Chronique de Frédéric Bonnet
Monday, 12 November 2007
Chronique Hawaiienne… au pays du cliché !
Kee Beach, Kauai
Je suis de retour d’Hawaii, où j’ai passé deux semaines à sillonner trois îles de l’archipel – Oahu, Kauai et Big Island – en compagnie d’Olivier Millagou, un artiste français.
Afin de financer ce voyage, nous avons obtenu une bourse de l’association Cultures France, rattachée au Ministère des Affaires étrangères, qui tente de promouvoir la diffusion des artistes français à l’étranger.
Pourquoi Hawaii ? Parce que c’est un de ces lieux fantasmatiques, farcis de clichés et d’idées reçues. Et que Millagou, justement, travaille beaucoup sur, autour et avec les clichés. En même temps qu’il intègre dans sa pratique le détournement d’images issues de la culture populaire, en particulier liés à la musique rock et au surf.
Aller voir ces lieux tellement « carte postale » nous intéressait donc, afin de tenter d’en saisir la teneur véritable.
Hulemalu, Kauai
Wailua, Kauai
Car nous avons tous à peu près les même images qui surgissent dans la tête à la simple évocation du mot « Hawaii », en particulier celles de plages sur lesquelles s’alanguissent quantité de cocotiers.
L’une des grandes surprise de nos pérégrinations fut de constater que ces clichés sont bel et bien surfaits, et que le paradis décrit dans les cartes postales tient pour partie de la désinformation. Non que le binôme plage + cocotiers soit inexistant, mais il est loin de constituer une tendance lourde. Avoir parcouru plus de 2.000 km en voiture nous l’a confirmé… et bien au-delà. Si certaines sont splendides, beaucoup de plages se sont à l’inverse révélées décevantes. Pas des lieux sordides, mais plutôt plastiquement sans intérêt, assez neutres, ou pour certaines pas si éloignées de ce qu’on peut trouver dans le sud de la France, du côté de Saint-Tropez ou de Saint-Raphaël.
L’autre grande surprise fut la grande diversité naturelle : à Hawaii, bien que solidement implanté, le palmier n’est pas (seul) roi. La nature est multiple et rapidement changeante, y compris sur les bords de mer. Ce qui donne à certaines très belles plages des reliefs inattendus.
Autre cliché battu en brèche : la célèbre plage de Waikiki, à Honolulu, est une horreur sans intérêt, bordée par une très longue avenue où se déploient, en un gigantesque centre commercial à ciel ouvert, toutes les marques de luxe de la planète. Toute la côte de la ville est par ailleurs littéralement défigurée par un urbanisme envahissant, fait d’aberrations architecturales (il n’y a pas une seule tour qui ait un quelconque intérêt !).
C’est donc lorsqu’on sort des sentiers battus, sur la magnifique île de Kauai ou en arpentant le sud très aride de la Big Island ou encore ses rives recouvertes de lave ou de sable noir, que l’on se trouve entraîné au bout du monde, dans des atmosphères inattendues et attachantes.
South Point, Big Island
South Point, Big Island
En outre Millagou, étant toujours très absorbé par la couleur noire et le côté obscur des choses, nous avions décidé de produire une nouvelle série d’image, intitulée « After Sunset », toutes réalisées selon le même protocole. Tous les soirs nous avons donc choisi quelques points de vue, que nous avons photographiés après le coucher du soleil, et juste avant la tombée de la nuit. Avec la volonté de donner à voir ces beaux paysages, toujours représentés hauts en couleurs, d’une autre façon, avec d’autres textures… au-delà du cliché ! Et donc d’en proposer une autre lecture.
Les images étant en production, je ne peux encore rien en montrer. Je me contente donc de livrer quelques « clichés » de voyage, à commencer par celui de Kee Beach, véritable plage du bout du monde car la plus à l’ouest de tout l’archipel.
Kalapana, Big Island
Anahola Beach, Kauai
Monday, 10 September 2007
Annette Messager. Les Messagers
Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 17 septembre
L’exposition d’Annette Messager qui se tient au Centre Pompidou est un formidable événement. Si l’on ne l’a pas encore vue, il faut y courir avant la fermeture.
Il est toutefois regrettable qu’une œuvre d’une telle ampleur ait dû se contenter des galeries sud du Centre Pompidou, alors qu’elle aurait plus qu’amplement mérité une grande rétrospective au 6e étage !
