CHRONIQUE
Éloge et illustration du faux
Complément au billet du 16 mars "La meilleure introduction à l'art".
A propos du faux Della Robbia qui m'a été vendu pour authentique par François de Rickles (La vente du siècle) voici quelques histoires de faux qui devraient nous faire réfléchir.
LE CAS CHOU LING
Chou-Ling fut, voici quelques décennies mon professeur de peinture chinoise. A cette époque le célèbre Jean-Pierre Dubosc, grand expert un peu spécialisé dans les oeuvres de Wang Uyan C'hi et de Chen Tcheou (l'orthographe varie selon les modes et les conventions en vigueur), actuellement on écrit Wang Yuanqi et Shen Zhou) m'avait présenté deux magnifiques makemonos (rouleaux horizontaux). Si on peut considérer le premier comme le Cezanne chinois, c'est à Botticelli, son contemporain qu'on pourrait comparer le second. Le premier (Environ 1687, dynastie des Qing),prononcer Tchen-jô) m'était offert pour 36 000 francs de l'époque, le second (Un des quatre grands maîtres de la dynastie Ming) pour 50 000 francs, c'est à dire bien au dessus de mes moyens. Je travaillais alors au BHV et mon premier achat avait été un excellent Steinway de New York, le second une belle huile de Hartung achetée à Galliera dans une vente aux enchères, absorbant chacun des achats un an d'économies drastiques. Le Wang Yuan C'hi était mon préféré alors que le Chen Tcheou m'impressionnait et me remplissait d'une admiration respectueuse.
En ce temps-là, je passais mes week ends dans une minable et pittoresque auberge de Recloses datant de 1820 et je passais mon temps à errer dans les gorges de Franchard et les environs rocheux. Le paysage était dépaysant, on se serait cru dans une Chine miniature à la fois par les formes étranges des rochers et celles, torturées des pins et des érables. Je retrouvai ce paysage dans le makemono de Wang Yuan C'hi et je m'y promenais comme on dû le faire les lettrés chinois en déroulant l'illustre rouleau : avec un peu de musique de luth accompagnée par les camélias à l'écoute. Généreux, Jean-Pierre Dubosc qui m'avait initié à l'art de ce peintre, me consentait un payement échelonné qui me permettrait en deux ans de m'acquitter de la dette.
J'étais tombé amoureux du makemono, il se confondait avec le charme qui m'enchaînait aux sites sauvages de la forêt de Fontainebleau, dans les parages d'Arbonne. Cela devenait une obsession. J'en révai toutes les nuits. Je devais l'avoir, le contempler et le parcourir avec révérence pendant les moments de solitude et de cette nostalgie qui m'étouffait. Cependant avant de sauter le pas et d'accepter deux ans de privations, je consultait Chou Ling. Ce dernier sourit et me déclara que comme tout lettré chinois il ne pouvait me donnait son avis. Si je l'aimais, eh bien, je n'avais qu'à l'acheter. Comme j'insistais il me donna le conseil suivant : photographiez le rouleau avec une pellicule lumière naturelle mais en lumière artificielle, puis projetez la diapositive sur un grand écran. Etonné je m'acquittai de cette bizarre formalité et ce qu je vis me laissa sans voix. Le rouleau était truffé d'incohérences, et les rochers étaient sans vie, faibles. L'imagerie m'avait caché la peinture. En voyant ma confusion Chou-Ling sourit et me demanda combien Dubosc m'en demandait.
Il était navré, et un peu indigné sous son flegme. Il vaut à peine le dixième de cette somme me dit-il, ce n'est pas un très bon faux.Mais ce n'est pas bien de la part de Dubosc d'égarer ainsi un jeune homme dépourvu de moyens. En discutant les propositions de Dubosc, je m'aperçus que de petites oeuvres comme des éventails ou des feuillets d'album, coûtaient aussi cher que ces somptueux makemonos. - C'est qu'ils sont authentiques m'expliqua Chou Ling, et de bonne qualité, même si ce sont des oeuvrettes d'un intérêt secondaire. Mais le génie est présent.
