La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung est une oeuvre multimédia (Gesamtkunstwerk) composée de plusieurs strates : texte, musique, dramaturgie, costumes et décors. Chacun de ces médias obéissent à leur tour à des systèmes expressifs très différenciés, par exemple le son s'exprime par les voix de l'orchestre, le système de relations entre cellules mélodiques ou harmoniques, ce que l'on nomme les leitmotive, mais aussi par le son orchestral en soi et la manipulation du temps. Tous ces moyens formels sont au service d'une idée unique : "l'idée poétique", ce qu'un cinéaste appelle le "scénario". Le texte n'est qu'un ensemble de dialogues, la musique, un moyen d'illustrer le scénario, ce qui est frustrant pour les amateurs de musique pure.
Le principal problème, celui qui alimente les controverses, est celui de la fidélité aux intentions de Wagner. Ce dernier avait en effet une idée très précise du scénario et n'était pas disposé de transiger sur son interprétation. Or la vision de Wagner lors de l'écriture du scénario était purement fantasmatique, il se souciait d'autant moins de ses possibilités de réalisation qu'aucun théâtre d'Opéra ne se serait avisé, à moins d'un miracle, de le monter. Quand le miracle advint en la personne du Roi de Bavière, Wagner se trouva aux prises d'une difficulté insurmontable : la vision était tout simplement irréalisable sur une scène! Aujourd'hui, disposant du cinéma grand écran et de la possibilité de doublage et de play-back, il aurait certainement eu recours à ses possibilités... à condition de trouver un Louis II, ce qui à notre époque est encore moins évident qu'à la sienne. C'est ce qui explique que l'on se trouve pris dans un dilemme : dans l'incapacité de représenter le Ring sur une scène de théâtre, où on s'entête et on tombe dans le ridicule (c'est le cas des représentations du Met) ou on fait l'impasse sur une des dimensions les plus difficiles à réaliser : l'apparence des personnages, puis, le décor, enfin la dramaturgie, et on falsifie les intentions du créateur. Dans les deux cas l'oeuvre est en quelque sorte dénaturée.
Autre problème épineux : le scénario est composé d'une quantité d'intrigues implicites qui ne peuvent toutes être exprimées que par les indications scéniques originelles c'est à dire par une version cinématographique qui seule pourrait à la fois représenter la nature sous tous ses aspects changeants, la beauté des adolescents préfigurant les héros de BD et Tarzan, l'expression des visages etc. Mais si l'on veut éviter le carton-pâte et le ridicule des personnages murs et gras, affublés de perruques et de peau de bête, on est obligés de faire des impasses sur le scénario et n'en montrer qu'un aspect. Chéreau par exemple sacrifie la nature et met l'accent sur la psychologie des personnages et la métaphore industrielle alors que Wieland Wagner, opte pour une vision hiératique et cosmogonique au détriment de la vérité dramatique.
C'est dans ce contexte paradoxal que se situe la vision de Robert Wilson et on peut être tenté de juger sa démarche en fonction des options dramatiques qui l'on précédé et la considérer comme une interprétation. Mais à mon sens on se tromperait car, comme le Tristan de Bill Viola, le Ring de Bob Wilson échappe tout simplement à l'histoire des mises en scène. Une réalisation éclaire l'autre à mon sens. En effet, Viola et Wilson, n'appartiennent pas à la catégorie "musique" ou "mise en scène d'opéra", mais au monde de l'Art contemporain post moderne familier aux connaisseurs mais fermé généralement aux amateurs d'opéra. On sait qu'aujourd'hui, la forme dominante de l'Art, est ce que l'on nomme les "installations", où se mêlent la sculpture, la mise en espace, le son, le maniement du temps inspiré par l'Inde et le Japon, et bien entendu la chorégraphie. Après tout cette fusion des performing arts est tout à fait conforme à l'oeuvre d'art totale que visait Wagner dans le Ring. Mais alors que Wagner considérait les différents strates comme déterminés, immuables, la vision et la dramaturgie étant aussi fixée que le texte et les notes, la grande majorité des metteurs en scène, pour des raisons pratiques ou idéologiques, décident soit de ne pas en tenir compte, soit, de s'y opposer. Ainsi Wilson dit qu'il suit les indications de Wagner lorsqu'il est d'accord et fait le contraire lorsque cela correspond à son intuition. Comme John Cage, Wilson n'aime pas le carcan de l'immuable et veut laisser libre le spectateur de choisir ce qu'il veut. Lui-même n'a pas de vision préétablie. Comme Frida Parmeggiani, la dessinatrice des costumes-sculptures, il met au point les détails sur place et laisse jouer le hasard, la contingence.
On peut approuver, mais on ne peut nier que ce que l'on voit n'est simplement plus le Ring, mais une oeuvre nouvelle, comme une transcription pour orchestre par Weingartner de la sonate op.106 de Beethoven est quelque chose d'autre que l'oeuvre originale. On pourra dire qu'il en est de même pour les mises en scène de Mesguich à Nice ou de Morabito à Stuttgart. Mais intervient alors la notion de qualité et de niveau artistique. Ce qui fait du Tristan project de Viola une oeuvre à part entière, est non sa fidélité présumée à Wagner, mais tout simplement à la réussite de la fusion des deux spectacles : le projet de Viola peut être à bon droit être considéré comme un chef d'oeuvre d'art contemporain, une des plus belles installations connues, et c'est ainsi d'ailleurs qu'il sera exposé en Juin 2006 dans une galerie londonienne. Il est est rigoureusement de même pour le Ring de Wilson, dont les éléments de décors, les aquarelles et les dessins, sont aussi convoités par les collectionneurs d'Art, que ceux qui int servi à Matthew Barney à réaliser les films de Cremaster. D'où les malentendus qui ont causé la polémique et l'irritation de bien des critiques d'art spécialisés dans l'Opéra, mais totalement fermés à l'art contemporain.
Mais il y a une autre caractéristique de la vision de Wilson qui va au delà d'une simple modification d'une des couches de l'oeuvre. C'est l'intention de laisser parler l'orchestre et ménageant de l'espace autour des chanteurs et du temps aussi. C'est ce qui justifie d'après lui l'aspect minimaliste et la simplification de la gestuelle, qui de toute manière font partie de son style récent. En supprimant beaucoup de choses à voir, on se concentre mieux sur ce qu'il y a à entendre. C'est exactement le contraire qui se passe au cinéma, où on est tellement pris par l'action que la musique du film est comme absorbée par le scénario. C'est d'ailleurs ce que souhaitait Wagner et que Chéreau a réalisé dans le Ring du centenaire : il n'est que de lire les critiques de disques , sévères pour le CD, dithyrambiques pour le DVD. La dramaturgie de Chéreau a absorbé la musique, dissimulant ainsi le son des voix, c'est à dire un désastre unanimement proclamé. Même Boulez surenchérit par la direction transparente et légère, sur l'acoustique de Bayreuth qui accentue ce côté musique de film. Rien de tel dans Wieland Wagner, où il n'y a peu à voir, et tout à écouter, surtout quand Knappertsbusch est au pupitre.
Personnellement, je pense que c'est Wagner qui a raison et pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il fait partie de ces créateurs très minutieux et très organisés qui ont une vision assez précise de ce qu'ils veulent obtenir. Si les récits de Porges nous le montrent hésitant, variant à l'improviste ses tempi et ses gestes scéniques, ce n'est pas dû à un flottement dans sa vision intérieure, mais dans la manière d'avoir à lui donner vie avec des moyens inadéquats. Lorsque Bach a écrit L'Art de la fugue, il a laissé libres un grand nombre de dimensions de l'oeuvre : le tempo, la dynamique, la couleur instrumentale, l'agogique etc, donc autant de variables indépendantes. Au contraire que dirait-on d'une semblable liberté appliquée à La Mer de Debussy? D'un changement radical dans les tempi ou l'orchestration? C'est que chez le compositeur couleur orchestrale et nuances dynamiques sont des variables dépendantes de la conception de l'oeuvre, on ne peut les modifier sans lui porter atteinte. Or Wagner a beaucoup insisté sur l'importance de la vision comme dimension déterminée du Ring à l'instar du son et du texte. Une représentation de concert n'avait pas de sens pour lui, et le fait que la description des personnages et des décors soit moins aboutie que celle des phénomènes sonores, est due au fait qu'il n'était pas peintre ni cinéaste. Il ne pouvait choisir ses personnages indépendamment de leurs qualités vocales, et en fonction de leur vraisemblance.
Puis, il y a une autre raison, beaucoup plus importante. A la rigueur on pourrait avancer que Wagner ne comprenait pas totalement Le Ring , ce qu'il avouait d'ailleurs. On pourrait aussi décider qu'il était un grand musicien, un scénariste passable mais que les didascalies et les descriptions des décors n'avaient aucune importance et pouvait être considérées comme des variables libre, laissant ainsi toute latitude au metteur en scène d'adapter l'oeuvre à un public contemporain et à sa fantaisie créatrice. Après tout, si tous se conformaient aux indications très contraignantes de Wagner, il n'y aurait plus de place pour des dramaturges originaux. Lorsque j'étais jeune, j'ai remarqué que la mise en place du jeu d'acteurs était beaucoup plus simple qu'aujourd'hui. Par exemple Kirsten Flagstad comme Max Lorenz apportaient leur propre jeu de scène, et même leurs costumes. Tout était normalisé et interchangeable alors qu'aujourd'hui vous ne songeriez pas à mettre côte à côte un Siegfried en costume mao et une Walkyrie en bouclier et heaume encore que...
Mais en réalité, le problème n'est pas de savoir ce que disait Wagner, mais ce que dit l'oeuvre, ce qui n'est pas la même chose. Wagner considérait Siegfried comme le prototype de l'homme d'avenir, mais le texte et les indications dramaturgiques le présentent comme un être borné et fanfaron, contredites d'ailleurs par la musique qui le présente sous un jour beaucoup plus attachant, presque pitoyable. Or le Ring est un miracle d'équilibre entre tous ses composants, texte, musique et dramaturgie. Lorsque Loge défait les liens d'Alberich, dans Rh,4, l'orchestre mime cet acte, ce que Wagner a écrit n'a aucun sens si Loge par exemple, se trouve à dix mètres du nain. Mais beaucoup de metteurs en scène pensent que Wagner avait tort et qu'il faut la plupart du temps s'opposer à la fusion entre le geste scénique et le geste orchestral.