Vues des salles de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie Sud
© Adam Rzekpa, Centre Pompidou, 2007
La présentation concentre les principales préoccupations d’une artiste partie d’un questionnement sur l’identité féminine à travers l’exploration des univers stéréotypés, à des œuvres beaucoup plus graves, macabres voire cruelles, tels ces animaux hybrides, sur les corps empaillés desquels sont greffées des têtes de peluches.
Ne négligeant pas une certaine théâtralité, en parfaite adéquation avec l’univers sombre qui caractérise son œuvre, Annette Messager s’est depuis deux décennies lancée dans de grandes installations, où souvent l’ambigu règne en maître. Organes et morceaux de corps en suspension y sont légion, provoquant des visions parfois troublantes et toujours empreintes d’un très fort impact.
Articulés-Désarticulés, 2001-02
Vues des salles de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie Sud
© Adam Rzekpa, Centre Pompidou, 2007
Je reproduis ci-dessous le texte d’un entretien réalisé avec l’artiste en 2005, quelques semaines avant la Biennale de Venise où elle obtint le Lion d’Or avec la Pavillon français.
Des méandres et des recoins
On a connu Annette Messager Truqueuse, Collectionneuse, Amoureuse… à la faveur d’œuvres de jeunesse où ses « albums-collections » rassemblaient des constats acides et lucides sur la condition féminine et ses désirs. On a vu des fragments corporels raconter des histoires. On a traversé des « forêts » de peluches et d’animaux métamorphosés. On a visité des organes disproportionnés… Les atmosphères sont toujours étranges, parfois inquiétantes. Comme si un théâtre d’ombres nous dévoilait soudain sensations et sentiments enfouis ou occultés.
Lancée depuis toujours dans une recherche de l’être via la prospection de l’intime, Annette Messager use d’une veine toute personnelle, à la fois fantastique et attractive, qui ouvre une porte sur les dérèglements du monde et les arbitraires de la peur.
Elle est aujourd’hui, en 2005, la première femme à représenter la France à la Biennale de Venise, la plus prestigieuse des biennales d’art contemporain ! À la veille de l’ouverture, retour sur un parcours fort et prégnant, parce que troublant et cohérent.
Pour quelles raisons la question de l’intimité, de l’exploration de l’être au plus profond, traverse-t-elle sans relache l’ensemble de votre œuvre ?
Il n’était pas si évident d’être une jeune femme artiste dans les années 70 en France, et je n’avais pas de référence de cet ordre. Je me posais beaucoup de questions. J’ai donc essayé d’interroger les autres, ma culture, mon environnement, les journaux, pour voir comment on définissait une jeune femme de l’époque. Et souvent, assez ironiquement, j’ai pris le sens inverse, j’ai joué en fait. Il était plus facile de parler de son intime, de son quotidien, en littérature que dans les arts plastiques. J’ai essayé de le faire tout en jouant complètement sur le faux : ce n’est jamais moi mais en même temps c’est moi. Je me suis dit « je vais me donner de multiples personnalités, de multiples identités, m’inventer des hommes que j’aime, une vie tout à fait normale de jeune femme. » J’étais peut-être plus femme dans mon travail que dans ma vie. J’ai commencé à dire « je », « moi », « mes ». J’ai beaucoup employé le possessif, d’une manière très agacante. J’ai tout fait pour être agacante.
Cherchiez-vous à créer un ou des personnages ?
Les femmes sont multiples et ont peut-être plus de choses dans la tête : le travail, la vie amoureuse, les amis, la cuisine… Je me disais qu’Annette Messager était tout à la fois une midinette, quelqu’un qui veut être artiste, qui veut séduire… Je disais que je voulais être belle et rebelle plutôt que moche et remoche !
Vous situiez-vous dans une perspective féministe, et notamment dans la dénonciation de la violence sociale faite aux femmes ?
J’ai toujours été dans la dénonciation très souterraine. Je préfère prendre le problème à l’envers et par en-dessous plutôt que de dénoncer brutalement.
Au regard de votre carrière, avec des rendez-vous prestigieux à l’étranger comme la Documenta ou une exposition personnelle au MoMA, êtes-vous satisfaite d’être devenue artiste ?
Je pense n’avoir pas trop trahi mes désirs de jeunesse, et je crois avoir toujours été libre. J’ai la chance extraordinaire de faire ce que je veux, de continuer. Cette liberté est formidable dans une vie. Je ne vais pas m’en plaindre ni me plaindre que préparer la Biennale de Venise c’est lourd. Oui c’est lourd, mais en même temps c’est amusant. Il faut prendre les choses avec un peu de légèreté.
