvement : quel tempo? L'ambiguïté commence par le titre : adagio molto semplice e cantabile. La différence tient à une virgule. Si on la place au début, nous obtenons : adagio, molto semplice e cantabile, si on la décale : adagio molto, semplice e cantabile.
Dans la plupart des cas, le tempo change sans altérer profondément le sens de la musique. Seuls s'y interessent certains critiques de disques passionnés qui se délectent des trente cinq secondes de différence entre la sixième mouture de la Neuvième par Fürtwängler et celle de la veille. Mais dans l'exemple que nous analysons, l'effet est structurel et affecte le sens de l'oeuvre.
Trois options s'offrent à l'interprète :
1. On joue le thème très lentement, presque largo : adagio molto. La mesure inhabituelle à neuf temps semble confirmer cette lescture analytique. Cela entraîne un certain nombre de conséquences. La ligne d'ensemble disparait au profit des sonorités et de la charge expressive de chaque note. Afin de maintenir la tension... et l'attention de l'auditeur, on est amené invariablement à raffiner le toucher, et à confier à un rubato la tâche difficile d'exprimer le contenu émotionnel. Ainsi, d'Arthur Schnabel à Claudio Arrau, on vise le sublime par la concentration sur chaque accord. Cette subtilité, qui frise le maniérisme chez bien des pianistes, contredit la mention semplice et trahit l'effort. La caractère de la pièce est presque zen, il correspond à l'idée que le public se fait des adagios du maître de Bonn. Non pas les divines longueurs de Schubert, mais les profondeurs insondables de l'âme humaine.
Une autre conséquence, est le retentissement de cette lenteur sur les variations. La première détaille la main gauche et se traîne quelque peu, la seconde perd son caractère syncopé, mais est fidèle à la mention "dolce", mais c'est à partir de la troisième que les choses se gâtent. Au ralenti, les triples croches sont audibles et perdent leur dynamique entraînante. Pis encore, le brouillard sonore qui porte le thème, se transforme en une broderie virtuose, laissant entendre chaque détail. Les pianistes reconnus pour leur sonorité, en profitent pour montrer leur art du trille et du ppp dans la variation finale du thème.
2. On joue le thème adagio molto, mais pour éviter les pièges que l'on vient de signaler, on modifie le tempo d'une variation à l'autre. C'est ainsi que l'édition de Schnabel propose des notations métronomiques constamment variables. Le deuxième mouvement devient ainsi une suite de pièces de caractère, au détriment de la cohérence d'ensemble. Par ailleurs les modifications de tempi sont arbitraires et dépendent de la sensibilité de l'artiste, soucieux d'obtenir le meilleur rendu sonore pour chaque variation.
3. On joue le thème adagio, molto semplice e cantabile. Le molto s'applique à semplice e cantabile et non à adagio. L'emphase est placée non sur la lenteur mais sur la simplicité et le caractère chantant. Le doute n'est alors plus permis. La ligne d'ensemble s'anime, prend une valeur d'évidence, tous peuvent la chanter mentalement et marquer la mesure avec la main. La charge de l'expression ne repose plus sur le raffinement des sonorités de chaque accord, ni sur un rubato, mais sur les variations dynamiques notées par Beethoven et qui modulent subtilement le cantabile sans porter atteinte à la simplicité ni à l'unité générale.
Une conséquence importante de cette option, est le rythme dansant conféré dès la première variation. Celle-ci prend des allures de valse, les deux suivantes, de swing, et de jazz, ce qui n'est pas sans effaroucher les mélomanes et les critiques. Dans l'article de Wikipedia, auquel celui-ci se réfère, des participants à la rédaction ont fustigé l'utilisation du terme "swinguer". Mais à ce tempo, il correspond à la réalité: irresistiblement, l'auditeur bat la mesure! Et que l'on ne nous objecte pas que ces rythmes pointés se trouvent chez Haendel et ches Bach! Il n'y a rien de commun entre le caractère solennel des ouvertures à la française et le caractère violemment perturbant et contemporain des trois variations.