Je m'ouvris à Dubosc de mes conclusions et lui demandai des explications. Il était affreusement gêné : c'est qu'il s'agit vraisemblablement d'une oeuvre de jeunesse hasarda-t-il. Mais le style était celui dela maturité. Après cela je m'éloignai de celui qui m'avait trompé, en regrettant de ne pas connaître l'original.
Bien plus tard , alors que je visitai le De Young Museum à San Francisco, je fus attiré par une très grande salle plongée dans noir le plus profond. Des centaines de chaises inconfortables faisaient face à une peinture très longue et étroite. En m'approchant, je découvris avec émerveillement ce que je pris pour l'original du makemono.En m'approchant de plus près quelle ne fut pas ma surprise de constater que c'était mon faux Wang Yan C'hi ! Je téléphonai aussitôt à Suzan W*** la directrice du département, que j'eus aussitôt (car on se trouvait aux Etats Unis, pas en Europe!) et lui posai la question suivante : votre Wang Uyan C'hi combien de temps avez vous vécu avec lui avant de l'acheter? - Quelle question : cela aété immédiat. Je l'ai vu,j'ai eu le coup de foudre et je l'ai acheté à Dubosc qui s'y connaît parfaitement, croyez-moi. J'ai quand même l'oeil et je n'ai pas besoin d'heures pour me décider quand une oeuvre est d'une telle qualité! - Vous êtes donc sûre qu'il ne s'agit pas d'un faux? - Un faux? Pas besoin de me poser la question !
- Allez le voir de près, et observez avec un loupe le rocher central et la ligne d'horizon et retéléphonez moi au Sheraton.
Mes propos durent lui mettre la puce à l'oreille car deux heures plus tard, elle était au téléphone. "C'est un faux, pas de doute" dit-elle laconiquement. - Et qu'allez vous en faire? A ce qu'il parait c'est un des clous du musée et vous allez priver une foule d'admirateurs qui grâce à lui voient s'éveiller leur intérêt pour la peinture chinoise ! - Pas question, je restituerai cette chose à Dubosc. C'est une question d'éthique. Un musée ne peut exposer un faux, ce serait se montrer complice du faussaire et un encouragement pour les escrocs. - Mais si vous ne vous en êtes pas aperçue et que vous avez admiré cette oeuvre, pourquoi ne pas en faire profiter les visiteurs? - Je vous l'ai dit, nous sommes un musée réputé et ce serait offrir un exemple déplorable. Notre réputation et notre crédibilité en seraient affectées et pour longtemps.
Je ne fis pas observer à Mme W*** qu'exception faite des musées de Stockholm, d'Honolulu, du Musée du Palais à Formose, et des collections privées japonaises secrêtement cachées par des amateurs privés depuis des siècles, seules 27% des peintures chinoises anciennes sont authentiques ( Je n'ai pas eu les moyens de vérifier, et d'ailleurs comment serait-ce possible?).
Une décennie plus tard j'assistai à l'inauguration du nouveau musée Guimet, merveilleusement rénove, et je fus à peine surpris de voir mon Wang Uyan C'hi trôner à la place d'honneur déployé dans une vitrine longue et étroite (ce qui est d'ailleurs contraire à son utilisation qui commande qu'on le déroule lentement). Est-il besoin de préciser que je me gardai bien d'avertir le conservateur, en admettant qu'on veuille bien me recevoir.
Alors? Quel est votre sentiment? Faut-il le dire, pour reprendre le titre d'une pièce de Labiche ?
Le cas de la ciste étrusque
Voir la suite dans le corps du billet (mention : continuez à lire...)
Je m'octroie une petite pause pour remercier notre ami S*** de sa contribution.Son interprétation de la précédente parabole est très imaginative et " Far -fetched " pour un esprit prosaïque comme le le mien. De même on ne s'attendra pas dans mon interprétation de la seconde parabole, à trouver une illumination morale et sociétale. Je prends les choses à la lettre et je trouve que c'est très bien ainsi, ce qui est une manière de compliment pour l'auteur.