C'est exactement le parti que choisit Robert Wilson, lorsque, comme d'autres, il évite de montrer Brünnhilde s'affaisser entre les bras de Siegfried à l'issue du combat odieux de G I,3, et croiser son regard. Or ce mouvement doit être respecté car il donne sens au thème de Siegfried trésor du monde, qui refera sa dernière apparition au 2ème acte, lorsque la Walkyrie outragée nous rappelle cet échange de regards. Le spectateur même cultivé, perd donc de l'information. La suppression de ce détail se mise en scène ne se justifie qu'auprès de connaisseurs blasés, qui en ont assez de voir la musique suivre servilement l'action, ou réciproquement l'action sortir automatiquement du texte musical et littéraire. Sous cet angle, Wilson ne fait que se conformer à la plupart des dramaturgies post-modernes qui évitent soigneusement toute vraisemblance. L'ennui, est que le spectateur moyen, non averti de la distanciation brechtienne, n'y comprend rien et n'ose pas le dire. Sous cet angle, la dramaturgie de Chéreau était exemplaire.
Revenons à Wilson. Incontestablement il s'efforce de préserver les symboles wagnériens, mais il y ajoute un nombre considérable de codes originaux, et de dépouiller la dramaturgie de tout psychologisme et de tout réalisme. Alors que Wagner voulait que les chanteurs évitent de chanter face au public et se regardent lorsqu'ils dialogue, comme cela se passe dans la vie courante, Wilson a recours aux conventions de l'Opéra que le compositeur haïssait. Le résultat est aussi étranger au Ring que les réalisations de Wieland Wagner ou de Harry Kupfer.
D'après ce qui précède, on pourrait déduire que je suis opposé au concept wilsonien, et c'est effectivement le cas si je juge d'après les critères de la scénographie. Mais en revanche si je change de référence et que je pose les questions "est-ce intéressant? Y-a-t-il une cohérence? Est-ce réussi? Est-ce valable? Valait-il la peine de monter cela et de le montrer? Est-ce de l'Art? ", la réponse est un oui enthousiaste. J'ai tendance à penser qu'en tant que spectacle, c'est une vision mémorable que le Châtelet a présenté à un public peu reconnaissant (dans les deux sens du terme), vision authentique et auto-justifiée. Mais pour l'apprécier, il faut satisfaire un certain nombre de conditions dont je ne suis pas sûr qu'elles aient été remplies par des connaisseurs d'art lyrique.
1. Il faut dissocier l'essentiel, du spectaculaire : une installation dynamique, du contingent. Par exemple le Tristan de Bill Viola ne saurait être jugé sur les performances des chanteurs ou de Gergiev. Il reste aussi exceptionnel, aussi poétique, aussi transcendant avec d'autres interprètes. Certes, il vaut mieux en avoir de bons, mais de même que la performance du ténor n'a rien à voir avec la beauté du personnage de Siegfried, ni la force de celui de Hagen, le fait que le Siegfried du crépuscule des dieux soit insuffisant est d'autant moins important qu'à la deuxième représentation il fut superbe? Qu'est-ce que tout cela vient faire dans l'appréciation de la vision Wilsonienne? Rien, pas plus que les couacs du corniste ne permettent de juger de la conception musicale du chef. Mêler une évaluation de la vision Wilson avec son exécution est d'autant plus injuste, que l'on sait qu'il faut plusieurs années pour roder le Ring, trois ans à Boulez!
2. Rien n'a été laissé au hasard. J'ai été témoin de la somme incroyable de travail a été investie par Wilson et son équipe pour régler les moindre nuances colorées, le moindre mouvement des doigts. Cela ne signifie pas que tout ait été fixé mécaniquement, au contraire jusqu'au dernier moment, la dramaturgie n'a cessé d'évoluer pour s'adapter aux acteurs et à la scène.
3. Il faut avoir compris les codes wilsoniens et leur adaptation au texte et à la musique.
4. Il faut être capables de déchiffrer les codes visuels, plus proches de l'Art contemporain que de l'artisanat de la mise en scène. Avoir pour cela une connaissance minimale dans les arts plastiques. Ce n'est que rarement le cas pour les critiques musicaux et les amateurs d'opéra.
5. Une caractéristique de la mise en scène de Wilson, est qu'elle tient ses promesses. Jamais la partition n'a été mise aussi clairement en évidence. Le statisme de la mise en scène, rend la première place à l'orchstre dont les moindres nuances sont perceptibles. Là encore une mise au point s'impose. Dans L'Art de la Fugue, on a selon les goûts préféré Helmut Walcha à l'orgue ou Gustav Leonhard au clavecin. Mais ceci est hors propos car cela obéit à une conception sonore et stylistique étrangère à l'oeuvre ultime. Ce qui compte est la clarté des voix, la précision du contrepoint, et la réactivation des potentialités expressives des lignes mélodiques. Munchinger, Redel et Scherchen y arrivaient suprêmement et le résultat transcendait singulièrement l'écoute baroqueuse ou hédoniste pour atteindre le bouleversant. Il en est de même pour l'orchestre du Ring. On en a loué la sonorité, déploré les couacs, ou des tempi trop lents, mais l'essentiel n'est pas là. L'orchestre n'a pas pour mission de satisfaire la volupté des amateurs d'opéra, même si elle atteint ce but. C'est avant tout de faire ressortir les leitmotive avec clarté et finesse, et de décrire toute la subtilité de l'atmosphère que les entoure. Cela demande un soin particulier dans l'équilibre des voix et la précision de la métrique. Cela tous les grands chefs peuvent l'atteindre. Mais encore faut-il que le public puisse apprécier les nuances les plus subtiles, et il nous faut reconnaître que le pari de Wilson est gagné : on fait attention à l'orchestre, mieux qu'à Bayreuth ou les sons sont plus mélangés, mais aussi mieux qu'en version de concert. La dramaturgie de Wilson est parfaitement accordée avec la partition et oriente le spéctateur vers tel ou tel détail révélateur. Un exemple permettra de concrétiser ces propos un peu abstraits.
Un des ressorts de l'action les plus controversés est le coup de foudre que Siegfried éprouve pour l'insignifiante Gutrune sous l'effet du philtre magique. On déplore ici, comme d'ailleurs partout dans Crépuscule des Dieux l'irruption de l'opéra meyerbeerien dans ce qu'il a de plus conventionnel. L'artifice est aggravé par l'existence du philtre du troisième acte qui rétablit miraculeusement la mémoire du héros. Trop commode, dit-on, et manquant de vraisemblance psychologique. Certes, on aurait pu donner le bénéfice du doute à Wagner, en prenant exemple sur Tristan dont le philtre n'est que symbole, une simple coupe de vin un peu fort ayant entraîné les mêmes conséquences. Psychologiquement, les amants sachant qu'ils allaient mourir, ont ouvert les vannes de leur inconscient où couvait un amour condamné par la société. On nous objecte que sans l'artifice conventionnel du philtre, jamais Siegfried n'aurait abandonné la magnifique walkyrie pour la pâle et frivole Gutrune. Comme on n'entend que ce qu'on croit, on oppose le thème de Brünnhilde débordant de chaude tendresse, au traitement musical de la fille de Gibich, déclaré sans intérêt et s'inspirant de la musique du grand opéra français.
Or ce jugement commode et trop répandu, ne tient aucun compte de ce que dit la partition, et même le texte du Ring. Il s'agit de ces idées toutes faites qui par mimétisme, envahissent et paralyse tout sens critique. Une des raisons de cette erreur est dû à une centration excessive sur les voix. La mise en scène de Wilson a précisément pour effet de libérer les voix de l'orchestre et par une direction claire et détaillée, par un soin apporté également à l'expression des instruments, Eschenbach permet au spectateur de mieux écouter le message leitmotivique dans toute son ambiguïté. D'ailleurs le mot est impropre, d'ambiguïté il n'y en n'a point lorsque l'on tient compte des sons et que l'on prête attention au poème. C'est ce que nous allons montrer.
Tout est dit dès le prologue de Crépuscule des dieux. Alors que les amants concluent leut duo de séparation, sur une musique exaltée et triomphante qui fait illusion, l'orchestre, en accord avec le texte, nous prédit la suite des événements : Siegfried en a assez de Brünnhilde et n'aspire qu'à se sauver. On connaît le rôle qu'assigne Wagner au leitmotive : faire basculer le passé dans le présent. Or la musique qui accompagne la fin du prologue est exactement la même que celle qui décrit le désir urgent de Siegfried de fuir Mime, de fuir le donneur de leçons, de fuir le maître intellectuel, phraseur et geignard, de fuir la grotte claustrophobique, d'aller comme tous les jeunes, se frotter à la société mondaine. Chéreau a remarquablement rendu la transformation du jeune homme au contact des fastes de la cour de Gunther, dont il avait entendu parler pendant son voyage sur le Rhin. Nous nous souvenons de sa réaction d'antipathie pour son grand-père : il ne comprend pas plus son langage abstrait et abscon qu'il ne comprend les propos de Brünnhilde. Or l'erreur que commet celle-ci lors de sa rencontre avec le héros, elle l'aggrave. Elle agit en mère plus qu'en amante. Une mère qui pour le bien de son fils l'envoie se déniaiser à l'étranger, alors que jamais une épouse ne laisserait l'époux, elle le suivrait! Par ailleurs le parallélisme entre Mime et Brünnhilde est frappant : tous deux habitent une grotte, tous deux tiennent des propos incompréhensibles et abstraits, pour le jeune homme, tous deux lui parlent de choses lointaines, tous deux lui font sentir la dette de reconnaissance qu'il leur doit, enfin tous deux adoptent une attitude soumise, masochiste, larmoyante. "Moi, pauvre femme sans défense, je t'ai tout donné, tout sacrifié, mais tu n'es que mon bras, et tu ne pourras te libérer de moi, partout où tu seras, je serai en toi. Le garçon a horreur, comme tous ceux de son âge, des contraintes et de la dépendance et dans son inconscient croît l'agacement et le désir de liberté, clairement énoncé par l'orchestre. Pourquoi ne l'exprime-t-il pas plus clairement? Tout simplement parce qu'il est encore sous la satisfaction sexuelle que lui a apporté sa première nuit d'amour. Mais les indications sont claires : il s'éloigne rapidement, alors que Brünnhilde le contemple loguement en train de s'éloigner. Pourquoi a-t-on méséstimé les révélations de l'orchestre? La faute en revient aux titres restrictifs donnés par Wolzogen aux thèmes fondateurs, au mépris des recommandations de Wagner. On a appelé en effet le thème qui clot le duo de séparation, "envie de voyager" ou encore "liberté" et rien n'est plus trompeur que ce "panneau indicateur". Il est en effet chargé d'une connotation positive et abstraite alors que si l'on suit la logique wagnerienne il a pour fonction de réactiver les sentiments négatifs de Siegfried envers Mime et son désir de le fuir, et de s'évader de toute contrainte, libre comme l'oiseau!
