La texture et le son
Je demandai à mes deux "élèves", qui se nommaient tous les deux Alexandre, si en s'éloignant tous ces tableaux leur semblaient semblable. Ils me répondirent que oui, auparavant, mais à présent, il leur semblait que le Braque avait plus de force, plus de mystère. Enfin, il était plus - comment dire? - plus vivant!
L'intégration
En continuant notre visite, nous vîmes des tableaux aussi subtils dans leur texture macroscopique, des Picasso, d'autres Braque, ... des Fautrier, des Tàpies, des Rouault., et surtout un Bonnard magnifique (Nu dans le bain). Il y en avait d'autres qui au contraire étaient sommaires, plats, mécaniques. Par exemple les sous-cubistes,comme Gleize, ou les puristes avaient une touche morte. Mais on remarquait aussi un manque d'intégration. Des parties du tableau n'étaient pas du même styles que les autres. Par exemple les nus étaient reconnaissables, mais les paysages étaient traités de façon éclatée comme des oeuvres cubistes. Ainsi le bourgeois comprenait qu'il s'agissait de trois grâces qui dansaient dans des poses conventionnelles ou lascives, et les audaces sans importance qui pimentaient les nus cu cu, leur donnaient l'impression que c'était moderne.
Le problème des reproductions
Comparez la reproduction la plus réussie du Bonnard et comparez-la à l'original : Le nu dans le bain. Le résultat est désespérant. On croyait avoir une approximation passable du tableau et on s'aperçoit que l'essentiel est perdu. C'est la différence entre un simulacre en cire et le corps vivant. Si on passe à la vision macroscopique on comprend ce qui s'est produit. Agrandi le détail de la reproduction donnera à voir une morne constellation de pastilles, les pixels noirs, magenta, jaune et cyan, alors que le tableau montrera une variété de touche, de matière, de formes inédites, des juxtapositions de teintes hardies et subtiles, qu'on ne peut reproduire sur la surface lisse de la feuille. En vidéo c'est encore pire, car à la lumière réflechie par les aspérités de l'original, répond la lumière transmise de l'écran lcd, et voici encore apparaître dans les soubassements de la texture, les maudits pixels. Même s'il y en a un million comme dans les écrans LCD à haute définition, ce sont toujours des pixels!
Bien entendu, la trahison n'est pas toujours aussi désastreuse.Le fac simile d'un bois de Durer, d'une eau-forte de Picasso, ou mieux encore, d'une oeuvre déjà pixellisée, comme une photographie de Struth ou de Gursky, donneront, pour peu qu'on respecte les dimensions, de bonnes approximations. Mais comment rendre la touche d'un Mondrian, d'un Tàpies, et même d'un Yves Klein. Les ouvrages qui reproduisent leurs tableaux ne donnent pas la moindre idée de ce à quoi ils ressemblent.
La photographie d'art et l'art photographique
La photographie a révolutionné la peinture. En lui faisant perdre sa fonction de perpétuation et de célébration, elle l'a détournée de l'imagerie, c'est à dire de la ressemblance au modèle. Ainsi les peintres, revendiquant leur autonomie de créateurs plastiques, se sont-ils éloignés progressivement du trompe l'oeil pour déformer, puis supprimer toute trace de réalité de leurs toiles. L'abstraction est le point ultime de cette transformation. Mais l'imagerie avait la vie dure: le "bourgeois" voulait que cela ressemble à son oncle! pour reprendre l'expression indignée de Paul Klee. (voir l'article sur "rythme des arbres".) . C'est ainsi que le Pop Art, des artistes figuratifs comme Hockney ou Lucien Freud, ont réintroduit la peinture de paysage ou de portrait. Mais ils ont toujours payé cette concession au néophyte par quelque déformation qui leur serve d'alibi et qui scelle leur originalité artistique. La recherche de la reproduction parfaite, minutieuse, fidèle de la réalité, autrefois prisée par l'amateur comme par le critique, était évitée comme du sous-artisanat, de la copie d'ancien, un travail laborieux qui ne pouvait rivaliser avec la photographie.