Le fermier peut être un chef d'entreprise, un négociant en vins, ou tout simplement ... un fermier! Ce peut être une grande banque comme celle où mon fils gravissait péniblement les échelons qui menaient au poste de Sénior Vice President, et qui sous l'effet de la récession dut licencier, ne pourvant nourrir tout le monde. La coupure du cordon ombilical fut à la fois une perte financière et un sentiment moral d'ingratitude. Il s'exila le coeur serré. Mon transfuge était un des meilleurs de l'entreprise, mais il ne savait pas plaire. Son père, ou était-ce son patron, préféra les flatteurs et les courtisans. Mais une fois que l'homme imaginatif et rebelle eût quitté l'entreprise, la vie fut éteinte et incapable de résister à la concurrence qui demandait une adaptation créative aux conditions nouvelles, elle périclita et dût fermer définitivement. Tous furent mis au chômage mais le père - ou le patron qui aimait bien le jeune transfuge et qui avait un remords de l'avoir ainsi chassé sans ménagement, fut soulagé de constater que son jeune protégé aussi injustement traîté, avait émigré au Quebec et débuté une nouvelle carrière, acquis des connaissances nouvelles et élargies, et comme bien des français qui privés d'emploi dans leur pays réussissent aux Etats Unis, il fit fortune.
Le langage des cistes
Savez-vous ce qu'est une ciste étrusque? C'est un récipient en bronze, généralement agrémenté d'une belle patine verte et ressemblant un peu à un carton à chabeaux. Sa surface est gravée de belles scènes et décorée par des frises très fines et peu profondes. Il repose sur trois pieds et son couvercle est surmonté par deux statuettes.
En ce temps-là c'était avant la création de ma première fondation, aux Mesnuls, j'étais pris d'une fringale de belles choses, un peu comme le couple Saint Laurent - Pierre Bergé, mais avec des moyens beaucoup plus bas. C'est ainsi que j'acquis des poteries de Gourgan (Perse du XIe siècle), mes partitions originales de musique, des appareils de photo et de cinéma de toutes les époques comme la première caméra des frères lumières. Pieces modestes sans doute mais visant l'excellence. Seul le goût et les opportunités me guidaient et j'avais l'âme d'un collectionneur et non d'un créateur de musées.
Je fis expertiser la ciste par le père de Bruno France Lanord, mon assistant au CNAM, homme très sérieux et connu pour sa connaissance des métaux anciens. Il préleva des fragments sur un des pieds, sur les statuettes et le fond de la ciste. Au bout de fastidieuses et minutieuses analyses, agrémentées de diagrammes compliqués, il rendit son verdict : la ciste était authentique.
Par le plus grand des hasards une des grandes spécialistes des cistes étrusques qui dirigeait le musée d'Assise si je ne me trompe, était de passage à Paris. Elle accourut car d'après la description, la pièce en question était la plus importante, la plus grande et la plus ornée. Dès qu'elle vit la ciste, elle s'exclama : c'est un faux! Pourquoi interrogeai-je éberlué? Parce que les gravures ne sont pas conformes au langage des cistes. Eles proviennent de vases mythologiques grecs et ne correspondent pas à l'iconographie étrusque. Et puis voyez les statuettes. En général elles figurent un couple de divinités. Or ici ce sont deux représentations, de Vénus, une légèrement plus grande que l'autre. Elles ont été rapportées.
On imagine la réaction de France-Lanord. Ilse gaussa de ces spécialistes qui au lieu de se fonder sur des analyses rationnelles et scientifiques, se fient à des considérations statistiques. Mais je me méfiai de son attitude polémique qui me semblait prétentieuse et scientiste, et j'étais convaincu par les remarques de la spécialiste des cistes,qui me semblainet frappées au coin du bon sens et témoignaient d'un empathie et d'une expérience remarquable. Je fis donc refaire toutes les analyses, et d'une manière beaucoup plus approfondie. Il en résulta que deux des pieds étaient vissés au cylindre par des tiges d'aluminium, que si le fond du carton à chapeau était authentique, il n'es était pas de même pour le cylindre où on décela des traces d'aluminium si ma mémoire est bonne. En fait c'était un assemblage composite unissant de tort et à travers des éléments de provenance diverse, dont certains pris isolément étaient authentiques.