Le voyage de Siegfried sur le Rhin n'est pas moins révélateur. Il s'ouvre sur le thème dit "de la décision d'aimer" qui accompagne la reddition de l'ex-Walkyrie devant les assauts sexuels de Siegfried. Il retentit pour la deuxième et la dernière fois, comme une clôture de cet épisode : pour qui sait écouter, il sonne comme une délivrance, comme si le héros se disait "enfin!" en aspirant l'air à pleins poumons. Ce qui suit vient confirmer cette interprétation : le thème de Loge développé d'une manière ludique ne se borne pas à évoquer le passage du héros à travers le feu, mais aussi la frénésie sexuelle qui se déclenchera lorsqu'il aura bu le philtre. Le thème de Loge est ici non seulement réminiscence du franchissement du brasier, mais aussi pressentiment d'un autre embrasement : celui qui le saisira en présence de Gutrune.
Nous en arrivons ici à l'essentiel. Si l'on considère la soeur de Gunther comme un repoussoir à Brünnhilde, le philtre devient la raison unique de la trahison de Siegfried et un simple accessoire d'opéra français. C'est l'interprétation développée communément et qui sert à étayer la thèse d'une régression supposée du langage Wagnérien. Mais si l'on se débarrasse des stéréotypes et qu'on écoute la musique avec des oreilles neuves, celle-ci nous souffle le contraire : c'est Brünnhilde qui sert de repoussoir à Gutrune!
Qu'est-ce que le leitmotiv de Brünnhilde? Une suite de trois éléments : un gruppetto associé à la douceur, à la séduction, à l'agrément, qui est quelquefois absent donc point essentiel (comme dans " zu neuen Taten" qui ouvre le duo de séparation). Il sert aussi de point de départ à un élan, sixte majeure ascendante qui mène à un contour de trois notes que l'on rencontre lors du salut réciproque des amants lors du duo d'amour, et qui correspond au trois dernières notes du thème de l'amour. Le troisième élément est une chute de septième que l'on trouve associé au mot "liebe" lors de la malédiction d'Alberich, dans la glorification de Brünnhilde, la l'enchantement amoureux, persuasion de Hagen et dont la racine est le codon de la proximité et celui de la séduction illusoire (Rh,1) qui en est un dérivé. En général cet intervalle enveloppant est associé à l'idée de tendresse Une des caractéristiques du thème de Brünnhilde est sa relative fixité qui fait qu'on le reconnaît instantanément : l'héroïne est toute d'une pièce et son instrumentation montre l'affection et la chaleur dont elle est capable. Tous les autres thèmes du duo d'amour liés au personnages, ne concernent que ses rapports avec Siegfried et n'existent que par raport à lui.
Tout autre est la caractérisation musicale de sa rivale. Autant le thème de Brünnhilde est simple, autant la musique qui accompagne Gutrune est polymorphe. A chacune de ses apparitions, de combinaisons nouvelles surgissent. Les formes essentielles sont les suivantes :
1. Accompagnant "Welche Tat etc." (G I,1) on retrouve énoncé trois fois le grupetto de la séduction. Les flûtes et les hautbois, introduisent une coloration envoûtante pendant que les cordes se chargent du thème des Gibichungen (Gunther). L'atmosphère est très voisine de celle du deuxième mouvement de la VIIe Symphonie de Dvoràk, c'est à dire nostalgique et post-romantique. (notamment la mélodie chantée et le gruppetto qui l'accompagne est reprise textuellement au début de l'op. cité du compositeur tchèque). La nuance est notée "zart" (dolcissimo).
2. " Du Spötter ... " (G I,1) est chanté sur la septième majeure descendante de la persuasion mais sur le mot Siegfried figure d'une manière autonome.
3. " Möcht ich Siegfried je ersehn!" (G I,1). L'intervalle de septième majeure descendant qui clôt le thème de Brünnhilde, provient ici du thème de la persuasion de Hagen. On retrouve la nuance dolcissimo et la coloration sensuelle des bois.
3. " Wilkommen, Gast..." Le thème de Gutrune proprement dit, contrairement aux autres leitmotive de la Tétralogie n'apparaît que très tardivement, et accompagnera dorénavant le personnage. Certaines de composantes ont été relevées, comme par exemple la quinte descendante dérivée du thème de Hagen et renversement des deux premières notes du cor de Siegfried. Ce mortif de quinte descendante est associé aux relations entre les Gibichungen et Siegfried : amitié et noces, mais il ne qualifie pas Gunther. Le thème des noces dérive des quatre premières notes du thème de Gutrune, que l'on trouve énoncées isolément par le choeur des hommes. Ce motif est développé en une rosalie descendante qui constitue le premier segment du leitmotiv. L'harmonie de l'ensemble est fondé sur la série de la séduction illusoire qui engendre le thème de la malédiction et celui de l'anneau : les doubles tierces sont : (do - mi- sol -si - ré) la tonalité est sol majeur avec un si mineur sous-entendu. Tous les accords sont dissonants et la résolution est soigneusement évitée. L'âpreté de la dissonance est couverte par une instrumentation voluptueuse et une dynamique très douce. Le deuxième segment du thème confirme par ses inflexions caressantes et son chromatisme ascendant, la connotation sensuelle du thème. Nous nous trouvons ici devant un oxymoron musical, mélange d'essences contradictoires dont la note nostalgique (séduction illusoire) couvre les septième et neuvième discordantes et la quinte descendante sinistre.
4. Le seul duo entre Siegfried et Gutrune (G II, 2) se tient sous le signe de la frivolité et de la jalousie, dans la clarté du sol majeur. Le thème de Gutrune est précédé par un motif caractéristique ascendant initié par le gruppetto de la séduction et qui ouvre et ferme la scène. Son contour rappelle le thème des corbeaux, et le motif qui accompagne le thème du marteau dans S I, 3. La suspicion est exprimée par le th. du Tarnhelm et du feu, puis de la Walkyrie et du malheur. Ce qu'il faut retenir de cela est une instabilité flagrante, une combinaison entre jouissance mondaine et méfiance envers une rivale potentielle.
5. Une transformation particulièrement nostalgique du thème de Gutrune accompagne les paroles de bienvenue de Gunther au faux couple : "Gegrüsst sei, teurer Held..." (G II, 4) formulation qui flottera dans l'air après la grande scène de l'acte et qui assure la transition entre celle-ci et la dernière scène. (Fin de G II, 4) L'orchestration, bois et violoncelles, la dynamique apparentent cette liquidation du thème de Gutrune, au sillage parfumé laissé après le départ d'une mystérieuse jeune femme.
On mesure ici tout ce qui sépare la musique de Brünnhilde, franche et maternelle, de celle, troublante, instable, insaisissable de la jeune femme de la bonne société. La différence tient à un mot, bien subjectif il est vrai, Gutrune a un parfum! Brünnhilde a tout compris : le charme qui a tourné la tête à son époux, c'est Gutrune. Le mot charme ne signifie pas seulement philtre magique, mais tout simplement au sens litteral, séduction irresistible. Comment est-elle représentée sur scène?
Chéreau choisit la vision et fait de Gutrune une sorte d'Ava Gardner, habillée d'une robe de grand couturier, et dont la classe éblouit le rustaud de Siegfried. Les minauderies faussement timides de la jeune femme valorisent l'attitude macho du jeune homme alors que les discours pédagogiques de Brünnhilde le rabaissaient : il n'était qu'un bras protecteur, elle la tête et lui les jambes.
Wilson et Eschenbach obtiennent cet effet par des moyens opposés. Bien que contrastant avec l'uniforme noir de Brünnhilde par sa robe somptueuse, Gutrune observe le statisme habituel. Mais on nest d'autant plus enclins à écouter, à écouter ce que décrit l'orchestre. Eschenbach de son côté accorde une importance particulière à la couleur orchestrale et à la clarté motivique, de sorte que le miracle opère : la musique devient action, et cette action se projette sur le personnage. La neutralité de la scénographie permet le transfert de l'imagerie orchestrale sur les personnages, de même qu'un un écran blanc est nécessaire pour recevoir les images du projecteur.
Il est évident que ces notations sont subjectives, cependant je suis convaincu que la concentration de l'attention sur l'orchestre donne une épaisseur psychologique et dramatique des personnages, que la conduite d'acteurs, même aussi dynamique que celle de Patrice Chéreau, peut difficilement atteindre. Le cas exposé in extenso ci-dessus n'est pas isolé. Il faut ajouter, que contrairement à ce que laisse supposer la lecture de ces notes laborieuses, ce phénomène de transformation alchimique de l'accompagnement orchestral dans la caractérisation d'un personnage, est immédiatement perceptible à un auditeur tant soit peu attentif. S'il oublie tout ce qu'on lui a raconté au sujet de Gutrune (cf. Nattiez) et qu'il écoute tout simplement, il comprendra pourquoi Siegfried laisse tomber son épouse légitime. Il faut être tout à fait ignorant des choses de la vie, pour attribuer ce revirement à la magie d'un accessoire de théâtre. Au cas où on en douterait, que l'on se reporte au passage de G III,1 où le jeune homme pense avec regret à l'occasion manquée de coucher avec une des filles du Rhin et l'appréciation peu flatteuse qu'il porte sur le sexe faible. Le chant est empreint d'une nostalgique volupté, qui nous renseigne sur l'insatisfaction de héros, dont la nature, comme Hagen nous l'apprend, est aussi volage que son grand-père.
QUELQUES PRINCIPES SCÉNOGRAPHIQUES WILSONIENS
EN OEUVRE DANS LE RING
Le second Ring donné au Théâtre du Châtelet, est une entreprise beaucoup plus ambitieuse qu'il n'y paraît, aussi bien au plan de la mise en scène qu'à la conception musicale de Christoph Eischenbach. Elle exige un minimum d'explications si l'on veut éviter un malentendu sur son sens et sa réalisation. Ces notes ont pour but de défricher provisoirement une version dont on n'a pris connaissance que pendant les différentes répétitions, work in progress,donc et non monument achevé.