Même transformation en ce qui concerne les variations ou développements suivants. Les triples croches de l'accompagnement se fondent en une sorte de battement d'ailes de libéllules, comme s'il portait en lévitation le thème.
A ce tempo, la dernière variation perd son caractère compassé, emportée par un enthousiasme irréppressible, une joie d'un ordre supérieur, enthousiasme qui mène à l'état proprement zen de la conclusion. L'accompagnement rayonne et se fond avec le trille, soutenant les notes égrénées et désincarnées du thème. Ce dernier, tinte comme des clochettes dans une atmosphère raréfiée, presque abstraite, et toujours chantante.
Le maintien rigoureux du tempo du thème, traversant immuable les transformations de la structure de surface, est particulièrement impressionnant. C'est grâce à lui que l'on atteint cette immobilité hypnotique, ce caractère statique qui contraste si violemment avec l'agitation coléreuse du premier mouvement.
J'ai eu la chance de prendre connaissance de l'opus 111 par l'enregistrement de Wilhelm Backhaus, le seul disponible en France après la guerre. Par la suite je l'entendis plusieurs fois, à Paris où il jouait sur un Gaveau, ou à Montreux, lors d'un de ses derniers concerts. Ce n'est que plus tard, après avoir joué l'oeuvre pendant des années, que je pris connaissances des autres interprétations. Si l'on excepte la magnifique interprétation de Wilhelm Kempff, encore plus fidèle que celle de Backhaus, mais moins "simple", moins synthétique, je fus choqué par les tempi d'autres grands interprètes, que ce soit Claudio Arrau, Benedetti Michelangeli pour ne parler que des plus célèbres. J'étais stupéfait de lire des critiques qui louaient sans réserve les interprétations lentes et fustigeaient celle "scolaire" de Backhaus. Ce dernier fut si indigné par les critiques parisiens, (notamment Clarendon alias Bernard Gavoty) qu'il décida, comme Horowitz, et pour les mêmes raisons, de ne plus se produire sur une scène parisienne.
Je m'interrogeai sur les raisons de cette désinformation persistante. Mais c'est Beethoven qui nous donne la clé avec sa boutade, qui s'applique parfaitement aux mélomanes parisiens et aux critiques qui les influencent : les Anglais n'aiment pas ma musique, mais le bruit qu'elle fait. Or le goût français privélégie deux dimensions de l'oeuvre d'art : l'échelle hédonique (le plaisir de l'oreille), l'échelle esthétique (l'équilibre, l'évitement des excès). Les expressions " la musique est l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille", "le plaisir qu'est-ce que vous en faites," " ce qui est exagéré est insignifiant", "une musique qu'on a besoin de décoder n'est plus de la musique, c'est de la mathématique, la musique doit parler par elle-même" etc. J'ai déjà montré dans mon introduction à la Sonate Hammerklavier Op 106, les excès caricaturaux auxquels cette conception de la musique allemande peuvent mener, aboutissant à la condamnation de cette oeuvre et invitant les auditeurs à l'éviter! La troisième option interprétative de l'Op 111 ne peut que déplaire à ceux qui goûtent, ou mieux, qui dégustent, avec délices, les sonorités subtiles que permet la version très lente.
J'ai eu le privilège d'être initié à la musique par d'authentiques représentants de l'école romantique allemande, et j'en ai retiré l'enseignement que pour eux, le message de l'oeuvre, reposait sur la claire compréhension de l''intention du compositeur. C'est par un effacement humble devant le texte, et par l'indifférence aux réactions du public, réelles ou anticipées, que l'on atteint le coeur de l'oeuvre. Car loin de tuer le sentiment, la passion, le mystère, le respect de la partition leurs permet de s'exprimer pleinement. Et tant pis, si Monsieur Sacre, estime que cela écorche les oreilles et que cela évoque d'étranges fruits poussant dans le désert! Après tout, le logo de mon bloc n'est-il pas le cactus?
Comparaison entre le thème et les trois premières variations. Extrait de Robert Taub op.cité
Ci-dessus on notera la constance du tempo harmonique du thème, par opposition à l'accélération du tempo de surface.