Je me fis avoir également pour l'ensemble de mes poteries de Gourgan que j'avais acheté à un certain Cohen, place des Vosges et qui m'avait été recommandé par Guy Landon alors VP de l'Oreal et au jugement fin et exigeant. La plus importante de ces ces pièces était une grande jarre majestueuse, dont la moitié inférieure était authentique et la partie supérieuse en stuc coloré représentait des patelles qu'on ne rencontre pas en Perse et qui abondent en Bretagne. Les autres pièces étaient authentiques mais elles étaient de véritables monstruosités stylistiques, car on avait assemblé des éléments qui provenaient de poteries différentes. Ainsi certains récipients étaient ainsi assemblés qu'on pouvait verser l'eau de leur contenu, mais pas les remplir!
Néanmoins je gardai ces pièces, d'un bleu turquoise superbe qui faisait l'admiration de mes visiteurs. Ces derniers admiraient surtout leurs défauts : des altérations nacrées et chatoyantes dues à l'oxydation. En définitive seules trois pièces étaient authentiques : un vase d'un blanc délicat, très endommagé et recollé, mais de haute qualité, d'ailleurs payé très cher à Cohen, et deux petites pièces parfaites, sans la moindre altération achetées à Drouot pour une bouchée de pain. Par la suite quand Landon revit mes gourgans, il afficha un mépris dédaigneux pour ces pièces, devant un gros client qui les admirait, ce qui détruisit tout le prestige que j'en espérais. Il reste que lorsque je passe devant cette collection de pièces trafiquées ou je ne les vois pas, ouje ressens un poids sur l'estomac.
Il est certain que certaines techniques se prêtent plus difficilement aux falsifications et relèvent de la recherche stylistique. Par exemple, comment imiter la calligraphie d'un grand maître chinois ou japonais? Le geste rapide du pinceau ne s'imite pas. Seule l'ignorance se laisse abuser. De même pour les Mingei dont je suis en train de constituer une collection avec M.Boudin. Le plus souvent la matière parle d'elle-même. La matière à nu : textile de fibre de bananes, poteries d'oribe, crochets de crémaillère en bois patiné d'un seule pièce, parle d'elle-même et nepeut être falsifiée. Les défauts sont d'ailleurs mis en valeur par de la laque d'or décorée et non restaurés à l'occidentale.
Il arrive que le faux soit supérieur à l'original. Citons les fausses statues antiques imitées par Michel Ange, en musique, les pastiches de musique médiévale composés par Hector Berlioz (l'enfance du Christ), les variations Hollberg de Grieg de style régence etc.
De nombreux ouvrages ont été écrits sur les faux, dont les deux les plus remarquables sont dus à Abraham Moles (Le Kitsch, l'art du bonheur) et à Gilles Dorflès. Peut-être peut on se les procurer par l'internet? A propos de vrais qui se dissimulent sous l'habit de faux, on citera Typhon.
Un ouvrage très sérieux et très professionnel est le catalogue de l'exposition qui s'est tenus au British Museum : Fake? The art of deception. Mark Jones editor. The British Museum publications. 1990.
Ce livre est très perturbant et énonce des vérités factuelles toublantes, nous amenant à nous interroger et à bouleverser nos idées reçues. Tout cerait à citer dans les textes introductifs, mais je me bornerai aux points qui me sont gravés en mémoire et que j'écrit dans le désordre et sans plus me référer à ce riche catalogue.