Wagner, en écrivant son oeuvre majeure, à énoncé clairement des concepts fondateurs qu'on a évoqué plus haut et que nous condensons ci-dessous.
1. Les dimensions visuelle-sonore-verbale sont indissociables et exigent la même précision dans le traitement. On ne peut donc considérer les indications dramaturgiques et les didascalies de la partition comme des variables indépendantes dont on peut se dispenser, sans trahir l'oeuvre, un peu comme transcrire un quatuor de Beethoven pour orchestre de jazz, ou porter à l'accordéon "tristesse de Chopin".
2. L'action scénique est une projection de l'orchestre.
3. Le but recherché est l'immersion du public dans le drame, un état proche de l'hypnose et du rêve éveillé, abolissant tout sens du moi, ainsi que cela se produit dans un film de Fellini ou de Bergman, voire dans une production populaire comme Starwars. C'est l'immersion. Or ce parti-pris est violemment contesté par Bertolt Brecht, qui, à l'instar de la représentation des drames de Shakespeare au théâtre du Globe, nie le réalisme, avoue l'artifice et considère la représentation comme une métaphore. Cette distanciation joue notamment sur les oppositions entre le texte, la musique et la dramaturgie ainsi qu'on le constate dans "Mahagonny". C'est l'entfremdung qui dans le cas du Ring, considère décors et conduite d'acteurs comme étant en contradiction flagrante avec le propos wagnérien. L'application du principe de distanciation à une oeuvre réalisée en vue de l'immersion peut donc être considérée comme une falsification pure et simple, en dépit de l'attrait qu'elle peut exercer sur des esprits blasés, partiaux ou mimétiques.
Voyons à présent quels sont les postulats de base de Wilson.
1. Le Ring est une oeuvre polyphonique composée de plusieurs couches superposées et interférentes : le système motivique, l'orchestration, le texte, les indications dramaturgiques et la vision proposée au public qui inclut le traitement du temps et de l'espace.
2. La densité des événements concentrés dans le Ring rend impossible leur perception claire pour le spectateur. En particulier, en distrayant son attention au profit de l'action scénique, on porte préjudice à l'histoire racontée par l'orchestre. une coïncidence parfaite entre la gestuelle et la rhétorique musicale aboutit donc à une annihilation de la partition. Une démonstration en est fournie par le Ring du centenaire. Le respect des indications scéniques et de la vraisemblance psychologique dont Chéreau fait preuve, fait que l'on oublie totalement qu'il y a de la musique, pour nous absorber dans l'action. Boulez va dans ce sens, et le résultat en est paradoxal : on finit par ne plus se rendre compte de l'état désastreux des voix et on en sort transportés. L'orchestre est en quelque sorte digéré par l'intrigue.
3. Pour éviter cette annihilation de la partition musicale, il est nécessaire la dissocier de la vision. Mais cette dernière ne doit être ni arbitraire, ni provocatrice, mais dialoguer avec la couche sonore et le texte, comme dans un contrepoint de Bach les lignes mélodiques. Or on sait qu'un principe du contrepoint est la conduite des voix contraires. On y évite autant que possible le parallélisme des voix. Les lignes mélodiques, tantôt s'associent, tantôt se contredisent et Wagner lui-même suit cette règle, notamment dans passage où Siegfried veut se libérer de Mime et de ses contraintes formelles et s'élancer vers le monde. Cette libération des forces de l'orchestre passe d'une part par une simplification de la vision, réduite aux symboles essentiels, scrupuleusement respectés. (Le dragon, Siegfried tenant à la main, épée et Tarnhelm, la lance de Hagen etc.), d'autre part par la conduite des "voix" musicale, verbale et visuelle par tantôt par mouvement contraire, conforme à l'indépendance du contrepoint tantôt par mouvement parallèle.
Wagner donne lui-même l'exemple. Lorsque Brünhilde déclare "jamais je ne renoncerai à l'amour" on entend le thème du renoncement à l'amour. Lorsque Siegfried quitte Brünnhilde en lui jurant fidélité, c'est sur la musique qui accompagne sa fuite de l'antre de Mime. Mais dans d'autres passages, la musique décrit fidèlement soit l'action, (le combat avec le dragon) soit le décor (la traversée du brasier). C'est dans de telles circonstances, que pour éviter l'obvious que Wilson introduit des mouvements contraires, la dramaturgie allant en sens inverse du texte ou de la musique, ce qui met en relief la valeur autonome de ces derniers. Par exemple le feu est représenté par la partition musicale et ne fait pas double emploi avec une lumière rouge vacillante. Dans d'autres cas au contraire, le mouvement est parallèle : par exemple les feux de bengale qui dévorent le Walhall. Mais ce dernier monte vers les cintres au lieu de s'effondrer comme chez Chéreau. Cependant ce dernier utilise le mouvement contraire en faisant descendre et non monter les dieux dans leur entrée au Walhall.
4. Mais tout ceci parait secondaire par rapport à la création visuelle apportée par Wilson dont l'originalité et la valeur esthétique et formelle aussi bien qu'initiatique, fait de son Ring une oeuvre à part entière. Plusieurs codes créateurs viennent se superposer à l'opus magna de Wagner, à la manière des commentaires de Liszt dans ses paraphrases de Rigoletto.
a). Le code des couleurs. Par exemple un certain vert venimeux, accompagne à des moments psychologiques cruciaux, les personnages de Hunding, de Mime ou de Hagen. Un blanc éblouissant et fugace met en relief un conflit, le rouge est sanglant (la lance de Hagen au 1er acte du Crépuscule), le ciel rouge sur lequel Hagen se découpe en ombre chinoise est particulièrement impressionnant. Le bleu profond qui environne Wotan et le voyageur, est conforme à la couleur affectée par Wagner aux dieux, et s'oppose au bleu spectral qui envahit la pantomime de Siegfried pendant la marche funèbre. La valeur symbolique accordée aux couleurs interdit leur emploi réaliste, pour représenter le feu par exemple, pour le rouge, ou le bleu pour l'eau.
b). La gestuelle. Tous les spectateurs ont été frappés par la précision des mouvements, notamment des doigts et des mains, mais aussi la beauté géométrique des positions corporelles (Fricka concluant WII en une posture démoniaque d'estampe de Sharaku, Siegfried mourant, cygne blessé comme celui de Parsifal). Cette gestuelle bien que précise et notée sur un cahier, est purement intuitive, subjective et il n'est pas possible d'en dresser le code, comme dans le Nô japonais, code partagé explicitement par les spectateurs.
c). Une des règles de la dramaturgie est d'éviter soigneusement les pléonasmes, les moments vides et conventionnels, et par dessus tout le prévisible opératique. A chaque moment, non seulement la vue peut contredire le texte et la musique, mais aussi ce à quoi nous nous attendons. Cela introduit une tension extraordinaire comparable aux cliffhangers des feuilletons. Deux exemples en apporteront la démonstration. Lorsque Siegfried et Brünnhilde vont l'un vers l'autre, au lieu de s'étreindre mélodramatiquement, ils s'évitent de justesse. D'ailleurs personnages et objets ne se touchent jamais, mais agissent à distance comme mus par une force télépathique. On y reviendra. La lance de Hagen luit d'un rouge démoniaque qui attire le regard pendant tout GI, mais devient inerte, lorsqu'elle entre en action : au moment du serment de GII, lorsqu'en GIII elle tue Siegfried et Gunther. Le passage du potentiel à l'actuel, épuise le feu intérieur. Au fond on n'est pas loin de John Cage pour qui la répétition et la convention sont haïssables.
d) Le rite se manifeste par des images très fortes qui apparentent cette version à la démarche de Wilson dans d'autres mises en scènes, dans ses créations majeures, du Regard du sourd à Einstein on the Beach pour ne parler que de celles qui me sont familières. Cette dimension spirituelle, très extrême orientale, rapproche beaucoup Wilson de Bill Viola, et aussi, des préoccupations de Wagner qui portait alors l'opéra bouddhiste "les Vainqueurs", d'où est tiré le thème de l'héritage du monde qui conclut Siegfried. de ce point de vue, le lit mortuaire qui accueille Brünnhilde, Wotan et Siegfried sont chargés d'une signification particulière. Lors du monologue de W II, 3, Wotan et sa fille sont couchés comme dans des caissons de déprivation sensorielle et communiquent télépathiquement entre eux. A la fin la vision de Siegfried et Brünnhilde couchés côte à côte pendant que le feu purificateur brûle dans un vase antique, le rappel de la Grèce antique et des sacrifices évoqués par René Girard, donne une dimension mythique à la conclusion, de même que la colonne dorée qui figure l'or et qui se substitue au feux mourant dans la cage de cristal symbolisant la vacuité du Walhall.
e) Cette dramaturgie rituelle, alterne avec des images empruntées au Nô japonais. Cette reminiscence n'est pas purement anecdotique. Le Nô concentre pendant des moments d'une extrême lenteur les conflits pour ensuite décharger brutalement les tensions accumulées ce qui est en accord avec le maniement du temps par Wagner, surtout dans ses fins d'actes intermédiaires (WI, WII, SI, SII, GI, GII). C'est ce qu'on appelle "le temps en chenille" que Wilson maîtrise à la perfection. Son traitement la dimension temporelle était une des caractéristiques les plus frappantes du Regard du Sourd ou d'Einstein on the Beach et constitue avec la précision des équilibres spatiaux et des nuances chromatiques, la spécificité du génie Wilsonien. Mais il serait une erreur de penser que Wilson a plaqué les procédés du Nô sur sa dramaturgie. Il les a recréés, reconstitués de l'intérieur, comme Siegfried à refondu son épée.
f) Le but de Wilson était de créer un espace qui permette à la musique de s'épanouir et l'imagination du spectateur de jouer librement autour de l'oeuvre sans lui imposer une voie prédéterminer.
De ce point de vue j'estime qu'on compte bien des réussites et quelques rares échecs.
Tout d'abord, ce qui frappe dans ces représentations, est leur aspect intemporel. Il est absolument impossible de se figurer quand ni où cela se passe, but poursuivi et manqué par l'équipe Peduzzi-Chéreau avec ses allusions à l'antisémitisme et à la révolution industrielle. De ce point de vue, Wilson rejoint la réussite du New Bayreuth. On va à l'essentiel et on a bien compris que le Ring est une forêt de symboles en action. La magie du parti pris wilsonien d'éviter tout contact renforce ce sentiment. Le marteau scande la lumière, l'épée tue à distance le dragon et le nain, la corne à boire n'effleure pas les lèvres. Ce n'est pas de la distanciation mais de l'abstraction, la recherche du centre vital de l'oeuvre qui apparaît ainsi comme un grand rêve au sens que donnent les aborigènes d'Australie à ce terme : des lignes de force souterraines. Voici un premier but atteint.