En même temps, la photographie aspirait à une autonomie artistique qui la différencie des travaux d'amateur ou documentaire. Ainsi se créa une nouvelle dicipline artistique, la photographie d'art, dotée de ses lettres de noblesse, d'une généalogie remontant au milieu du XIXe siècle et dont des représentants comme Adget, Man Ray, Rodchenko se vendent à des prix exorbitants. Aujourd'hui des photographes comme Cartier Bresson et Nan Goldin font des photos très soignées à la gélatine, en général en noir et blanc, et dont la perfection du tirage, l'originalité de la mise en page, l'invention du sujet, justifie la notoriété.
D'autres artistes photographes, traînaient cependant les complexe de l'absence de matière, du côté mécanique de la reproduction, même si l'oeil était créateur. L'art ce n'est pas seulement un regard, c'est un faire, et un faire non mécanique no technologique. Ils s'engagèrent dans des pistes difficiles, d'une haute technologie, qui les différencient nettement du travail d'amateur doué, et de l'océan ininterromu d'images, qui saturent notre rétine et notre entendement. C'était un défi difficile! Ce qui poussait nos créateur à le relever c'était la conquête d'un statut d'artiste majeur, qui permettrait à leurs images, de se vendre à des prix comparables à ceux des "vrais artistes", c'est à dire plus d'un million de dollars. Quelques uns y parvinrent et ont un statut qui les différencie des meilleurs photographes. Au lieu d'être des photographes qui utilisent les procédés formels de la peinture, ils se déclarèrent des peintres qui utilisent la caméra comme pinceau.
Deux procédés leur permirent d'atteindre ce but. Le premier, adopté par Cindy Sherman, consistait à mettre en scène un sujet, par exemple un déguisement, une allusion à un viol, ou un paysage vu sous un angle inhabituel, de telle sorte que le spectateur soit saisi par le contenu émotionnel et conceptuel. Une retrospective récente de Sherman au Jeu de Paume, était défendue par une pancarte mettant en garde les enfants et les personnes sensibles.
L'autre procédé, plus spectaculaire, respectait scrupuleusement la réalité, donnant l'illusion de la réalité, et pouvait de ce fait être directement accessible au grand public;. Il fallait compenser cela par un barrage qui justifie le prix et le statu d'oeuvre d'art. L'artiste eut recours à une technologie si sophistiquée, si coûteuse, qu'aucun professionnel même talentueux ne pourrait y accéder. Le premier barrage était la taille. De gigantesques formats exigeaient des caméras très sophistiquées et des tirages très soignés, sur papier Cibachrome contrecollés sur des panneaux d'aluminium et protégés par une pellicule plastifiée. Bien entendu, un art consommé de la mise en scène est mis à la disposition de ces prouesses? Par exemple au Musée d'Art Moderne, nous avons vu une gigantesque photo d'une riche famille allemande, père opulent et satisfait, mère dure et autoritaire, enfants constipés et raides. Le tapis, les meubles conformistes, les plantes vertes, tout concourait à une condamnation de la suffisance bourgeoise, concept culturellement correct. L'auteur, Thomas Struth est un des plus célèbres et plus coûteux représentant de l'art photographique (à ne pas confondre avec la photographie d'art!)
Le second barrage, exploitant les ressources de l'informatique, permettaient de truquer la réalité comme on change l'adn, par des manipulations génétiques. C'est un travail laborieux et épuisant, qui oblige le réalisateur de planter pixel après pixel sur le support, comme l'esthéticien implante une chevelure blonde, cheveu après cheveu sur un crâne dénudé. Faisant face au Struth, on peut admirer une gigantesque bibliothèque circulaire garne des toutes les encyclopédies du monde. Toutes les couleurs ont été crées artisanalement, pixel par pixel par l'artiste, Andreas Gursky, pour produire cette image-culte. Il existe plusieurs exemplaires de la même photo, de tailles différentes. Plus c'est grand, plus c'est cher, (plus c'est coûteux à fabriquer et difficile à contrôler). Le Musée d'Art Moderne n'a eu les moyens d'accéder qu'au format moyen.