Ci- dessus. Il arrive à contrario que des oeuvres authentiques soient déclarées fausse par des critiques, pour les mêmes raison que ces derniers exaltaient les lamentables imitations de Meegeren, comme le chef d'oeuvre de Vermeer.
Le livre qui relate la passionnante aventure du plus sérieux spécialiste américain de Michel-Ange, Frederick Hartt a été édité par Gallimard 1987) et n'a guère suscité d'intêret.
Après cette parenthèse documentaire, reprenons notre liste de ce qui me paraît être les points saillants du livre édité par Mark Jones.
1°) La notion de faux est élastique. Cela va de l'invention pure et simple d'un modèle, à sa restauration même anodine. Mieux encore, si l'on estime que le contexte fait partie intégrante de l'oeuvre, il est évident que la vision d'un tableau pendant quelques minutes à travers de quelques têtes qui ne tolèrent pas votre intrusion prolongée dans l'univers de l'artiste, n'a plus grand chose en commun avec la destination de l'oeuvre présumée authentique et dont la seule légitimité est conférée par l'étiquette et la présence en un lieu consacré. Non seulement elle doit se retrouver dans l'environnement pour lequel elle a été conçue : église, salon aristocratique ou monastère (que l'on pense au rétable d'Issenheim) mais encore faut-il que le visiteur oublie sa condition et s'impregne si fort de l'aura et de la signification formelle de l'objet de son admiration, qu'il finit par s'identifer au possesseur pour qui elle a été réalisée. D'après cette définition, il n'y aurait que des faux! On comprend mieux la démarche de Pierre Bergé qui visite les expositions au moment de leur fermeture, et l'intimité qu'il entretient avec ses objets. La passion de Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé s'apparente de près de celle qui dut animer le premier commmanditaire, prince autrichien ou patricien romain.
2°) Pierre Bergé est encore d'accord avec les conclusions du catalogue de l'expo sur les faux. Les muséologues, les experts, l'élite cultivée, ne s'y connaissent pas beaucoup plus que le profane, et même plutôt moins car leur érudition est faite d'idées préconçues, et leur fait prendre des vessies pour des lanternes. L'exemple de Van Meegeren est édifiant. Ses faux ont abusé tous les experts qui se sont écriés d'une seule voix qu'il s'agissait d'une oeuvre exemplaire de Vermeer, voire même son chef d-oeuvre. Il a fallu que le faussaire joue des pieds et des mains pour démontrer dans l'incrédulité générale qu'il en était l'auteur. Sa vie était en effet en jeu car on l'accusait d'avoir vendu à Goebbels d'importantes oeuvres du patrimoine national ! Mais il y a encore plus incroyable. Une fois les faux décelés ils apparurent sans l'arrogance théorique qui les soutenait, c'est à dire non seulement des faux, mais encore des faux grossiers, d'une facture ignoble, n'ayant aucun point commun avec Vermeer ! Même un profane aujourd'hui s'apercevrait de la maladresse et de la fadeur de ces faux minables. Le point de départ de l'aveuglement des experts fut l'intérêt de certains d'entre eux qui crurent que ces oeuvres comblaient une lacune dans l'évolution de Vermeer et qu'elles confirmaient leurs théories. Cela Van Meegeren le savait fort bien, et c'est pourquoi il inventa un style qui ne pouvait être comparé à aucune oeuvre connue.
Mais, il y a plus inquiétant et plus incroyable. Le cas Van Meegeren loin d'être un exemple isolé est la règle dans la plupart des choix des directeurs de musée, et on peut gager que des milliers de faux sont livrés à l'admiration de tous dans les musées les plus réputés ! Lorsque Socrate, mon commanditaire pour la deuxième fondation demanda à ce qu'il croyait être des muséologues éminents leur avis sur l'intérêt de fonder une collection, les réponses furent unanimement négatives, pour des raisons qui mirent en lumière l'extrême médiocrité de ces gens-là. Le pire c'est que lorsque je prouvai leur inanité à Socrate il fut positivement furieux et je dus le calmer en essayant de "positiver" cet amas de bétises. Mais leur effet fut durable et compromit l'avenir de cette malheureuse fondation, sans doute mort-née. Une relation de confiance entre mon sponsor et ami fut détruite j'espère passagèrement. Je suis donc bien placé pour juger de ces conclusions des amis de Mark Jones.