Puis, je me suis aperçu tout à fait par hasard, que j'entendais pour la première fois la musique. L'impression était très proche de ce que je ressentais en lisant la partition d'orchestre. Curieusement elle m'apparaissaît avec beaucoup plus de clarté que lors des représentation en concert par Mark Janowsky à la salle Pleyel qui étaient simplement bruyantes. Bien que la dynamique fût fff bien souvent (avec des moments ppp, lors de la scène entre Waltraute et Brünnhilde) à aucun moment le texte et les voix ne cessèrent d'être intelligibles. Cela est particulièrement vrai du Siegfried de G; qui n'a pas la puissance de West en S. et qui reste pourtant parfaitement musical.
En feuilletant la partition d'orchestre avec Christoph Eschenbach, j'ai constaté que certains personnages comme celui de Gutrune ne peuvent exister dramatiquement qu'à condition que le parfum sonore qui les accompagne soit entendu avec la plus grande précision. Un son étouffé, lointain et abstrait, couvert par les voix, ne peut rendre justice au charme mystérieux de celle qui a supplanté la Walkyrie ainsi que je l'ai montré plus haut. Bien souvent dans le Ring la musique décrit l'apparence physique des héros mieux que ne saurait le faire l'acteur le plus doué. Gutrune fait partie, comme Siegfried ou Mime de ces êtres dont la chair et les os résident dans l'orchestre. La neutralité des silhouettes de Wilson permettait à la plénitude de la palette orchestrale mise en valeur par le chef d'orchestre, de décrire avec émotion et précision les acteurs du drame psychologique. Il me semble que de ce fait le but exprimé de ménager un espace scénique qui mette en valeur l'orchestre a été atteint.
Il faut admirer à ce propos le travail acharné que Eschenbach a consacré à l'analyse en profondeur de la partition. L'importance des groupes de mesures, par trois, par quatre, par huit, que j'ai relevées dans mon analyse du Ring coïncident avec les annotations d'Eschenbach sur son exemplaire de travail , témoin du travail minutieux et longuement médité du chef. Quelques soient les imperfections inévitables de l'exécution, on sent dans la battue du chef, une solidité de conception, un classicisme symphonique, rappelant la Neuvième de Beethoven, départ de la vocation wagnérienne. L'orchestre sonne nettement comme une symphonie, pendant qu'il engendre l'action visible.
Une mention toute particulière doit être formulée à ce propos : la mort de Siegfried. À la stupéfaction compréhensible de l'auditoire, le cadavre de Siegfried prend vie. Le héros se relève, évolue au rythme de la marche funèbre, brandit son épée au moment opportun avant de disparaître pour se retrouver gisant sur la couche mortuaire. Si ce jeu scénique contredit d'une manière flagrante le texte et le bon sens, il est un bon exemple de musique devenue action et donne une relief grandiose et émouvant au défilé motivique. Il faut dire que la luminescence bleue qui émane du héros, montre clairement qu'il s'agit d'un spectre et qu'il est animé d'une vie aussi fantomatique, que le Tristan de Bill Viola dont le corps se redresse et frémit.
La critique qui est incontournable, est que certains effets passent mal auprès d'un public non averti, alors que Wagner désirait un Ring accessible pour tous. Lorsque Siegfried tournant le dos à la Walkyrie découvre tout d'un coup qu'elle n'est pas un homme, l'hilarité est compréhensible, et il faut avouer qu'en l'absence de figurants dotés du physique et de l'âge adéquat, il est difficile d'éviter le ridicule dont ni le New Bayreuth, ni même le Ring du centenaire ne sont exempts. De même les personnages au lieu de se regarder, dévisagent la salle, en contradiction complète avec les recommandations de Wagner se rangeant ainsi aux conventions de l'opéra français et italien que méprisait le compositeur. Autre exemple : autant on a compris Siegfried est mort et que c'est son spectre qui se lève, autant peu nombreux sont qui ont compris que Hagen a tué Gunther, car ce dernier quitte placidement la scène, comme d'ailleurs Hagen qui suit tranquillement les filles du Rhin. Ces décalages, sont certes voulus par Wilson pour combattre des effets trop attendus et mélodramatiques. Il n'empèche qu'ils nuisent à l'apprehension du public qui ne ressent aucune justification visible dramatique, mythique ni conceptuelle. La seule excuse que l'on puisse invoquer à ces invraisemblances, est que le spectacle n'est pas le Ring mais autour du Ring. et ce qui compte est l'impression produite : d'avoir assisté à une oeuvre forte, d'une splendeur exceptionnelle et d'une géniale originalité. En ce qui me concerne, elle restera avec le Ring de Chéreau, la vision de loin la plus forte de l'oeuvre, en dépit des flottements dus à l'impréparation. Il faut singulièrement manquer d'imagination pour s'arrêter à ces bavures et ces couacs, alors que le projet grandiose apparaît nettement pour qui sait voir et entendre.
Propos de Bob Wilson
Le RING est une histoire qui traite du temps de l'espace et de la vie. Baudelaire en 1856 a dit que c'était la première fois qu'il voyait un spectacle qui intégrait ces notions-là. Les symboles du Ring sont tous représentés visuellement bien que la vision d'ensemble soit abstraite et ouverte pour le spectateur. Il n'y a pas de personnage principaux, ils forment tous une famille et ils sont tous interconnectés. Il forment un système intégré, et on ne peut en supprimer un sans compromettre tout l'ensemble. Par exemple, je suis en train de monter le Conte d'Hiver de Shakespeare et des coupures y sont envisageables alors que c'est impossible dans Wagner.
En ce qui concerne les temps wagnériens, l'excès de lenteur nuit à la puissance musicale. On peut parfaitement jouer la musique avec tension et calme en même temps. Chéreau bougeait trop, la dramatique était trop animée et empêchait une architecture. La mise en scène doit permettre de mieux voir pour mieux entendre la musique. Le RING est comme Starwars : c'est un immense univers d'espace et de temps. Si on est trop littéral dans l'illustration scénique, on diminue le pouvoir de la musique. Beaucoup de mises en scène sont extérieures, visant l'effet et la représentation littérale du texte et ne vont pas dans le sens intérieur de la musique.
On peut jouer sur scène de manière en restant parfaitement calme, (you can act being still) comme le kabuki. La mise en scène est stylisée. Les tempi musicaux: les plus extrêmes permettent de mettre en valeur la musique. (B.L. citant la fin de GI,3 comme illustration), Vous avez parfaitement raison.
Les tempi très contrastés de Karajan sont très intéressants.
Les mises en scène de Wieland Wagner, comme les miennes captent le sens et la puissance cachée, et tout son travail dramaturgique consiste à construire pour le spectateur les tensions. Mieux voir pour mieux entendre : see better in order to hear better. Chéreau a animé le livret, théâtral, alors que je suis plus hiératique c'est à dire que je privilégie l'espace, le temps et la vie. On peut etre agités et ennuyeux, on perd alors la puissance cachée de la musique.
Beaucoup de mises en scène vont contre la musique alors que je veux partir de la musique. J'apprécie Eschenbach parce qu'il ne se contente pas de voir la bouche du chanteur mais tout ce qui se passe sur scène.
Je n'ai pas l'habitude d'interpréter mon propre travail. L'arc en ciel "does not matter for me". L'arc en ciel se voit dans la musique.
"The greatest of the Ring" c'est que c'est une oeuvre ouverte du point de vue des interpétations mais où tout est nécessaire et calculé.
Le temps n'est pas un concept. C'est nous qui le remplissons avec nos projections mentales. (Wagner pendant les répétitions variait ses tempi d'un jour à l'autre). Le temps est donc flexible? Ma conception comme celle de Boulez, est coulante. La musique doit avancer rapidement.
Commentaires de B.L.
Jean-Pierre Ponnelle et Chereau faisaient du pléonasme entre le flux musical et le flux dramatique, dit Wilson. Chéreau évitait cependant le pléonasme entre les indications wagnériennes et sa dramaturgie. Par exemple au lieu de se rapprocher sur le th de l'amour, les jumeaux incestueux s'écartaient, saisis par la pudeur et effrayés par la puissance de leurs sentiments naissants. Freia libérée au lieu d'embrasser les dieux, comme le veut Wagner, les boude, ce qui se justifie étant donné la manière dont elle a été traitée. Wilson évite les pléonasmes entre le temps musical et le tempo dramatique.
Je fais remonter la dramaturgie du crapaud au Regard du sourd. Wilson est d'accord.
Notes sur DAS RHEINGOLD
de Wagner-Wilson
Dans mon ouvrage sur le Ring j'ai émis quelques réflexions sur la légitimité des mises en scène provocatrices de l'oeuvre, qui sont devenue aujourd'hui le scéniquement correct. Mon opinion est que le Ring, tel que Wagner l'a idéalement conçu et fixé dans ses didascalies, n'est pas représentable sur scène, ce qui explique le désespoir du compositeur, qui conseillait à son amie Malwida de ne pas regarder ce qui se passait sur scène et de se concentrer sur la musique. Seul le cinéma peut concilier la vision originale wagnérienne et la nécessité d'éviter le kitsch. A défaut, on aboutit à la piètre vision du Met. qui imite la décevante représentation originale eu lieu de recréer la fantasmagorie cosmogonique et psychanalytique du Ring.
Toute mise en scène théâtrale exige de faire contre fortune bon coeur et de ne représenter que certaines lectures de l'oeuvre. On limite ainsi le propos mais on évite le syncrétisme et le mauvais goût. Les pièges sont connus. L'arbitraire qui fait que le scénographe au lieu d'éclairer l'oeuvre, l'obscurcit, le désir de faire original, la mode, ou encore la falsification pure.
La mise en scène de Rheingold par Wilson, annonce d'entrée de jeu ses options. Elles sont tout à fait légitimes. La cosmogonie du Ring est mise en évidence, les dieux, les nains, les géants, les filles du Rhin, ne sont pas des êtres en chair et en os, mais des totems, des symboles, des archétypes. L'action de Rh, est un rituel mettant en jeu des forces élémentaires comme des lames de tarots, les décors visualisent le spectre magnétique de ces champs de forces comme le décor de Rh,3.
