Un ami de très bon conseil trouve qu’il serait dommage de décoder de façon univoque mes paraboles. Il a bien raison. Même si mon objectif est bien de susciter une réflexion autour de l’éthique des collectivités, mes énigmes doivent être lues différemment selon qu'on adopte « le point de vue du fils et du père, de quelqu'un qui s'occupe de son champ ou de quelqu'un qui n'a jamais rien planté, etc… ». Aussi conformément à son avis, je vais tenter de vous offrir plusieurs décodages, quitte à paraître contradictoire… Cela ne me pose pas de difficulté car il me semble que nous ne souffrons pas de l’absence d’une « bonne pensée ». C’est le manque de pensée tout court à l’échelle des collectivités qui nous préoccupe. Je préciserai que le domaine de la pensée politique contemporaine dépasse à peine la gestion du quotidien, l’horizon est à quelques années alors que l’unité temporelle de la pensée des collectivités, tout comme en géopolitique est la décennie. Quant à notre élaboration, elle se distingue justement de la géopolitique en ce que cette dernière tente d’expliquer et de comprendre alors que de notre coté nous essayons d’introduire des valeurs, des codes et des cadres pour l’interaction apaisée des ensembles identitaires.
Notre dernière contribution était la suivante : « Jadis, un malheureux paysan priait pour trouver le réconfort. Il fut entendu et trouva chaque jour dans son meuble de quoi le contenter. Le paysan fut enchanté par ce miracle qui dura si longtemps qu’il en délaissa son champ. Bien plus tard, le meuble en vint à se tarir et le paysan qui n’avait ni provisionné ni tenu son champ fut affamé. »
D’habiles commentaires se demandent pourquoi, le champ fut délaissé. Le paysan ne travaille-t-il pas aussi par amour de son métier ? Ne sait-il pas que sa terre risque de s’abîmer en l’absence de soins ? Nos lecteurs envisagent avec peine cette situation d’abandon et confiant dans le bon sens terrien, ils esquissent une autre fin à l’histoire où le paysan mû par ses valeurs et ses traditions aurait continué son labeur pour en profiter doublement le jour où sa survie devait dépendre à nouveau de son champ.
Je suis enchanté par ces réactions car le paysan dont je parle n’est pas un paysan ordinaire, il s’agit d’une somme de paysans, c'est-à-dire d’une société entière. Et ce qui me taraude c’est que le bon sens des uns et des autres disparaît lorsque l’ensemble de ces individus se réunissent et que c’est la collectivité qui agit et décide pour eux.
Posons les questions différemment : qui parmi nos lecteurs sait coudre ? tisser ? construire une maison ? traire une vache ? confectionner des meubles ? entretenir un champ ? Vous me répliquerez, pourquoi nous adonner à ces activités si le « miracle » technologique nous permet de déléguer tout cela à des usines, des machines et des spécialistes infiniment plus performants ?
Notre petite histoire raconte que justement cela tient du miracle et que ce miracle nous fait perdre substantiellement de vue une partie de l’essentiel. Cet essentiel ne se limite pas à la connaissance d’un savoir paysan. Il s’agit d’une perte de sens. En se concentrant chacun dans une activité spécialisée nous reconstituons une fourmilière, un cybionte pour reprendre un terme cher au Professeur. Dans cet univers, le moteur de l’histoire devient l’inertie et sa direction est exclusivement déterminée par la compétition pour les ressources et les marchands de progrès.
Toutes nos découvertes et tout notre savoir accumulé depuis des siècles forment ce miracle qui nous permet de délaisser « notre champ » mais dans ce champ poussaient nos racines, nos fondements initiaux, nos repères, nos identités, nos langues, nos croyances et nos singularités. Certes, propulsés dans l’histoire toutes ces différences produisaient intolérance et défiance. La guerre n’était que la manifestation la plus violente d’un climat permanent d’hostilité et de compétition territoriale. Faut-il pour autant cautionner sans réserve l’utopie technologique, une utopie qui nous promet un monde plus lisse, plus homogène, plus interconnecté, plus tolérant, plus prospère et plus pacifique ? Je ne le crois pas et chaque jour sont publiés d’excellents ouvrages qui démontrent parfaitement l’impasse que représente cet horizon. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille lui préférer nos anciennes querelles de clocher avec des collectivités incapables de saisir la filiation commune de toutes les sociétés humaines.
Pour le dire autrement, à moins d’être aussi peu prévoyant que le paysan de notre histoire, il faudra bien accorder une confiance relative à nos technologies, et doubler ce profit discutable d’un maintien des traditions qui témoignent de notre vitalité et d’une nouvelle philosophie apte à faire dialoguer l’ensemble des civilisations.