3°) Se pose alors un dilemme : jusqu'ou doit aller une restauration? A un certain pôle à la mode au XIXe siècle, on visait une reconstitution de l'apparence de l'original. Les pièces authentiques furent incorporées d'une manière invisible dans l'ensemble. Cette tendance faiblit et au début du siècle on reconstitua l'ensemble mais en faisant ressortir l'original sur la reconstitution en plâtre blanc. Elle devenait ainsi apparente et satisfaisait les critères de probité muséologique. Mais le balancier était en marche et aujourd'hui on préfère montrer un tas de tessons sans intérêt plutôt qu'admettre une reconstitution imaginative qui rende vie et sens à ces fragments. Les amis de Mark Jones réprouvent ce purisme absurde dont on trouve l'équivalent en musique. Les puristes en question rejettent toute interprétation de J.S.Bach qui ne serait pas jouée au clavecin ou au clavicorde, alors que le compositeur aspirait à élargir le spectre expressif et dynamique de l'instrument ainsi que le montre son vif intérêt pour les premiers pianoforte.
Mais c'est dans l'interprétation de L'Art de la Fugue, l'apogée insurpassable et la dernière oeuvre transcendante du compositeur aveugle que l'on atteint la bêtise tout aussi insurpassable des puristes. Une des caractéristiques les plus notoires de cette oeuvre est la domination absolue de la structure, à tel point que le tempo, la dynamique, la couleur instrumentale, enfin tout ce qui est charnel, est non spécifiée. Deux tendances sont alors constatées : les puristes estiment que l'oeuvre est écrite pour clavecin, pour orgue, ou pour des instruments à cordes du temps de Bach. Ils admirent par exemple la version de l'organiste aveugle Helmut Walcha, dans Archiv. C'est le cas dominant imposé aux auditeurs sous prétexte d'authenticité. Mais si l'on prend la version pour orgue, lorsque deux lignes se croisent, l'une ascendante, l'autre descendante, ce que l'on entend n'est pas chaque mélodie séparément, mais la partie la plus aigüe de la partition, ce qui donne un hybride monstrueux qui détruit les sens de l'oeuvre.
Francis Irving Travis explique que "la plupart des versions de l'eouvre réalisées à ce jour portent pour ainsi dire un alibi, dans ce sens qu'elle dissimulent les problèmes esthétiques derrière un appareil instrumental qui date. A mes yeux, ce parti-pris d'antiquité, qu'il se manifeste par l'orgue, le duo de clavecins, ou le quatuor à cordes, isole l'oeuvre et s'interpose comme un écran entre elle et l'auditeur, le privant ainsi d'une étude plus approfondie.
Dans une oeuvre de cette ampleur, même les tours harmoniques et la conduite des voix peuvent sonner platement, dépouillés qu'ils sont de leur potentien intérieur, si l'oeuvre est transcite, disons pour un ou plusieurs clavecins ou un quatuor à cordes. "
On reconnaît ainsi le problème de l'accumulation de tessons sans intérêt et l'amour des ruines, dans leur équivalent musical. Certains comme Munchinger et Kurt Redel, après Graeser et Vuataz et Vuataz utilisèrent le grand orchestre pour renforcer la puissance expressive de l'oeuvre et de lui donner vie. C'est ainsi que l'Art de la Fugue émergea de l'ombre des conservatoires pour devenir populaire et ce fut une révélation pour tous que la version de Graeser lorsqu'elle fut exécutée lors de l'année Bach entre les deux guerres.