Venise est un enjeu important.
Une exposition est toujours un enjeu. Il est vrai que Venise c’est lourd parce qu’on sait que ce sera très vu. Parfois c’est dans de petites expositions, où il y a peu de moyens, qu’une sorte de légèreté et de magie s’opèrent.
Beaucoup de votre travail est lisible par le biais du conte, de la fable, du récit. C’est pour raconter des histoires ?
J’aime bien me raconter des histoires. J’aime les clichés, les proverbes. Les histoires d’enfants c’est monstrueux. Psychanalytiquement il y a toute notre société dans les contes de fées. Cela m’a toujours intéressée et c’est souvent un point de départ. Pour Venise c’est la même chose, je prends un petit héros légendaire et puis je fais mon histoire. Et pour ce faire je cherche une forme à moi, qui colle avec ce qu’on est, à notre époque. La forme pour la forme m’importe peu. Ce sont nos histoires, nos peurs, nos angoisses qui m’intéressent.
Il y a chez vous beaucoup de méandres et de recoins.
Oui j’aime beaucoup les labyrinthes, je ne suis pas du tout linéaire. Je ne m’en rends même pas compte, mais je sais que je n’aime pas les accès directs. J’aime les endroits un peu cachés, sombres, pas la forte lumière. Je suis dans les choses un peu souterraines, occultées, à ressorts.
Vous tendez aussi vers un aspect un peu fantastique.
Oui, nous avons tous en nous un côté noir.
Vous cultivez ce côté-là ou ressort-il spontanément ?
Non il ressort comme ça. Peut-être qu’en vieillissant ça s’accentue. Je trouve que le monde va très mal, mais si je ne voyais que ce côté dans l’humain je ne ferais rien.
Pensez-vous qu’on puisse aborder notre vie d’humain via la métamorphose ?
Nous entrons dans une époque de plus en plus post-humaine et je m’intéresse justement beaucoup à l’aspect métamorphose. On peut tout se changer physiquement, se changer les organes… Et tout cela est irréversible. Il y a peut-être déjà des clonages humains. C’est passionnant mais effrayant car un nouvel être humain est en train de se constituer.
C’est ce qui vous a conduite à explorer le revers monstrueux du corps dans vos pièces où il est éclaté, les organes détricotés ou suspendus ?
Mais le corps est monstrueux. Le corps, les organes… on ne veut pas savoir ce qui se passe à l’intérieur. Pourtant j’aime beaucoup les monstres, parce que le monstre est peut-être ce qu’il y a de plus humain. Frankenstein est fabriqué de toutes pièces. Il est à la fois gentil, balourd, maladroit. C’est une pauvre chose simulacre de nous-mêmes.
Diriez-vous que votre travail est devenu plus grave au fil du temps ?
Vous n’avez pas tort en disant qu’il est devenu plus grave mais en même temps il est devenu plus ludique, justement en jouant plus avec des choses graves. Le ludique permet de faire passer plus facilement des choses difficiles.
De toute façon on joue beaucoup à cache-cache dans votre œuvre.
Oui, car je pense que les choses cachées sont ce qu’on a le plus envie de voir. On est toujours attiré par ce qu’on ne peut pas voir ou qui est défendu.
Vous avez envie de montrer des choses défendues ?
C’est ce qui m’intéresse le plus.
Chimères, 1982-84
Vues des salles de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie Sud
© Adam Rzekpa, Centre Pompidou, 2007
Saturday, 14 July 2007
A Rose Has No Teeth: Bruce Nauman in the 60’s
Castello di Rivoli (Turin). Jusqu’au 9 septembre
www.castellodirivoli.org
Bruce Nauman… en long et en large. C’est un peu ce que propose le Castello di Rivoli, près de Turin, dans la magnifique exposition qu’il consacre à l’artiste américain. Et ce avec cent-huit œuvres couvrant un très court laps de temps, puisqu’en fait de décennie, les années 1960 se concentrent chez lui sur la période 1965-69. Cinq années au cours desquelles il a couché tous les principes essentiels de son œuvre et de ses développements futurs.