Troisième variation. Rythmes à contre temps.
Voici un des pièges du deuxième mouvement. La tentation est grande de négliger les sf syncopés notés par Beethoven, et qui ne tombent pas naturellement sous les doigts. Même Backhaus a des difficultés pour les faire clairement ressentir. La notation originale renforce le côté "jazz" plus encore que "swing" qui choque tant l'image qu'on se fait du maître de Bonn. A ce propos, la question de savoir si Beethoven était ou non précurseur du Jazz ou ce dernier influencé par Beethoven ,est oiseuse. Tout d'abord, je doute fort que les musiciens de Jazz, de culture populaire, aient beaucoup fréquenté la dernière sonate de Beethoven et même si cela avait été le cas, ils seraient plutôt tombés sur une version "sage". Ensuite, la démarche de Beethoven est singulièrement plus complexe et innovante que celle de la musique populaire. L'artiste est parvenu à ces etonnantes innovations rythmiques, poussé par un génie du développement, l'indifférence de la mode, renforcés par son isolement total. Bien que le caractère "swing", indéniable, n'ait pas de parenté réelle avec le JAzz, ce n'est pas une raison de l'escamoter et de l'attenuer par une pudeur mal placée.
Quatrième variation. Structure fractale. ♦syncopes à la main droite
C G C G C G C G C G C
Au fur et à mesure que l'on progresse dans les transformations on se trouve confronté à des pièges de plus en plus sournois. Celui que nul ne parvient à éviter, est la difficulté de faire ressentir la structure fractale de cette variation. Ce que l'on entend le plus souvent est un murmure indistinct, une sorte de grondement à la main gauche, et le thème brisé, joué comme s'il n'était pas syncopé. Backhaus, toujours en quête de simplicité et d'évidence, escamote le caractère révolutionnaire et abstrait de la variation, se contentant d'énoncer le thème de la manière la plus naturelle et la plus expressive possible, et il y parvient d'une manière convaincante. Mais ce faisant, il escamote la subtilité de l'écriture.
La notion de fractal a été découverte par Mandelbraut qui a constaté que dans certaines formes organiques, comme les cristaux de givre, ou les nervures des feuilles, la microstructure est identique à la macrostructure. C'est ce qu'il nomme une forme fractale. Or si l'on examine l'accompagnement de cette variation, on constate la permanence de la figure [do -sol - do ], (en notation allemande, C-C-C) quel que soit le niveau de lecture. Au niveau le plus fin, le ductus apparaît comme une succession de CGC et de GCG, issue du regroupement trois notes par trois notes, du monotone battement CGCGCG...Ce procédé se retrouve dans la rosalie ascendante de l'expostion du premier mouvement, et nous avons vu le mal qu'ont les pianistes de le mettre en valeur. Dans le cas de cette variation, la tâche devient presque impossible. Si au lieu de lire les triples croches, on ne prend en considération que les groupes de neuf doubles croches, on retrouve la même séquence CGC, et il en est de même à un niveau plus élevé : chaque mesure fait alterner les CGC. On ne peut faire ressentir cette structure à l'auditeur qu'à condition de jouer sans pédale, et énoncer la main gauche avec le plus de clarté possible ainsi que le recommande Arthur Schnabel (Pas trop lié, un peu léger, toujours tranquille et distinct). L'avantage de faire ressortir la structure en marquant légèrement le temps fort de chaque groupe, est non seulement de faire entendre clairement le CGC, GCG, mais de mettre en évidence le caractère syncopé de la main droite, qui vient accentuer l'impression angoissante des secondes mineures descendantes par un halètement oppressant. Dans le retour de la variation en mode mineur, le CGC se transforme en un battement funèbre d'octaves, et le thème devient encore plus plaintif, on est à la limite du supportable.
Cinquième variation (alternant avec la quatrième).
L'annotation (a) est d'Arthur Schnabel et indique les passages incompréhensibles.