Lire les commentaires de B.Lussato dans le corps du billet. Je suis obligé de les reprendre à zéro parce qu'inopinément tout a disparu.
Décodage et commentaires de Bruno Lussato
La première remarque est que la parabole de S*** rencontre à son insu un écho dans un Haïkaï de Yosa Buson, le deuxième grand poète du haïkaï après le grand Bashô et avant Issa.
Buson fut également un peintre raffiné, et vécut de 1716 à 1783.
Champs et labours
le nuage qui ne bougeait jamais
n’est plus.
Le premier vers pose le contexte : il s’agit du travail du paysan sur son champ et qui compte que le miracle de la pluie renouvelée, fruit d’un nuage propice, depuis la nuit des temps.
Le paysan se fie à l’expérience immémoriale du passé : le nuage ne bougeait jamais, sans penser qu’il pourrait en advenir autrement. C’est le deuxième vers. Le troisième vers est brutal. Il décrit une discontinuité, ce que René Thom nomme une catastrophe, un pli du temps. L’élégance provient de l’opposition en apparence paradoxale des deux derniers vers : le deuxième est à l’imparfait et décrit le passé pérenne, le dernier est conjugué au présent et contredit le deuxième.
Ce haïkaï admirable montre d’une manière lapidaire ce qu’est une crise imprévisible, et c’est justement ce qui nous attend quand on se fie à notre expérience qui nous dit que la terre est plate, qu’un chat est vivant OU mort, qu’un corps matériel ne peut être simultanément en deux points différents du vaste univers. Ces lois nous semblent s’appliquer quel que soit le degré de grossissement ou de complexité. Mais voici, à partir d’un seuil d’environ 10 – 14 grammes, tout bascule sans continuité. C’est le passage brutal sans transition à la physique quantique vers l’infiniment petit, à la théorie de la relativité, lors du passage vers l’infiniment grand… Le chat est vivant et mort, le poisson se dissout dans l’eau, une particule est ici ou n’importe où, avec la vitesse, le temps s’étire ou se rétrécit etc… Et qui de l’infiniment complexe ? Un nouveau basculement est à prévoir avec le seuil de la mondialisation intégrée par l’internet. On ne sait lequel mais il est certain qu’on peut qu’avoir des surprises. Ce qui avait cours jusqu’ici est démonétisé. Là est la raison première de la crise, qu’on peut comparer comme les premières secousses annonciatrices du tremblement de terre à venir. Et les bonnes âmes, rassurantes nous disent que le dollar sera toujours puissant, que tout va comme avant et qu’il ne s’agit que d’une crise comme les autres, un 1929 maîtrisé par la concertation et la volonté politique. Il suffira du moindre frémissement vers la hausse, pour qu’aussitôt les augures chantent victoire.
Voici un exemple personnel qui illustre la parabole de S***. Je fus à partir de 1983 le conseiller privé d’Alain Gomez, parachuté par la gauche à la tête de Thomson. C’était un homme très volontaire et aimant la culture. Il était heureux d’avoir comme conseiller celui de Philips et de Shell et m’envoya plusieurs fois au Japon négocier avec JVC. Je quittai Philips pour le rejoindre car, sous l’influence de sa maîtresse, une idéaliste de gauche, il sponsorisa ma première fondation, celle des Mesnuls. Ce fut une époque faste et le site était admirable avec une source, la Guyonne, et un étang d’eau vive, des champs à perte de vue où passaient biches et hérons. Il rassembla aux Mesnuls les dirigeants et mena la firme de main de maître, non sans compter sur l’appui des pouvoirs publics. Le malheur voulut qu’il écoutât le Mozart de la finance, un certain Hénin, qui lui parla des arcanes de produits dérivés et lui montrer que l’argent qu’il plaçait dans son métier rapportait beaucoup moins que ses placements financiers. Hénin se gargarisait avec délectation des mots barbares qui furent ceux des économistes et des financiers qui ruinèrent l’Amérique. Il était en avance dans son temps. Gomez se demanda s’il ne valait pas mieux spéculer avec Hénin plutôt que de se consacrer et d’investir dans son métier de base. Il délaissa ainsi peu à peu le métier. Pendant ce temps M.Shingi et le président de Mitzubishi, séduits par ma connaissance de la culture Japonaise, décidèrent de m’offrir un merveilleux pavillon pour abriter de merveilleux fusuma, ces portes coulissantes portant des motifs différents des deux côtés. J’étais heureux et je pensais que cela se prolongerait toujours. Je délaissai mon métier de base, la Simplification du Travail pour le consacrer à cette première fondation. J’étais fort bien payé par Thomson qui assurait mon train de vie et je me séparai de mes autres clients, à l’exception de l’Oréal (qui détestait les Mesnuls) et de Primagaz. Et voici. Le nuage qui ne bougeait jamais disparut. Le vent tournait, et lorsque la droite reprit le pouvoir, la maîtresse de gauche fut limogée, Gomez se maria avec Clémentine Gustin, une journaliste BCBG et il mit brutalement fin à l’aventure des Mesnuls. Je perdis ainsi mes clients et me retrouvai ayant tout perdu. Il me fallut tout recommencer à zéro avec la protection de l’Oréal et de Auchan. Philips fidèle, assura le fond de roulement et épongea les pertes du premier exercice. (Je n’avais jamais coupé les liens avec Jurazinski, le puissant et honoré patron de la France).