1965 donc, et l’une de ses premières sculptures, exposée d’entrée, qui d’emblée pose l’un des enjeux essentiels de son travail : expérimenter l’être et le monde, et comprendre cette expérience afin d’en dégager des significations. Ce qui concrètement va se traduire par une exploration aiguë de ce qui fonde le mode de vie, de travail et de pensée d’un artiste.
A cast of the Space Under My Chair (1965-68), est un moulage en ciment, un bloc presque cubique, qui tel que l’indique son titre n’est autre que le moulage de l’espace vacant sous une chaise. La démonstration est simple et on ne peut plus pertinente. Plutôt que d’entreprendre l’exploration des évidences qui l’environnent, des occurrences « positives » immédiatement accessibles par l’œil, l’artiste se lance depuis « l’autre côté ». Une sorte de quête du « négatif » dont la révélation permet d’y voir plus clair dans le maquis des significations et la complexité des processus de perception, tant visuels que physiques et psychologiques.
The True Artist Helps the World by Revealing Mystic Truths (Window or Wall Sign), 1967
150 x 139,7 x 5,1 cm
Courtesy the artist and Sperone Westwater, New York
© 2006 Bruce Nauman/Artist Rights Society (ARS), New York
Ce qui fascine chez Nauman c’est l’absence absolue de linéarité dans son œuvre, quelle que soit la période considérée. Les années soixante – de formation… on insiste – sont marquées par une profusion créative qui passe par la sculpture – ciment, bois, néon, fibre de verre… –, la performance – et notamment des recherches sur la spatialisation du corps, en particulier grâce à tout un jeu d’actions effectuées autour d’un carré tracé au sol de l’atelier, qui en quelque sorte constitue un module de référence au déplacement, et par-delà à l’appréhension du monde –, jusqu’à des films mettant en scène le quotidien le plus banal, tel le réjouissant, et jamais vu jusqu’alors, Fishing for Asian Carp (1966), montrant l’artiste à la pêche avec son ami William Allan. Toutes choses qui soulignent que, pour l’artiste, les éléments de réponse devaient reposer sur des bases simples, l’art étant fait de ce qui nous entoure.
Entre performance et objet, se met en place un double langage que l’exposition, qui fait judicieusement alterner films et sculptures, éclaire au mieux. Aux interrogations quant au positionnement du corps dans l’espace, à ses réactions physiques et émotionnelles lors de ses déplacements et de sa rencontre avec des objets, répondent des moulages abstraits, en fibre de verre ou résine, qui ne singent pas la pause ou le mouvement mais évoquent l’enveloppe.
Ici l’artiste manipule sa jambe pour faire de la sculpture (Thighing (1967), quand plus loin est accroché un moulage agrandi de son genou (Six Inches of My Knee Extended to Six Feet, 1967). Là, il expérimente des formes en prenant appui sur le mur (Wall-Floor Positions, 1968), pendant qu’on retrouve ailleurs des structures glissant du mur vers le sol (Untitled, 1965). La question de la mesure apparaît en outre récurrente, notamment avec ces néons « cartographiant » sa moitié gauche à intervalles réguliers (Neon Templates of the Left Half of My Body Taken at Ten-Inch Intervals, 1966) ou le dessin préparatoire à une structure abstraite pouvant contenir le quart arrière droit de son corps (Storrage Capsule for the Right Rear Quarter of My Body, 1966).
Le langage de Nauman, et sa compréhension, se construisent également sur une série d’oppositions, voire de contradictions. Elles sont évidemment manifestes dans le lien établi entre réel et abstraction, où l’artiste semble mettre à l’épreuve une « réalité abstraite » de la forme et du fond, non seulement grâce aux va-et-vient entre sculpture et performance, mais aussi par les jeux plastiques auxquels il se livre. Notamment lorsqu’il prétend rendre abstraite une chaussure en la couvrant de goudron alors qu’il s’agit d’un morceau de bois qui prend l’aspect d’une chaussure… rendue abstraite (Abstracting the Shoe, 1966).
Ces oppositions sont également à l’œuvre dans la question de l’exposition de soi. Certes Nauman a beaucoup donné à voir de lui-même, mais s’est-il pour autant révélé ? Son célèbre film Art Make-Up (1967), présenté ici dans de bonnes conditions avec quatre projections simultanées dans un carré, permet d’en douter, tant il apparaît que l’artiste se cache et se constitue un masque. De même son nom donné à voir en néon est-il rendu illisible par la déformation (My Last name Exaggerated Fourteen Times Vertically, 1967).