Les costumes de Parmigiani sont plats et concourent à l'irréalité des personnages qui semblent sortir d'une gravure de Sharaku. Le maniement de la lumière, la stylisation des symboles, bien visibles, concourent à cette impression étrange de bande dessinée. Les postures et le mouvement des mains des acteurs semblent obéir à un rituel japonais, mais on peut lui reprocher de ne pas être compréhensible au spectateur.
Dans le Nô, et le Kabuki, le rituel est décodé par le spectateur et fait sens. Ici, il est indéchiffrable et ne fait que provoquer une impression artistique floue dans laquelle l'autosuggestion joue un rôle important. De l'à-peu-près est ressenti alors que tout donne à penser que la plus minutieuse réflexion préside à ces jeux de mains et à cette lente chorégraphie. A ce propos, il faut remarquer que Wilson retrouve le propos originel de Wagner : l'union du poème, de la musique et de la danse. La gestuelle est bien une danse sacrée, initiatique et elle est perçue comme telle.
Je me suis rendu à trois répétitions de Rheingold : orchestre, filée et prégénerale. La première fois je me suis fait accompagner d'un connaisseur, la seconde par un néophyte complet mais cultivé, ne connaissant rien du Ring, la troisième fois par un jeune polonais pratiquant depuis son adolescence le karaté kyokushin-kai, avec un disciple du maître Oyama, le plus initiatique des arts martiaux. Il connaissait du Ring les versions en DVD de Levine et de Boulez. L'adhésion fut totale pour le connaisseur, le néophyte me déclara que c'était le plus grand choc esthétique de sa vie, mais le plus enthousiaste fut certainement le polonais. Lorsqu'il émergea du spectacle il était comme hors de lui. Peut être sans le vouloir Wilson avait obtenu ce que Wagner recherchait par dessus tout : un mélange d'hypnose et de fascination, la suspension du temps, une adhésion totale au spectacle total. Je dois reconnaître que j'ai envié nos débutants. Je connais sans doute trop le Ring et malgré que j'en aie, je me suis livré à une activité herméneutique. A chaque instant je poursuivais un dialogue intérieur interférant avec le spectacle : pourquoi tel geste? Pourquoi Alberich n'est-il pas saisi par Wotan et Loge? Ce qui m'aida par dessus tout, fut le souvenir vivace que j'ai gardé du Regard du sourd, un traitement du temps que j'ai retrouvé à chaque instant, en particulier dès l'apparition des filles du Rhin. Ce que je puis retenir de ces impressions, est qu'elles furent radicalement différentes de toute autre mise en scène du Ring auxquelles j'ai assisté. Des plus conventionnelles aux plus provocatrices, j'avais toujours devant les yeux des chanteurs qui interprétaient un opéra, maquillés, costumés, dirigés à l'exception pour la production du centenaire de Bayreuth. Chéreau avait fait disparaître les chanteurs. A la place on vit surgir des êtres vivants, en chair et en os, possédés par leur passion, émouvant ou répugnants. Wilson a fait comme lui disparaître les chanteurs d'Opéra mais c'est l'orchestre qui s'est chargé de donner une âme à ces figures hiératiques, irréelles. Le Rheingold de Wilson est cosa mentale.
Il est aussi difficile de décrire la scénographie de Wilson séquence par séquence que d'analyser un film de Bill Viola ou de Matthew Barney. La vision appartient à l'art de l'installation porté à son plus haut degré de fascination esthétique. Ce que l'on remarque immédiatement est le souci de beauté esthétique, poussée à un degré encore plus elevé que dans les décors de Peduzzi (le célèbre rocher de WIII). L'utilisation de la couleur pure comme moyen d'expression est encore plus radicale que chez Wieland Wagner et les proportions très allongées du rectangle scénique suspendu dans les ténèbres, rappelle l'ellipse de Wolfgang Wagner. Elle donne l'impression non pas d'une représentation théâtrale mais d'une projection cinématographique ou d’un théâtre d'ombres.
Il m'est impossible de détailler tel ou tel détail, tout ce que je puis relater est subjectif et tient en quelques propositions :
1. Le spectacle est un des plus grandioses qu'il m'ait été donné de voir, à égalité avec le Ring du centenaire.
2. La beauté plastique est telle, qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître à Wilson, mieux que du talent, la marque d'un génie très personnel, très cohérent, ayant donné du Ring une vision plastique d'un niveau exceptionnel.
3. Mieux que n'importe quelle autre traduction, celle-ci aura pour effet de débarrasser radicalement une des oeuvres les plus importantes de la culture occidentale de toutes les connotations qu'elle traîne pour avoir trop été sollicitée par les idéologues.
4. N'importe quel profane peut aussi bien - ou sans doute mieux - qu'un wagnérien ou même qu'un mélomane, être bouleversé, transporté, étonné au sens fort du terme, par cette oeuvre d'art qui justifie ainsi la prétention de Wagner, d'écrire pour l'avenir, notre présent. Attendons la Walkyrie.
B.L. Octobre 2005
DIE WALKÜRE
WAGNER-WILSON Premier Acte
Le décor, minimaliste, rappelle la cour de Peduzzi à la différence près que celle-ci est datée dans le temps, et encombrée de gadgets évoquant l'industrialisation du XIXe siècle. La pièce close wilsonienne, cube magique qui rappelle le film de science fiction "Cube", percée de hautes fenêtres étroites, est d'une grande beauté formelle. L'arbre et son épée, une chaise à haut dossier et une table très étroite, d'abord perpendiculaire à la scène, puis pivotant pour se trouver de biais et former une barrière devant l'arbre, sont noirs et d'un design minimaliste. L'architecture de l'ensemble rappelle celle de l'entre deux guerres, ou des meubles de Morris.
Autant les figures hiératiques et la lenteur des gestes profite aux passages cosmogoniques : autant dans cet acte, le seul du Ring fondé sur l'intimité et la chaleur sensuelle, l'émotion que l'on retrouve chez Chéreau, est minimisée. La contradiction est flagrante entre le poème, et l'état émotionnel violent dans lequel Wagner était plongé au moment de la composition de cet acte (il pensait déjà à Isolde-Mathilde). L'acte est comme figé, cristallisé, abstrait. En contrepartie, on remarque l'admirable jeu de mains et les postures qui rappellent Tristan. Ce que l'on perd en sensualité et en pathos, on le gagne en universalité et en puissance dramatique.
Les lumières obéissent à un code difficilement repérable. Lorsque Hunding fait son entrée, toute la pièce est illuminée de vert, de même pendant le récit de Siegmund, le personnage, immobile, est d'un vert presque fluorescent.
Pendant le duo de la reconnaissance, lorsque Sieglinde décrit la beauté de son frère, dont elle est censée admirait les veines qui saillent sur son front, elle lui tourne le dos, ce qui laisse supposer qu'elle a des yeux à l'arrière de la tête.
Deuxième acteLe décor est neutre mais ne choque pas. Le sol rocheux se retrouve aussi bien dans le décor du Met, que dans celui du Ring de Hall-Dudley à Bayreuth. Le problème : Hunding ne meurt pas, mais s'en va épée brandie, obéissant au texte qui dit "geh!" mais point aux didascalies qui le font mourir d'une sorte de crise cardiaque.
Troisième acteOn voit au début quelques nuages de fumée censés évoquer la tempête. Trop ou trop peu! De même lorsque Wotan évoque Loge, un petit nuage fait une timide apparition derrière la Walkyrie endormie puis disparaît on ne sait pourquoi. Le sol se relève pour servir de lit à la Walkyrie endormie, mais un lit analogue a déjà servi au deuxième acte. Pendant le quasi-monologue de Wotan, sa fille est étendue comme à la fin du troisième acte.
Les lumières Une structure est constamment utilisée : une bande horizontale lumineuse d'un blanc nacré qui borne l'horizon et quelquefois qui s’élève dans les airs. Les éclairages varient par changements brutaux plutôt que par gradients. Les jeux de lumière les plus fréquents sont :
1. Les personnages sont des silhouettes noires sur un fond lumineux éblouissant, blanc, ou doré. Ces ombres chinoises, laissent quelquefois percevoir les visages seuls éclairés lorsque leur rôle l'exige.
2. On passe de l'obscurité à la lumière un assez court instant lorsqu'on veut souligner un passage particulièrement important. Par exemple lorsque la porte s'ouvre, laissant apparaître le clarté de la pleine lune, la pièce est inondée d'une intense clarté dorée, qui diminue aussitôt et est suivie par une pénombre bleue et le reflet des fenêtres sur le sol. Au deuxième acte, lorsque Siegfried est évoqué, même éblouissement lumineux. Mais il arrive souvent que ce vif éclat, toujours de courte de durée, coïncide avec des tournant s dramatiques de l'action.
3. On en arrive à la décision la plus provocatrice de Wilson : le feu nuptial évoqué par Wotan. Lorsque Wotan frappe trois fois le sol pour en faire jaillir la féérie lumineuse, pratiquement tous les metteurs en scène en profitent pour obtenir un effet spectaculaire. Chéreau utilise de la fumée aux lueurs d'incendie, Hall-Dudley, un cercle rouge sur un sol analogue à celui de Wilson, anneau incandescent qui évoque quelque ustensile ménager : plaque chauffante ou grille-pain. Kupfer utilise un cube de laser, et la version classique n'hésite pas à employer des feux de bengale. Or dans la vision de Wilson, tous s'attendent d'autant plus à voir une illumination cramoisie, que jusqu'ici, la lumière rouge n'a jamais été utilisée, à l'exception de celle projetée sur Loge. Ils en sont pour leur faim. La bande blafarde qui borne l'horizon reste désespérément incolore. Seule modification scénique, le sol se soulève portant la Walkyrie endormie presque à la verticale et quelques carrés disséminés dans le sol, sont le siège d'un brasier. L'explication donnée, par les spectateurs, mi-admiratifs, mi-choqués, de la prégénérale interrogés, est conforme à la scénographie déclarée par Wilson : éviter les pléonasmes, laisser parler l'orchestre. Il m'a paru évident que l'on accorde une plus grande attention à l'orchestre. Alors que chez Chéreau, c'est l'orchestre qui accompagne l'image (comme dans une musique de film) chez Wilson, c'est l'image qui se contrepointe à l'orchestre. La contradiction entre l'absence visuelle du feu et la musique de l'enchantement du feu, a pour effet de concentrer l'attention sur l'orchestre, seul porteur de la vision.