Fort heureusement nous disposons aujourd'hui la meilleure version, et de loin, avec l'enregistrement de Hermann Scherchen un des disques que j'emporterais avec moi dans une île déserte. Une préoccupation unique guida Scherchen (qui fréquenta toute sa vie l'oeuvre) faire ressortir de la manière la plus claire la structure de l'oeuvre, rendre évidente la conduite des voix, et il y réussit parfaitement. Le résultat, sans doute dû à la passion du chef, en a été non seulement l'admiration pour l'ingéniosité et l'invention de ce tour de force, apogée du contrepoint, mais, ce qui est inattendu, une émotion, une tristesse, un effroi parfois qui nous rappelle qu'il s'agit non seulement une oeuvre du cimpositeur se rapprochant de la mort, mais aussi du testament de Scherchen à qui il ne restait que peut de temps à vivre. J'ai le privilège de pouvoir visionner des fragments de film tournés lors q'une répétition de l'oeuvre. On est frappé par le sérieux, la concentration extrême et la clarté des explications de Scherchen.
Je vous donne les références du disque de Scherchen, fort bien enregistré en stéréo (ce qui est très important) et que vous pouvez peut-être trouver chez un disquaire spécialisé.
"ACCORD MU 752/ 200412. distribué par Musidisc AAD, Durée 1h44. Orchestre de la Radio-Télévision Suisse Italienne. Lugano, le 14 mai 1965.
Essayez par tous les moyens de vous procurer cet album de deux disques, ce sera une découverte. Si vous ne partagerai pas mon avis, et que vous ne souhatiez pas le garder, je vous le rachète et je ferai des heureux autour de moi !
3°) Il est bien des cas où les faux égalent ou surpassent les modèles authentiques. Citons les fausses statues antiques "découvertes" par Michel-Ange, l'Enfance du Christ attribuée par Berlioz à un obscur compositeur de la Renaissance. Mais quelque soit la fraude, bien des faux ont une valeur ne serait-ce que d'interpellation et nous font réfléchir à nos critères d'évaluation. Certains ne sont détectés que par l'analyse stylistique clairvoyance (cas de la ciste étrusque), dans d'autres ils portent le style qui les a vu naître et lorsqu'il sont trop répandus ce style finit par constituer le standard d'appréciation du peintre ! Il est donc nécessaire de garder les meilleurs d'entre eux.
Je relaterai un cas célèbre. On confia à un restaurateur le rafraîchissement d'une fresque très abîmée de la cathédrale de Lubeck, si je ne me trompe. Le resultat fut si probant, que l'oeuvre fut louée unanimement, visitée par le Président de la RFA, et elle fit même l'objet d'un timbre poste! Cela dura jusqu'au jour où on s'avisa que dans un coin de la fresque se tenait un dindon. Or à cette époque les dindons n'étaient pas encore découverts en Europe! Que pensez-vous que firent les autorités? Ils détruisirent toutes les magnifiques fresques et laissèrent des murs nus blanchis à la chaux! Un tel exemple illustre l'imbecillité des bureaucrates de l'art.
Le cas de la Symphonie N°10 de Beethoven.
Un autre exemple encore plus piquant, est la reconstitution des fragments de la Xème Symphonie de Beethoven (vous avez bien entendu !) à partor de manuscrits inédits qui venaient d'être découverts. Ce fut le Dr. Barry qui se charga de la reconstitution. Les sources proviennent d'esquisses de 1822 et 1824 récemment découvertes à Bonn, Berlin, Vienne., et ce fut une révélation. Deux interprétations furent immédiatement enregistrées et diffusées La meilleure, de loin, fut celle de Wyn Morris. à la tête du London Symphony Orchestra. Innivative music productions LTD. The Hyde Industrial Estate, London. A division of Pickwick Group. Ref. PCD 911. DDD. 1988.
Je me précipitai sur l'enregistrement de la Xeme dont seulement 14 minutes du 1er Mouvement furent enregistrées, et je fus étreint d'une émotion qui encore aujourd'hui me fait pleurer à son écoute. N'en déplaise à Bergé, Goethe pleurait bien en abordant son Faust II ! Il n'y a pas à rougir. Il est vrai que l'époque est anti romantique depuis que Strawinsky et Hindemith, imposèrent leur vision sèche et technique, récusant toute sentimentalité comme étant de la sensiblerie. Mais il y avait d'autres raisons, plus techniques et inhérentes à la forme, qui emportèrent mon adhésion et je m'en expliquerai plus bas.