L’extension de soi, au-delà du corps, que constituent cette œuvre et beaucoup d’autres, peut en outre se lire telle une adresse à l’universel. Une ouverture plus marquée vers l’expérience du spectateur, que symbolisent les corridors des années 1970 – d’étroits couloirs que le visiteur peut traverser – dont le tout premier exemple clôt l’exposition (Performance Corridor, 1969).
Art Make-Up No. 2, Pink, 1967–68
16 mm film, color, silent; 10 min.
Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea
NB : Cette chronique s'interrompt quelques semaines, le temps d'une trêve estivale.
Sunday, 1 July 2007
Estuaire Nantes > < Saint-Nazaire 2007
Jusqu’au 1er septembre
www.estuaire.info
Qui a dit que les politiques se méfiaient comme d’une guigne de l’art contemporain?
À mille lieux des rejets caricaturaux ou des empathies parfois démagogiques, la manifestation « Estuaire Nantes > < Saint-Nazaire 2007 », initiée par Jean Blaise, directeur du Lieu unique à Nantes, s’impose comme une belle réussite culturelle et politique, en ce qu’elle impose l’art contemporain comme un facteur à part entière d’un processus d’aménagement du territoire et de définition d’une identité métropolitaine.
Avec le recul de l’implantation industrielle, les villes de Nantes et Saint-Nazaire font face à la nécessité de reconvertir des zones situées en pleine ville. Avec cette opération estivale, qui voit une trentaine d’artistes investir des structures culturelles des deux villes, mais aussi divers sites urbains et les rives de l’estuaire de quelques 60 kilomètres qui les relie, preuve est faite que « l’art contemporain a sa place au cœur de la cité, même quand il dérange », pour reprendre un propos très volontariste de Jean-Marc Ayrault, le maire de Nantes. Un édile que l’on a pu voir expliquer le plus tranquillement du monde le sens de son action à l’un de ses administrés, manifestement mécontent de voir la grande statue de la place Royale enfermée dans un amas décrépi de tôles ondulées (une intervention de l’artiste japonais Tatzu Nishi, qui a construit une véritable chambre d’hôtel autour de la statue, à visiter le jour et à vivre la nuit).
Les espaces institutionnels sont de la partie, tel le Musée des Beaux-Arts qui accueille une formidable installation in-situ d’Anish Kapoor. Svayambh (2007) transfigure littéralement l’édifice, avec un wagon de trente tonnes de cire rouge qui se déplace lentement, d’avant en arrière, sur un podium situé à 1,5 mètre de hauteur qui traverse tout le patio pour aboutir dans l’entrée. Traversant les arcades, il y laisse des traces de son passage, entre violence contenue et lyrisme tragique.
Anish Kapoor, Svayambh, 2007
Cire synthétique, bois, nergalto, métal.
Parcours : 45m x 3m.
Wagon : 7 m x 3 m x 4,50 m
© Cécile Clos, photographe du musée des Beaux-Arts de Nantes, Ville de Nantes.
Dans l’espace urbain, la démonstration s’opère sur l’Ile de Nantes, vaste chantier à ciel ouvert, qui a déjà vu s’implanter un palais de justice imaginé par Jean Nouvel et poursuit sa mue sous la houlette de l’urbaniste Alexandre Chemetoff.
C’est sur le quai des Antilles que les transformations apparaissent les plus patentes. Alors que Daniel Buren, avec la complicité de Patrick Bouchain, y a installé 18 cercles de 4 mètres de diamètre qui à la nuit tombée s’illuminent de couleurs et redessinent la voie (Les Anneaux, 2007), le vaste Hangar à Bananes, ancienne mûrisserie de 8 000 m2, a été complètement reconverti. Divisé en « cellules » ouvertes sur la Loire, il a permis l’installation de cafés et restaurants branchés qui redonnent vie au site. Un espace d’exposition y a été également aménagé, pour lequel Laurence Gateau, directrice du Frac des Pays de la Loire, a conçu « Rouge Baiser », un accrochage sensible et remarquablement agencé d’œuvres de sa collection.
À Saint-Nazaire, la disparition des chantiers navals a laissé vacants de nombreux espaces. Mais c’est sur le site du port lui-même que Felice Varini, avec Suites de triangles (2007), réussit à imposer une nouvelle conscience du territoire. Reconstituée depuis une terrasse, une ligne adjoint des figures géométriques éclatées dans l’environnement, sur des hangars, des toits ou des silos. Réassemblés ou pas, ces motifs constituent le prodige d’amener le regard à se détourner du large pour redécouvrir un port délaissé.