Il est convenu d'englober les variations quatre et cinq sous la dénomination globale de quatrième variation. Cela me semble contestable, car cela laisserait en tendre, et on l'écrit souvent, que la cinquième variation n'est qu'une simple variante de la quatrième, les triolets de triples croches passant à la partie supérieure, le thème à la partie inférieure. Or ceci est radicalement faux. L'accompagnement de la quatrième, ne se retrouve guère dans la suivante, bien au contraire, le battement de quintes et d'octaves, se transforme en un ductus d'une extrême complexité, aussi irregulier que le battement de la main gauche était monotone. De même le thème à la main droite dans la quatrième variation ne se retrouve nullement dans la main gauche, qui supprime toute allusion mélodique ou thématique, se contentant de soutenir les figures de la main droite par une répétition obsédante de la même note.
Il est donc plus raisonnable de considérer le passage comme l'interprétation de deux variations de caractère opposé, l'une plainte syncopée sur un battement immobile, l'autre, liquefaction de la plainte, toujours dans le régistre aigu, soutenu pas un accompagnement tout aussi statique.
Mais ces considérations sont purement formelles et ne se traduisent par aucune conséquence auditive. Tout autre est l'exemple signalé ci-dessus. Si l'on peut avec maints critiques parisiens reprocher à Beethoven de privilégier une structure logique par rapport l'intelligibilité sonore, ce que l'on constate dans la quatrième variation, en revanche, cette dernière nous échappe même à la lecture! On décroche. On a déjà relevé l'ahurissement de Schnabel, se traduisant par un point d'exclamation, devant la répartition irregulière des triolets de doubles croches à la fin de la cinquième variation. Pourtant Beethoven l'a bien noté, et s'il était sourd, il n'était pas aveugle! Nous avons signalé la même stupefaction de l'éditeur devant le mystère des indications de Mozart à la fin du premier mouvement de K330. Comment faire ressortir une irregularité dans les regroupements de triolets, alors qu'on doit maintenir une ligne constante. Il n'est même pas possible, comme dans la structure fractale, de l'imaginer mentalement dans l'espoir que l'auditeur en percevra par télépathie l'étrangeté. Ici on ne peut même pas faire passer auditivement ce qui nous dépasse visuellement. Nous attendons toujours une interprétation qui nous fasse entendre et ressenti la pertinence des indications originales.
Sixièmenvariation
Ci-dessus, un exemple d'inadéquation du tempo lent. Un Friedrich Gulda, détaille d'une manière lourde et sonore, l'accompagnement, avec comme conséquence d'alterer la compréhension du thème et de son contrechant. Backhaus, au contraire, qui tient le tempo relativement allant, adopté dès le début, obtient un effet de battement, qui soutient le thème enrichi par un contrepoint chaleureux, comme la libellule qui plane grâce à la vibration de ses ailes.
Conclusion de l'Op 111. La septième variation.
L'enthousiasme est à son comble et le battement d'ailes donne naissance au trille joué en triolets de quadruples croches : VI-I-VI, I-VI-I, VI-I-VI ... pendant que la même structure fractale vibre à la main gauche, en triolets de triples croches, et devrait être clairement perceptible.
Conclusion de la Sonate Op. 2 N°3 en do majeur de Beethoven. L'apothéose du trille
Nous ajoutons ci-dessus un exemple emprunté à une des premières sonates de Beethoven et qui montre que la signification du trille en tant que concentration thématique d'un thème initial (ici le premier thème de la sonate) et apothéose jubilatoire, apparaît très tôt dans son oeuvre. La novation, doublée d'un effet de surprise, provient de l'ajout d'un troisième trille. L'auditoire intrigué se levait pour tenter d'apercevoir "la troisième main" mais l'effet était aussitôt interrompu. Ici, comme dans l'Op 111 la tonalité est de do majeur. (On consultera l'analyse détaillée de la Sonate op.2 N° III dans mon livre Décodage, publié chez interéditions).
L'analyse de la Sonate op. 111 de Beethoven Elle vient enfin d'être terminée. A 4 heures 30 du matin! C'est au tour des amis de Wikipedia et des amateurs et des professionnels de répondre ou de compléter ces remarques qui tra
Suivi: Mar 08, 21:31