Les Capucins (le nom de la nouvelle fondation) eut un succès considérable et gagna beaucoup d’argent. J’étais assuré de sa survie grâce à l’Oréal qui me promettait monts et merveilles, et à Auchan qui avait signé un contrat jusqu’à 2004 pour amortir les frais consentis pour ses cadres. Cette fois j’étais heureux et je me délestai à nouveau de mes clients de base dont Rhone-Poulenc dirigé par Jean René Fourtou et Igor Landeau, qui restèrent des familiers du Centre des Capucins. Je reçus table ouverte presque tous les jours à dîner ou pour la journée de hautes personnalités du monde de la culture et je reçus de nombreux dons. Le musée du Stylo et de l’Ecriture, le musée du papier japonais, la donation Hiroko Noguchi d’objets en papier, deux pianos de concert dont l’énorme Impérial de Bösendorfer, virent le jour aux Capucins. J’étais enfin heureux et rassuré !
Et puis… Le nuage qui ne bougeait jamais… Qui pouvait imaginer que Gerard Mulliez renie son contrat et me laisse tomber, au profit de son fils Amaury ? Il me dit : soit, vous avez raison, vous êtes dans votre bon droit. Alors essayez de me faire un procès. Etant donnée la lenteur de la Justice Française vous aurez gagné dans dix ans. D’ici-là vous vous ruinerez en avocats et vous vous retrouverez dans la misère ? – Et tout ce que j’ai fait pour vous, pour votre famille, vos promesses de fidélité que sont-elles devenues ? – Moi c’est moi, Auchan c’est Auchan, les affaires sont les affaires et vous avez eu tort de mettre tous vos œufs dans le même panier. Et puis, mon numérologue a fait la somme de nos deux noms et m’a dit qu’il fallait rompre. En fait j’étais en butte de l’antipathie de Madame Vandamme, le bras droit de Mulliez et des charlatans numérologues, gourous, et autres individus de cet acabit. Que voulez-vous que je fisse ? Je fus sauvé par Jean Mailly le directeur de la France, qui me permit de souffler un an, et qui dégoûté quitta la France et ses mesquineries, pour ouvrir en Europe Central et en Russie avec un immense succès des filiales.
Par un juste retour des choses, Mailly connut à ma remise de Légion d’Honneur, un haut personnage russe de qui il est aujourd’hui le conseiller respecté. Gérard Mulliez, vint me trouver en faisant son mea culpa et me supplia de transmettre le flambeau de « cet Auchan que nous avons fait tous deux ». Au lieu de le jeter dehors avec un bon coup de pied au derrière, me maudissant, j’acceptai de former son fils Arnaud et Vianney qu’il estimait être le plus intelligent. Ce fut une période de bonheur pour le professeur que je suis, et je m’attachai de plus en plus à ceux que je considère comme une seconde famille. Mais il me fallut du mal pour retrouver mes clients. Je m’étais détaché de mon métier de base pour me consacrer au mécanisme de la crise.
Autre exemple à l’appui de la parabole de S***. Un armateur grec, pas Socrate Papadopoulos, mais Oreste Petroriadis, était l’homme le plus riche d’Athènes. Sa fortune il l’avait fait dans la navigation marchande et le cabotage et elle grandissait d’année en année de 30%. Il n’en fallait pas plus pour qu’Oreste, se mette à délaisser son métier pour investir, comme Hénin, dans les arcanes de la diversification et de la haute finance. Mais il avait oublié que cette croissance tenait du miracle, et était due à son charisme, un métier porteur, l’appui des autorités et leurs concessions avantageuses, et son mariage avec la fille d’Agamemnon Onassis. Et puis… Le miracle cessa. Le cycle de la récession diminua de manière drastique et les concurrents de Petroriadis se livrèrent à une concurrence anthropophage. Du coup, notre Oreste fut ruiné, ses investissements furent réduits à zéro par la faillite de Lehmann Bros et des grandes banques américaines, et les autorités retirèrent leur appui au héros déchu, qui se trouva réduit à zéro. Sa déconfiture profita au prudent Socrate, devenu l’homme le plus riche de la péninsule.
Bruno Lussato, ce 17 avril 2009, 24h.50