Sur les rives de l’Estuaire, les sites livrés aux artistes jalonnent le territoire. On peut les aborder par la terre ou les découvrir par voie d’eau, notamment grâce à une croisière fluviale quotidienne spécifiquement organisée.
Si les interventions sont d’intérêt inégal, certaines s’avèrent particulièrement pertinentes ou drôles dans ce contexte. Avec Did I Miss Something ?, Jeppe Hein a installé un jet d’eau de 20 mètres de hauteur, qui ne se déclenche que si quelqu’un s’assoit sur banc situé sur la rive. Près d’une écluse, Erwin Wurm a accroché un bateau déformé qui semble vouloir rejoindre ses congénères (Misconceivable, 2007). Un curieux campement d’architectures mobiles et d’habitats légers – avec des projets de Dré Wapenaar, Atelier Van Lieshout ou Denis Oudendijk – fait surface à Frossay. Et on voit même un réplique de l’ancienne auberge de Lavau-sur-Loire s’enfoncer dans le fleuve (Jean-Luc Courcoult, La Maison dans la Loire, 2007).
Certaines installations, telles celles de Buren, Wurm ou Tadashi Kawamata, qui toujours à Lavau a pensé un chemin s’enfonçant dans les marais qui aboutit à un observatoire (L’Observatoire, 2007), sont pérennes. Elles viendront enrichir les prochaines éditions, prévues en 2009 et 2011. Occasion sera alors donnée de mesurer le chemin parcouru par cette identité territoriale en cours de constitution.
Saturday, 23 June 2007
Impressions de Venise II
Penser avec les sens, sentir avec l’esprit
Jusqu’au 21 novembre
Arsenal et Pavillon italien des Giardini
www.labiennale.org
Revenons sur la Biennale de Venise, où à côté des pavillons nationaux installés dans les Giardini et dispersés dans la ville, se tient la toujours très attendue exposition internationale, sise à l’Arsenal et dans le Pavillon italien.
Confiée pour la première fois à un américain, Robert Storr, ancien conservateur au MoMA de New York, elle déçoit les nombreuses attentes placées en elles.
Storr, esprit brillant qui a orchestré au MoMa de très belles expositions, et notamment une formidable rétrospective Gerhard Richter en 2002, avait annoncé, avec sa thématique « Penser avec les sens, sentir avec l’esprit », vouloir réconcilier les « séparations factices » entre le sensuel et l’intellectuel, et pour ce faire « donner du plaisir là où il y a quelque chose de caché pour réfléchir ».
Une belle profession de foi peu suivie d’effets, alors que paradoxalement ce n’est pas le choix des artistes qui est en cause.
Parmi les 100 sélectionnés, tous ne sont pas intéressants, heureusement ! Mais force est de constater que l’exposition réserve de beaux moments. Le jeune italien Paolo Canevari par exemple, qui avec « Bouncing Skull » (2007) livre un film remarquable et glacial, où un enfant joue au football avec un crâne humain devant un édifice presque détruit.
Le colombien Oscar Muñoz revient subtilement sur les disparitions politiques avec une suite de cinq écrans vidéos. Dans son « Proyecto para un memorial » (2003-05), un pinceau dessine à l’eau sur du béton des portraits qui s’effacent très rapidement sous l’effet du soleil.
La redécouverte de l’argentin León Ferrari est savoureuse. Particulièrement son Christ crucifié sur un avion militaire qui tombe en piquée, qui n’a pas pris une ride (« La civilización occidental y christiana », 1965).
Avec « Tijuanatanjierchandelier » (2006), le regretté Jason Roadhes livrait une belle et vaste installation où mots en néon et objets traditionnels évoquent les migrations.
De bonnes œuvres donc, et un accrochage impeccable. Mais l’ennui avec cette exposition c’est qu’à quelques exceptions près, telle une somptueuse série de six toiles très complexes de Richter (« Cage 1-6 », 2006), le rideau de perles dorées de Felix Gonzalez-Torres, ou le film d’animation très psychologique de la japonaise Tabaimo, où une main s’aventure dans une maison de poupée pour en faire et défaire l’organisation (« Dollfullhouse », 2007), on perçoit peu les notions de plaisir et de sensualité annoncée par le commissaire.