L'impression globale Au crédit de Wilson, on notera la progression de l'état de choc que produit l'oeuvre, à laquelle le Chef d'Orchestre est le principal artisan. Jamais je n'ai entendu l'orchestre avec une telle intensité. La progression de la tension de Rh à WIII, sensible dans toutes les bonnes exécutions du Ring est ici particulièrement ménagée. Bien que la comparaison de Wilson avec le théâtre Nô soit banale et superficielle, il est incontestable que sa maitrise du temps doit beaucoup à ces effondrements silencieux, à ces coups de théâtre fulgurants dont le Nô a le secret.
La fin de IIème acte est à cet égard tout à fait exemplaire. Alors qu'on est un peu déçus et étonnés de voir s'en aller benoîtement Hunding agitant lourdement son épée, laissant la scène vide, tout à coup l'anticlimax se mue en une vision hallucinante. Dans un éclairage d'ombres chinoises, la silhouette de Wotan, à l'horizon, régresse vers la droite, refoulée par celle, inattendue, de Fricka triomphante, véritable démon de kabuki. Aux dernières mesures, elle se tourne face au spectateurs en un geste victorieux et menaçant. C'est elle qui couronne cet acte atroce, donnant une conclusion logique mais inédite qui restera gravée dans ma mémoire comme un des passages les plus mémorables de mes soirées du Ring.
On peut citer à ce propos, l'extraordinaire conduite du combat. Sieglinde, dont la silhouette blanche violemment éclairée comme un linceul, s'écrie terrorisée " Siegmund", la scène est vide. Siegmund et Hunding chantent en coulisse, ils n'entreront en scène qu'au tout dernier moment, après l'apparition de Wotan et de Brûnnhilde à l'arrière plan. Cette dramaturgie surprenante est moins gratuite qu'il ne paraît. En effet Sieglinde est affolée, elle entend mais ne voit pas les personnages. Wagner a résolu le problème en plongeant la scène dans un brouillard nocturne, percé par des éclairs qui n'illuminent les acteurs que par intermittence. Ils donnent ainsi l'impression d'ombres chinoises statiques pris par un flash au magnésium. Wilson éclaire la scène mais le vide remplace les nuées et le brouillard.
L'espace manque pour noter toutes les trouvailles dramaturgiques de Wilson. Je citerai pour mémoire, le jeu de mains des personnages au premier acte. Notamment la présentations des boissons : eau, hydromel, tisane du soir droguée. Les coupes (ou les cornes si l'on préfère) sont simplement suggérées par le geste des mains qui donnent et celles qui reçoivent, vivement éclairées, renforcées par le croisement des regards. Les personnages d'habitude ne se regardent pas et font face à la scène, contrairement aux instructions formelles du compositeur-dramaturge. Mais lorsqu'ils se font face, se touchent ou miment une étreinte (comme la réconciliation de Wotan et de sa fille à la fin de W III,3), l'effet en est renforcé et l'union spirituelle dépasse le psychologique pour atteindre l'universel.
Au même niveau de détail voici un exemple de subtilité, relevé par plusieurs assistants à la "pré-générale". Lorsque Sieglinde évoque les réminiscences sonores et visuelles de son enfance et les compare à sa vision présente de Siegmund, les deux personnages, se font face et se rapprochent l'in l'autre, les mains en position de miroir "à main", comme si chacun se voyait reflété dans les paumes de l'autre. Dans WIII, 2, lorsque Wotan menace de condamner la Walkyrie déchue à un viol infâmant, celle-ci se cache le visage de sa main en signe de honte.
Il reste à conclure sur l'essentiel. Quelle que soit l'opinion que l'on puisse porter sur la "transcription" du Ring de Wilson et sur son parti-pris de découplage avec la dramaturgique originelle de Wagner, il faut convenir que le célèbre metteur en scène a atteint son but : libérer l'orchestre et lui donner une autonomie nouvelle. Les railleurs pourront s'exclamer : alors pourquoi pas un oratorio? Une version de concert serait encore plus radicale. Mais cette remarque dénote la mauvaise foi ou l'ignorance.
J'ai assisté par exemple, salle Pleyel à la version de concert donnée par Marek Janowsky. Je me suis juré de ne jamais plus refaire cette expérience. Wagner avait raison, le Ring n'est pas fait pour le concert mais pour l'expérience dramaturgique. L'orchestre était particulièrement tonitruant ainsi étalé sur scène, et la vision des chanteurs en smoking en train de lire leur partition avec application, m'était insupportable. J'avais beau fermer les yeux, le résultat était pire que l'écoute d'un disque en suivant la partition.
La dramaturgie de Wilson permet une toute autre écoute : l'orchestre engendre sa propre vision, ce que l'on voit exalte ce que l'on entend. Je dois à ce propos rapporter une remarque d'un des spectateurs, ami d'un musicien de l'orchestre. Le mérite de Wilson est certes de permettre d'apprécier ce que l'orchestre nous raconte, mais il a été merveilleusement secondé par la direction extraordinairement vivante du chef d'orchestre. Celui-ci, est un des meilleurs de notre époque, et respecté par les musiciens comme tous les conducteurs qui sont des pianistes de renom mondial (on ne triche pas avec la musique lorsque l'on peut interpréter la sonate op.106!). Mais de plus, j'apprends qu'il est adoré par les musiciens de l'orchestre, qui donnent le meilleur d'aux mêmes. Ainsi s'explique la sonorité merveilleuse, perceptible même à la pré-générale. À la complicité entre le metteur en scène et le chef, hautement proclamée, il faut ajouter celle de ce dernier et ses musiciens.
Il nous reste à attendre Siegfried, le plus perilleux des drames de la Tétralogie, à mon avis, et dont je n'ai vu qu'une représentation qui m'ait véritablement satisfait : celle de Knappertsbuch, dans une dramaturgie classique de Tietgen, avec Hans Beirer dans le rôle titre. Le problème est évidemment Siegfried, personnage injouable, issu de la fantaisie de Wagner, qui alors ne songeait nullement à une représentation du Ring. Jouer un drame de quinze heures était alors pure utopie, et les indications dramaturgiques du compositeur portent la marque de cette utopie. Il reste à voir comment la mise en scène abstraite et minimaliste de Wilson, libera le jeune adolescent de ses connotations grotesques accumulée pendant un siècle de tâtonnements inévitables et excusables.
B.Lussato. Vendredi 14 Octobre, minuit.
Notes additionnelles sur l'interprétation
Cet essai fait suite aux notations précédentes qui n'avaient porté que sur les pré-générales. N'ayant pu assister à la première, je ne puis juger que d'après les répétitions générales.
La critique française n'a pas été favorable dans son ensemble, et Carlin du Financial Times m'a informé que son journal n'a accepté aucun article sur le Ring du Châtelet, étant opposé par principe aux conceptions de Wilson.
Il me semble que cette attitude, par ailleurs peu éthique, repose sur un malentendu. Autant je me suis insurgé contre la gratuité de mises en scènes provocatrices comme celles de Nice ou de Stuttgart, autant j'ai fait un effort d'empathie pour celle de Wilson qui force le respect sinon l'adhésion, et qui mérite que l'on dépasse les premières impressions. Le malentendu dont je parle, est qu'on ne parle pas de la même chose. Les critiques font allusion à une "mise en scène", une de plus, de la Tétralogie. Or ce n'est pas de cela qu'il s'agit mais d'une variation sur l'oeuvre, d'un composé hybride, comme ces paraphrases de Liszt sur les opéras qu'il aimait. Ici la paraphrase est visuelle et dramaturgique. Le spectacle que présente Wilson est une oeuvre d'art en soi, à situer dans la trajectoire personnelle du créateur, comme une paraphrase de Rigoletto de Liszt doit être comprise dans l'oeuvre du compositeur hongrois et non comme inteprétation de Verdi.
Il est certain que la première réaction qui s'impose, est que le premier acte de W convient moins à la dramaturgie wilsonienne que les autres parties. Il me semble cependant que si l'on veut apprécier sa vision il faut procéder comme les japonais qui tirent parti des points positifs d'une réalisation que comme d'autres qui se valorisent en dénigrant les failles. Quels sont donc les points forts de ce Ring, après une prise de distance de prés d'un mois, qu'en reste-t-il?
DAS RHEINGOLD Rh.1. Le prélude est impressionnant, la genèse est parfaitement rendue avec les calmes horizontales, le bleu limpide faisant écho au mi bémol, les petits nuages rampant au sol pour se déverser dans la fosse d'orchestre. Les robes et la chorégraphie des filles du Rhin évoquent l'eau, les ondulations, les perspectives et les jeux d'ombre sont remarquables. Alberich est le seul personnage qui montre son corps, ici sa poitrine, ce qui introduit une connotation charnelle conforme au personnage qui est mu par le sexe. La colonne représentant l'or est explicite, et le jaune d'or qui envahit la scène magnifique, on croirait la pluie d'or qui tombe sur Danae. La sobriété du vol de l'anneau est remarquable. Certes, on peut se demander pourquoi les filles du Rhin n'essayent pas de retenir Alberich et laissent s'échapper l'Or, mais cette remarque vaut également pour la mise en scène de Chéreau, pourtant très fidèle aux indications wagnériennes.
Par la suite, les gestes des personnages seront totalement dissociés et du texte et des didascalies. C'est une option contraire au Ring selon Wagner et Watson s'oppose radicalement au désir du créateur. On doit donc considérer la vision de Wilson, soit comme une falsification (jugement négatif) soit comme une création (jugement positif). Une fois de plus on doit répéter que dans tous les cas il ne s'agit pas de l'oeuvre authentique, ce qui ne signifie pas que le résultat soit inintéressant ni sans valeur. Ici, au contraire, Wilson doit être crédité de deux qualités : pour la première fois, la fraction visuelle de la Gesamtkunstwerke se situe à un niveau artistique (et non seulement esthétisant) d'une qualité qui domine toutes les autres versions. Enfin une vision d'une noblesse, dont la simplification n'est jamais austère ni aussi minimaliste qu'on ne le dit. Les couleurs, les attitudes, la chorégraphie sont admirables en tant qu'objets en soi.
