Désenchantement
Il arrive parfois que les vagues grises de la déception recouvrent les plaines fertiles de l'imagination. Il suffit de peu pour que la tristesse déborde. Ce soir j'ai laissé tomber mon téléphone portable dans la baignoire. On ne peut plus me joindre. Plus tard, j'ai essayé d'expliquer le Ring à Alexandre Hall-Bentzinger, mais j'étais sans cesse interrompu par des communications urgentes qui me rappelaient qu'il est pris par des occupations autrement importantes que les aventures de Wotan. Je me suis senti misérable et inutile. Que pèse la culture humaniste dans un monde gouverné par le pouvoir et l'argent ?
Pour couronner le tout, j'ai eu droit de la part d'un soviétologue renommé à un discours sur l'âme russe (mais n'est-il pas applicable aux grands qui nous dominent?). Sans penser à mal, les Slaves vous posent des lapins, changent d'idée comme de chemise, renient des promesses jurées dans l'élan de l'instant, pour renier ensuite leur reniement, passent des déclarations les plus chaleureuses à l'indifférence la plus glaciale... Comment l'amitié peut-elle naître et tenir sur ce sol ingrat, balayé par le vent du caprice, où l'oubli gomme les projets les plus audacieux, où tout est mirage? Cette question peut vous laisser indifférents sauf lorsque vous êtes engagés dans une relation amicale et profonde, ce qui est mon cas.
En guise de consolation, j'ouvre mon recueil de La Flûte de Jade, qui a servi de source d'inspiration à Mahler pour son Chant de la Terre et qui mieux que n'importe quelle poésie , résonne dans mon âme. J'en relis quelques uns de ces concentrés de vie douce-amère.
Je me promenais
En files noires de oies sauvages traversent le ciel;
On voit dans les arbres des nids abandonnés
Les montagnes semblent plus lourdes
J'ai trouvé, près de la fontaine, la flûte de jade que tu avais perdue, cet été; l'herbe haute l'avait soustraite à nos recherches. Mais l'herbe est morte, et ta flute brillait au soleil, ce soir.
J'ai pensé à notre amour,qui est resté si longtemps enseveli sous nos scrupules.
Chang Wou Kien 1879
Sagesse
Lorsqu'une femme te parle, souris et ne l'écoute pas. Livre des rites, 7e siècle av.J.C.
Notre bateau glisse sur le fleuve calme
Au delà du verger qui borde la rive, je regarde les montagnes bleues et les nuages blancs
Mon amie sommeille, la main dans l'eau. Un papillon s'est posé sur son épaule, a battu des ailes, puis s'est envolé. Je l'ai suivi des yeux, longtemps. Il se dirigeait vers les montagnes de Tchang-nân. Etait-ce un papillon ou le rêve que venait de faire mon amie?
Chang Wou Kien
Le bonheur
Je suis vieux. Rien ne m'intéresse plus. D'ailleurs je ne suis pas très intelligent, et mes idées ne sont jamais allées plus loin que mes pas.
Les doigts bleus de la lune caressent mon luth.Le vent qui disperse les nuages, cherche à dénouer ma ceinture.
Vous me demandez quel est le suprême bonheur ici-bas?
C'est d'écouter la chanson d'une petite fille qui séloigne après vous avoir demandé son chemin.
Le livre des Rites
Les trois princesses
Au pays de Sin, trois princesses, jeunes et belles, sont assises sur une plage blanche. Elles cherchent du regard une nef qui les emmenerait, très loin, au delà de l'horizon, vers une île qui doit exister, où les femmes sont heureuses. La mer est bleue.
Au pays de Sin, trois princesses, qui ne sont plus ni jeunes ni belles, pleurent debout, sur une plage blanche. La mer est bleue.
Au pays de Sin, trois princesses ,, vieilles et sans voix, sont accroupies sur une plage blanche. Elles jouent avec le sable et s'en inondent les cheveux, croyant que les grains de sable sont des fleurs. La mer est bleue.
La Ksu Feng. IIIe siècle de l'ère chrétienne.
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