Son exposition fonctionne plutôt comme un réquisitoire accablant et sans échappatoire sur la déliquescence du monde contemporain. S’y enchaînent la guerre, les rétentions, les crises économiques, les problèmes migratoires, la faillite des utopies, l’enfermement et la surveillance… Tout cela sans que jamais, où presque ne pointe un relent d’optimisme. La traversée du long arsenal confine donc, au bout d’un moment, à l’épreuve.
Storr est américain. Il ne fait nul doute qu’il est profondément atterré et marqué par le comportement de son pays et son enlisement dans le bourbier irakien, et que cela influe sur sa perception du monde et du regard qu’y portent les artistes.
Reste que ce pessimisme exacerbé n’est pas la seule réponse à y apporter. Nombreux sont les artistes, à traiter de sujets difficiles sur le fond d’une manière plus légère dans la forme. N’importe quel visiteur est à même de faire la part des choses et de savoir que le monde dans lequel il vit ne tourne pas rond et comporte un lot phénoménal d’ignominies sans nom. Le seul constat, même s’il est salutaire, ne suffit pas à faire avancer la prise de conscience. Car la seule dénonciation, pessimiste et accablante, ruine l’idée qu’il y a encore des raisons d’espérer, des possibilités d’intervenir. On veut pourtant encore le croire.
Paolo Canevari
Bouncing Skull
2007
Video
Cortesy; Paolo Canevari, Galleria Christian Stein, Milano
Leon Ferrari
La Civilización Occidental y Cristiana
1965
Tecnica mista / Mixed media
cm 200x120x50
Colección Alicia y León Ferrari
Photo: Ramiro Larraín
Courtesy of the artist
NB : Contrairement à ce que j'annoncais dans la chronique du 9 juin, le Lion d'Or récompensant le meilleur pavillon, qui en 2005 avait récompensé Annette Messager, sera our la première fois décerné au mois d'octobre.
Le photographe malien Malick Sidibé a toutefois reçu un Lion d'Or pour l'ensemble de sa carrière, qui lui a été décerné le 10 juin dernier.
Saturday, 16 June 2007
ART BASEL 2007
Du 13 au 17 juin 2007
www.artbasel.com
La 38e édition de la foire Art Basel – toujours considérée comme la plus importante au monde - s’est ouverte le mardi 12 juin, pour une journée réservée aux collectionneurs et aux professionnels, dans une ambiance euphorique.
Jamais les allées n’avaient été vues aussi encombrées dès 11 heures le matin, à l’ouverture des portes. Preuve que le contexte actuel est très favorable à un marché en pleine santé, encore dopé par les résultats astronomiques des ventes d’art contemporain de New York, à la mi-mai.
Public nombreux, et achats également. Il faut dire que la qualité était au rendez-vous, avec de beaux morceaux à emporter ici et là.
Beaucoup de galeries réservaient des pièces intéressantes, si ce n’est marquantes : un somptueux dessin préparatoire de Charles Ray chez Gladstone (New York), des touchantes peintures de Michaël Borremans chez Zeno X (Anvers), la confirmation du talent de la jeune Kathy Moran avec ses tableaux abstraits chez Modern Art / Stuart Shave (Londres et Andrea Rosen (New York), une magnifique installation mêlant photos et film 16 mm réalisée par David Lamelas à Milan en 1970 (Jan Mot, Bruxelles)… Sans oublier le stand de Eva Presenhuber (Zurich), mis en scène par l’artiste Urs Fischer, qui y a créé une véritable circulation avec un jeu de portes.
La liste des œuvres de qualité serait trop longue à égrainer, d’autant qu’il faudrait y rajouter le moderne, toujours de très grande qualité à Bâle. Ce qui en fait une foire à l’ambiance muséale, tant y abondent les chef-d’œuvres inattendus. Dans ce domaine, le londonien Helly Nahmad a frappé fort, avec un stand dédié à Picasso comportant pas moins de 20 toiles, toutes du début des années 1960, avec en position centrale son fameux « Déjeuner sur l’herbe ».
Si le volume et le montant des transactions dans le moderne ont été eux aussi excellents, il est frappant de constater que l’on y a beaucoup plus pris son temps pour conclure. C’est bien vers le contemporain que désormais se ruent en premier lieu les acheteurs. Signe de la fascination toujours croissante qu’exerce ce secteur, et du véritable facteur d’investissement qu’il représente, pour un auditoire toujours plus large.
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