De ce point de vue la descente vers Nibelheim et le décor rappelant Kline ou les compositions de lignes de Rodchenko, est admirable. Il évoque des connotations d'agressivité, d'étouffement, de barbelés, de désorientation labyrinthique et il est servi par les éclairages. Le dragon et le crapaud sont des symboles qui s'intègrent plastiquement à l'ensemble. On ne voit pas les dieux se précipiter pour terrasser le nain vaincu. Ce dernier a les mains derrière son dos, comme si par la simple force de leur volonté, ses adversaires arrivent à le paralyser par des liens invisibles.
Relevons l'obscurité presque totale qui fait ressortir le visage de Fafner lorsqu'il vient de massacrer son frère. C'est le nadir de toute la production, le point le plus sombre. C'est aussi la première manifestation concrète de la malédiction.
A la fin, manque l'arc-en-ciel et le Walhall. Le public ne comprend pas, moi non plus.
DIE WALKÜRE En revanche à la fin, le feu brûle autour de la Walkyrie. Mais il semble émaner de trois grille-pains, défaut que l'on peut reprocher à d'autres mises en scène dont celle de Dudley. Mais des idées sont remarquables et innovantes.
WI. Le prélude nous montre Wotan, revêtu d'une luminescence bleue, sa couleur, traverser, pensif, l'avant scène. Il contemple la chambre close où se jouera le sort des amants incestueux comme s'il prévoyait les évènements qui conduiront à la gestation de Siegfried. On voit clairement que c'est lui qui a suscité la tempête. La gestuelle est très impressionnante et convaincante. C'est une véritable trouvaille dramatique.
Le premier acte a été critiqué comme étant très statique et dénué d'émotions. Il a pourtant été le préféré de ma soeur qui est particulièrement sensible à l'aspect affectif de W1. Je partage son point de vue. L'accent est mis sur les symboles essentiels : le jeu des mains et la présence virtuelle et d'autant plus forte, des coupes invisibles qui portent au lèvres des protagonistes l'eau, l'hydromel, puis le breuvage hypnotique. La lumière verte, d'un vert reptilien, haineux, malsain accompagne le moment essentiels. L'effet est saisissant lorsque le despote fait son entrée, portant son épée comme un pénis en érection, et aussi, lorsque immobile il écoute le récit de Siegmund. L'ombre portée de l'épée trace une diagonale tout à fait plastique, de même que la table et la chaise de Hunding pivote pour former un barrage devant le tronc, comme un interdit. A la fin de l'acte, Sieglinde à genoux, Siegmund la couvrant, épée brandie puis abaissée, transforme ce qui chez Chéreau est érotisme incandescent, en rituel presque machiste.
Les actes suivants présentent un même sol rocheux tout à fait conforme aux volontés de Wagner, et supérieur à la clairière et à la ruine romaine de Chéreau/Peduzzi. Le minimalisme wilsonien est parfaitement adapté au caractère abstrait et cosmique de ces deux actes. Au second acte, j'ai déjà relevé deux idées qui me semblent géniales, géniales car tout à fait inédites, géniales car mettant en relief ce qui est contenu dans la musique et dans le coeur même de cet acte si important pour Wagner.
La première idée, est d'avoir étendu Wotan et Brünnhilde dans une couche rocheuse, la même qui au troisième acte recevra Brünnhilde. On pourrait l'assimiler au divan du psychanalyste, ou encore à ces caissons de déprivation sensorielle destinés à faciliter les communications télépathiques dans les laboratoires de parapsychologie. Wotan revit le passé, en plongeant dans le passé mythique, celui d'avant l'Or du Rhin, immersion hypnotique. Brünnhilde, comme endormie capte les pensées de Wotan par osmose télépathique, comme si des ondes de forme baignaient les deux cerveaux. La seconde idée met en évidence d'une manière impressionnante ce que Wagner doit au théâtre Nô. Dans la fin de WII, comme dans celle de SI et de GI ou de GII, une suspension prolongée de l'action, se résout en un instant d'une extrême violence. La gamme qui escalade l'orchestre pour se précipiter dans le vide illustre la vision de cauchemar d'un démon faisant face à l'improviste à la salle pour lancer une imprécation : Fricka triomphe.
SIEGFRIED
Répétition pré-générale du 18 janvier 2006
Das ist kein mann!
Siegfried tourne le dos à une B. qu'il n'a pas déshabillée et s'exclame qu'elle n'est pas un homme. Rires dans l'assistance. D'autant plus qu'il est difficile de deviner le sexe de la personne étendue. Effet contraire à celui qui a suscité l'hilarité à Bayreuth et où Astrid Varnay vue de profil et étendue, la poitrine plantureuse apparaît tout à coup féminine à un Siegfried qui fait face à la salle. Je doute que ce décalage répondant à l'esthétique des metteurs en scène, produise l'effet qu’ils recherchent.
La traduction des surtitres laisse à désirer : au lieu de Leuchtender Liebe, Lachender Tod : amour rayonnant, riante mort, on lit "radieuse fin". Ce qui est beaucoup plus faible. De même pour "ich lieg und besitz, lachen mich schlafen" (je gis et je possède, laissez moi dormir!")
Propos de Wilson à l'issue de la prégénérale.
Une anecdote : « Bob avait adopté après bien des difficultés un petit garçon sourd. Lorsque Wilson jouait du piano, l'enfant touchait sa jambe et ressentait la musique par les vibrations. Lorsqu'un sentiment est très fort, que la passion vient de l'intérieur, c'est l'essentiel, et cela passe par des canaux mystérieux. L'important c'est l'énergie intérieure. La vision ressentie. »
Dans le Ring, comme on l'a dit plus haut, plusieurs strates de signification se superposent : la musique, le texte, la dramaturgie, la vision. Dans les deux dernières on conçoit la partition en contrepoint avec les autres strates : tantôt en coïncidence, tantôt en décalage en évitant les redites les pléonasmes et les contacts qui font opératique. Les choses se font par distance et intentionnalité, ce qui donne une noblesse à l'action. Les acteurs ont malheureusement beaucoup de mal à décaler les gestes qu'ils ont toujours accompli notamment dans la manière de marcher, de se déplacer. Siegfried est par exemple insatisfaisant bien qu'il ait une voix puissante. Son physique le dessert, il est vrai.
Les mouvements de doigts et la gestuelle sont proches du Nô japonais mais le code n'est pas explicité. Wilson a tout noté avec beaucoup de soin, sur papier, mais cela correspond à une vision intérieure et non à une correspondance objective et rationnelle
La force du premier acte est impressionnante. Le décor minimaliste est une sculpture en soi, comme une composition de Leavitt, de Judd ou de Serra. Le marteau rythme la lumière et à la fin, ce n'est pas l'enclume qui se fend mais toute la structure cubique qui représente la grotte de Mime. L'ensemble penche vers la gauche. Le personnage de Mime, généralement amusant, atteint ici une nouvelle caractérisation grâce à la gestuelle efficace de Wilson.
On relève les troncs oscillants de la forêt de S II, le dragon chinois et l'apparition de Fafner mourant, à l'exemple de Chéreau. L'oiseau, comme à Stuttgart, est présent sur scène sous la forme d'un enfant porteur de branchages. Bien évidemment, Siegfried ne touche ni le dragon, ni Mime. un signe de l'épée suffit pour les faire passer à trépas.
Le troisième acte ne nous apprend rien d'original. Le feu n'est pas représenté par la lumière mais par le brasier de feux de bengale.
CREPUSCULE DES DIEUX
Générale
Le premier acte est d'une indicible beauté. Le code des couleurs apparaît plus clairement : vert venimeux pour Hagen, rouge incandescent pour la lance qui va tuer le héros, le même rouge qui éclaire d'une lueur démoniaque Hagen tendu de toutes ses forces lorsqu'il annonce l'arrivée de Siegfried. Lorsque le thème de la malédiction retentit, le changement de lumière est saisissant. Le passage du serment est également un des points forts de la conception plastique de Wilson.
Grâce à la direction très nuancée de Eschenbach mise en valeur par une gestuelle magnifique, jamais la scène entre Brünnhilde et Waltraute qui tend à être trop statique, n'a été aussi dramatique. Voici un bon exemple d'action animée de l'intérieur. En revanche on est toujours génés de ne rien voir qui évoque le feu, et par le fait que Brünnhilde ne lutte guère avec Siegfried, ce qui prive de toute signification la partition qui joue ici le rôle d'une musique de film. A la fin, Siegfried omet de retirer le Tarnhelm, ce qui paraît judicieux puisque Brünnhilde est toujours présente.
Au second acte, la scène entre Hagen et les hommes atteint une puissance démoniaque insoupçonnée grâce à la battue très précise du chef, et de l'emploi de la couleur rouge-orangé qui envahit la scène d'une manière d'autant plus obsédante qu'elle est rarement utilisée. On comprend pourquoi le feu n'est jamais figuré par la lumière rouge : ce serait interférer avec le code des couleurs wilsonien. Détail qui n'est pas pour nous surprendre : la lance de Hagen brûlant d'un rouge sanglant lorsqu'elle ne sert pas, s'éteint lors du serment et de l'assassinat. On remarquera aussi la main sanglante de Hagen lors de la scène de la conspiration, autre moment fort.
Le troisième acte est le plus difficile à mettre en scène, et celui où Wilson a accumulé les hardiesses. La scène entre les filles du Rhin et Siegfried est d'autant plus crédible que le chanteur a pour une fois le physique du rôle : celui d'un tout jeune homme, tout en ayant une voix plus que correcte en dépit de jugements sévères. Rappelons que Wagner avait choisi Unger pour son aspect physique, au détriment de sa puissance vocale. On peut être étonnés par le fait que Siegfried meurt tout seul et debout, face au public. Ce n'est qu'au moment d'expirer qu'il s'affaisse comme un cygne blessé.
La marche funèbre ménage une surprise. Le cadavre s'anime et se lève, zombie fantomatique rappelant le Tristan de Bill Viola se dont le corps se redresse après la mort. Siegfried traverse la scène après avoir mimé les scansions de l'orchestre avec son épée. On le retrouve couché dans un des lits mortuaires dans la salle du palais de Gunther évoquée par des verticales qui vont à la fin s'enflammer. (Par la suite la préfecture de Paris, interdit ce jeu de scène par souci de sécurité). Brünnhilde se couche dans l'autre lit, et lors de l'incendie final le Walhall est figuré par une sorte d'aquarium de verre, ou flambe un feu de Bengale, et disparaît dans les cintres. Une colonne d'un jaune or très soigneusement calculé apparaît dans le ciel vide et un éblouissement soudain éclaire la nouvelle ère.