Le troisième barrage, a été imaginé par le plus célèbre de ces artistes, Jeff Wals. La photographie, aussi gigantesque que les autres, est sur diapositive, et fixée à un caisson lumineux. On peut voir une des plus impressionnante à Beaubourg, qui représente l'artiste et le modèle de part et d'autre leur caméra, et faisant face à un miroir.
Les nouveaux peintres maudits
Ce sont les photoréalistes, appelés aussi hyperréalistes. Ce sont de vrais peintres de chevalets, qui copient avec la plus fidèle minutie, non par la réalité, mais la hptographie de cette réalité. Ils commencent par prendre une photo, comme Struth ou Gursky, mais au lieu de l'agrandir et de la travailler numériquement, ils l'agrandissent en la projetant sur la toile, puis appliquent la couleur sur celle-ci, en cherchant à imiter fidèlement la photo. Pas tout à fait, quand même. Une photo très agrandie montre des plages plus nettes que d'autres. Le peintre corrige avec son pinceau, ou en combinant plusieurs photos, de telle sorte que tout soit net en même temps. Cela procure une impression de réalité plus précise que la réalité, d'une photo plus réelle que le réel. Cependant le cadrage et la froideur du traitement, donne volontairement l'impression que l'émotion et la subjectivité en sont absentes. Ne pouvant se différencier par le style, totalement neutre et objectif, les photoréalistes se distinguent pas le sujet. L'un peint des scènes de rodéo, un autre des panneaux publicitaires, un troisième des camions et des votures... Les bourgeois incultes et sans complexe intellectuel, pouvaient admirer l'extraordinaire minutie et la virtuosité technique de ces artistes. En appliquant les mêmes critères de valeurs que leurs ancêtres, ceux qui achetaient Bouguereau et Gérome, ils investirent dans ce qui leur plaisait.
Mais il se mettaient en porte à faux avec les conservateurs de musée, les critiques d'art, les intellectuels, et l'avant-garde. Par ailleurs beaucoup de coiffeurs, de gens de la mode, de nouveaux riches, appréciaient ces tableaux, ce qui leur attirait l'antipathie des gens cultivés. C'est ainsi que les hyperréalistes devinrent moqués, exclus, et ridiculisés, pour des raisons exactement inverses des impressionnistes, des fauves et des cubistes. Ils furent pratiquement exclus des musées et des instances officielles.Un seul artiste, Chuck Close, echappa à l'ostracisme pour des raisons que je ne puis faute de place exposer ici. Il s'était spécialisé dans de gigantesques reproductions de visages, plus vrais que nature, qui vous fixaient de manière impressionnante. Il était difficile d'échapper à leur emprise.
Richard Estes contre Andreas Gursky
La touche contre le pixel
Dans l'article " la collection de Polly Reubenstein, dans la réserve", je cite un tableau "Hot Girls" que j'ai recopié avec difficulté pour les besoins de la cause mais qui ne peut donner aucune idée de l'art de son auteur, connu comme le plus grand des photoréalistes avec Close. Il s'appelle Richard Estes, a commencé de peindre dans son style en 1968, et pour bien des connaisseurs, c'est un des plus grand peintres. Pourtant il est pratiquement inconnu, il n'a jamais exposé qu'aux Etats-Unis et au Japon et aucun grand musée ne possède d'oeuvres de lui, à une exception, les musées Ludwig à Aachen et à Cologne. La première monographie qui lui est dédiée, vient de paraître sur les rayons de la librairie du musée d'Art Moderne de la Ville de Paris. J'ai acheté le seul exemplaire exposé, qui dormait derrière une vitrine depuis trois mois, et qui sans moi aurait sans doute sombré dans le sommeil éternel. Voici ses références : Richard Estes, by John Wilmerding, Rizzoli,International Publications, NY 2006. Je vous conseille vivement de le commander, en dépit de son prix très élevé, et de le comparer avec un autre ouvrage remarquable : Andreas Gursky, une retrospective du MoMA de New York, printemps 2002 , Thames and Hudson, NY.