L'accueil des experts musicologues et critiques de disques fut franchement négatif, et se manifesta par la pire des injures : une chape complète de silence. Comment voulez-vous dès lors que le public vienne à écouter une non -oeuvre? La moindre découverte d'un compositeur baroque de troisième zone fut beaucoup plus saluée que le dernier témoin de ce qui se passait dans la tête de Beethoven.Tout ce que l'on sait, est qu'il jouait sans reläche au piano l'oeuvre entière dont il concevait le plan d'ensemble (elle se terminait par des choeurs). Il intéressant dese demander à quoi était dûe ce qu'il faut bien appeler une censure.
Bien entendu il y a la répulsion pour toute musique exprimant des sentiments d'une manière aussi poignante. Par ailleurs les premières notes rappellent l'adagio de la Pathétique, ce qui peut passer pour une régression. D'ailleurs l'allegro montre des répétitions et des faiblesses qui peuvent agacer ainsi que le côté forcené, pire que le Schumann de la fin, renforcé par des modulations aussi choquantes qu'étranges, par des explosions inattendues, un rappel de l'Heroica mais affreusement déformé.
Une autre cause vise le tabou qui frappe toute reconstitution. On préfère des tessons.On devrait donc essayer de deviner ces tessons derrière l'orchestration de Cooper. Mais c'est précisément là que le bât blesse. L'oeuvre eût été complète, qu'elle aurait subi sans doute le même sort! Pourquoi?
Parce que du point de vue formel ce Beethoven n'était pas du Beethoven, mieux, on peut dire sans exagérer qu'il se situait à l'extrême opposé de toute l'esthétique Beethovénienne. On sait en effet que celle-ci est fondée sur le développement logique du matériau, et d'une dialectique entre principes mâle et femelle. Rien de tel dans la Xème. Dès le début nous sommes conrontés à qualque chose d'inédit, de tout à fait étrange : une seule phrase s'enroulant autour d'elle même, se répétant sans aucune variation, totalement plate du point de vue de la structure. On pourrait évoquer l'image d'un caillou tombant dans une mare et engendrant des cercles concentriques. Mais cette image est fausse, car dans cette métaphore, les cercles vont en s'élargissant. Rien de tel dans la Xeme. Certes, chaque répétition est assortie d'infimes et subtiles variations d''orchestration ou de lègères broderies d'accompagnement, mais sans que la mélodie ne cesse de tourner en rond. On perçoit ce que procédé a de choquant. Et il devait choquer. On ne trouve cette caractéristique que dans la reconstitution par Cooke du premier mouvement de la Xeme symphonie de Gustav Mahler, mise en relief par la direction inspirée d'Hermann Scherchen. (encore lui !) Mais aussi on peut la pressentir dans le dernier quatuor de Beethoven, où apparaissent des répétitions, une absence de développement, une écriture verticale, surtout dans le mouvement lent. On comprend que le quaturor le plus radicalement innovant n'aie pas eu le succès escompté. Il laisse présager une nouveau Beethoven, une esthétique hors normes, qu'on se refuse d'accepter car elle brise l'idée que nous nous faisons de l'évolution du maître de Bonn! C'est tout juste qu'on ne l'ai pas taxé de gâtisme, comme au siècle dernier la IXème Symphonie de Beethoven, telle que Fétis la jugeait et imposait dans les conservatoires!
On pourrait en raconter sur cette problématique pendant des pages entières de ce blog, et c'est pourquoi il me faut bien arrêter. Je vous ai donné assez matière à réflexion, et à vous souhaiter bonne chasse dans l'internet en quête des trésors dont je vous ai donné les références.
Bonne nuit,
Bruno Lussato. 3h30.