Couverture de la monographie de Richard Estes.
(détail)
Couverture de la retrospective de Gursky au Museum of Modern Art. NY. (détail)
Les deux artistes présentent de nombreuses similitudes.
1. Ils critiquent la deshumanisation froide de notre civiliation urbaine, le règne de l'entassement, de la multitude. Estes est moins polémique et plus neutre, et s'intéresse surtout aux surfaces réfléchissantes qui accentuent l'impression d'irréalité. Gursky est le peintre de la foule, de l'hyperconsommation, du simulacre, de la matrice. Les deux artistes ont un style froid, objectif et leurs oeuvres sont fortement structurées.
2. Les deux artistes présentent une réalité apparemment non déformée, en trompe l'oeil, ce qui les rend immédiatement accessibles au grand public.
3. Les deux artistes partent d'une chambre obscure, appareil de photographie à haute définition monté sur un trépied.
4. Les deux artistes projettent l'image en très grand format.
5. Gursky agrandit la diapositive sur la toile et travaille les microdétails par un traitement numérique, pixel par pixel alors que Estes combine plusieurs photos différentes, qu'il projette sur la toile, mais travaille les détails au pinceau, la peinture à l'huile, une toile ou un panneau. C'est donc une fausse photographie et un vrai tableau.
6. Lorsqu'on voit de près un Gursky, on aperçoit les pixels dans leur uniformité. L'oeuvre de Gursky existe en plusieurs exemplaires de différentes taille puisque la production est mécanique. Elle se vend à la taille et tient compte du nombre de répliques.
7 Lorsqu'on voit de près l'oeuvre de Estès on est stupéfaits par la touche presque abstraite, d'une considérable variété et liberté de formes. Un tableau d'Estes ne peut être répliqué car il émane totalement de la main et de l'instinct tactile de l'artiste.
8. Lorsqu'on s'éloigne, curieusement le tableau d'Estes semble beaucoup plus précis, plus net et plus léché que celui de Gursky, plus terne aussi, alors que la photographie est objectivement plus minutieuse que le tableau d'Estes, qui de près ressemble à un impressionniste.
9. Non seulement Gursky est présent dans plusieurs musées, dont Beaubourg et le musée d'Art Moderne de la ville de Paris, mais il supporte relativement bien la reproduction dans des livres d'art. Estes est très défavorisé car toute reproduction ôte toute sa force à cause de la matière, des nuances; de la touche calligraphique, en un mot du grain du tableau. Par comble de malheur, il est presque impossible en Europe de voir un tableau original à moins d'aller à Aachen ou à Cologne voir la collection Ludwig. J'ai eu moi-même le privilège d'en avoir un dans mon salon, en prêt pendant deux jours, Hot Girls (cf. Dans la réserve. La collection Reubenstein). Je ne suis pas prêt d'oublier la puissante impression encore vivace après trente ans que j'ai ressenti au voisinage de cette oeuvre fascinante.
10. Salvador Dali était un grand admirateur de Richard Estes. Il déclara lors d'une conférence à l'Ecole Polytechnique, qu'il représentait le réalisme quantifié. Ce jugement fut salué par un grand éclat de rire. Il m'expliqua plus tard, à déjeuner, que le XXe siècle réduisit la peinture à trois quanta : le quantum de couleur (Matisse, Klein) le quantum de structure (Mondrian), le quantum de matière (Tàpies). Estes retrouve un réalisme tenant compte de ces trois quanta : c'est un immense coloriste, il a la frontalité ascétique et la rigueur formelle d'un Mondrian, et, vus de près ses tableaux montrent une richesse de texture qui montre qu'il a assimilé l'Art d'un Tàpies.
Estes.
Détail d'un glacier
Estes.
glacier
Exemple de pixelli-sation. Livres dans une bibliothèque.
Nous attendons de nous procurer l'autorisation des ayant droits pour vous donner des illustrations convenables. Le détail ci-dessus n'est qu'une simulation. (Cf. Le Net sans images).