CHRONIQUE
L'héritage de Lasse Hall
A dire vrai ce n'est pas Lasse Hall que je fais allusion, mais à son sosie qui lui resemble aussi bien physiquement que moralement. Appelons-le Brutus. Même adoration pour son père, contrastant avec son attitude glaciale envers les autres. Même pouvoir de séduction, lorsque cela lui convient. Se sentant à l'aise parmi les travailleurs de la base, n'hésitant pas à couper la tête des vizirs quand ils deviennent paresseux et prétentieux. Même laconisme dans l'expression, même élégance naturelle due à une ascendance illustre.
Mais il est une exception près et de taille. Elle a trait à nos relations, inversée chez Brutus par rapport à Lasse. Lasse me surprotégeait, il m'aimait infiniment, trop même et voulait m'améliorer, changer mon caractère, faire de moi un homme. Ce profond engagement, pensé-je, menaçait mon indépendance. Je fus changeant, méfiant, hostile envers lui tout en étant fasciné. je finis par le fuir. Combien regretté-je cette décision ! J'en traîne encore remords et regrets.
Ce rapport fut inversé entre Brutus et moi. Je le surprotégais (alors qu'il n'en avait pas toujours besoin), je fus son mentor et voulais l'améliorer et faire de lui un humaniste dans tous les sens du terme. Je dois reconnaître qu'il est était heureux d'apprendre, avide de culture et de connaissance. Mais humain, certes pas avec moi. Il jouait au chat et à la souris, un jour humble et respectueux, un autre me fuyant pour des semaines. Il finit par m'avouer qu'il n'éprouvait aucune affection pour moi, qu'il n'y pouvait rien, mais me considérait comme un bon professeur, rien de plus. Il m'annonça cela froidement après avoir réfléchi pendant une nuit et sans se demander l'effet que cela pouvait produire sur l'être affaibli que j'étais. Pourtant, l'année dernière il fit le voyage d'Athènes pour me voir à l'hopital. J'étais en train de mourir et je ne le savais pas. Des témoins de la rencontre me racontèrent qu'il resta tout la journée à mon chevet en me tenant la main, comme il le fait avec son père. Il pleurait, lui, l'homme d'acier, de me voir ainsi inanimé, ayant perdu l'usage de ma mémoire et incapable d'une pensée cohérente. Les semaines qui suivirent il replongea dans l'indifférence et disparut. Cette alternance de tendresse et de mépris me perturba profondément. Et bien souvent, la nuit venue, je pleurai toute les larmes de mon corps. En écrivant ces mots, je me rends compte de l'effet exagéré et surrané qu'elles peuvent produire sur monlecteur. Mais c'est dû à mes lectures d'enfance pétries de ce sentiment qu'on trouve dans Shakespeare ou chez Goethe: tränen fogen die tränen : les larmes succèdent aux larmes, écrit le poète dans sa dédicace au deuxième Faust. Envahi par la solitude, incompris, il se rappelait avec nostalgie du passé alors qu'il était entouré d'amis, d'admirateurs, et d'amoureuses, tous morts ou dispersés par le temps et l'adversité.
Il vint me voir récemment et pour la première fois il comprit que son père adoré m'avait admis dans la famille, et combien il souhaitait qu'il me rende un peu de l'affection que je lui portais. Lorsque lors de nos entretiens je lui parlai de mes amis de coeur, ceux qui par leur amour me soutinrent dans les épreuves, je ne le mentionnai pas. - Et moi dit-il je ne compte pas? - Je lui rappelai alors de son refus de me considerer autrement que comme un bon professeur. Mais je n'étais pas sérieux !
Tout bascula à cause de l'héritage que je lui destinais. Dans mon esprit,et c'est toujours vrai, je consacrai au département des manuscrits anciens, à la BNF Richelieu, tout ce qui a trait à l'Entretien. C'est un honneur insigne auquel je suis sensible de trouver l'oeuvre de ma vie dans la même salle que les manuscrits de Victo-Hugo ou les plus beaux manuscrits à peintures du Moyen Âge
La collection de manuscrits musicaux viendra enrichir la Première Fondation à UCCLE. Mes documents intimes et mes papiers personnels notamment biographique ou autobiographiques reviendront à ma muse-ange gardien. À qui léguer mes livres préférés comme les oeuvres de Sahakespeare du Club du livre, et surtout de mes manuscrits à peintures autres que L'Entretien?
Je rappelle que dans l'impossibilité faute de moyens, d'acquérir de grands livres de peintres illustres comme le Picasso et le Chagall de Tériade ou la Théogonie d'Hésiode illustrée de gravures de Braque, je décidai d'en fabriquer des substituts, mais avec des textes personnels : poésies chinoises apocryphes comme L'Histoire d'un fleuve d'après Wang Wei, notes de voyages, (dans le Périgord noir et à Vironvay entre Seine et Eure), poèmes divers.
Ci-dessus la première page du Journal d'automne sur papier Richard de Bas
St.Cyprien, vu de ma fenêtre.
Et les emboîtages s'inspiraient des tableaux de Tàpies qui rappelaient les murs couverts de cicatrices que je retrouvais à Saint Cyprien près de Sarlat.
Ci-dessus deux pages de Hors des sentiers battus couverture en parchemin, caractères Europe au rapidographe, d'après Iliazd.
Couverture en bas-relief de L'Entretien en pâte à sel.
Le livre qui me donna le plus de mal fut une imitation de L'Apocalypse de Joseph Foret qui conçut le projet de faire le livre illustré le plus beau (et le plus cher! ) du monde. L'original était doté d'une couverture-bas-relief de Salvador Dali, mais Foret en dépit de ses dons de persuasion ne put se procurer l'appui des grands peintres et dût se rabattre sur des Trémois et d'autres troisièmes couteaux, indignes du projet.Le plus admirable à mon sens fut la calligraphie sur parchemin de Micheline Nicolas, une handicapée pleine de talent. Elle accomplit le tour de force de réaliser plus d'une centaine de pages en une humaniste droite, si je ne me trompe, à moins que ce soit une semi-onciale, à l'encre de chine, à l'or à la coquille, sur basane ou cuir de chevreau découpé (digne du manuscrit de 1384 de Padoue, tout en lettres d'or à la coquille, unique au monde et réservé pour la Seconde Fondation). Les exemplaires de luxe qui en furent tirés, contenaient outre une aquarelle originale de Dali, un fac-simile de la calligraphie de Micheline Nicolas, imprimé sur Japon nacré (dont je découvris à cette occasion la somptuosité). L'ensemble était protégé par un étui en satin blanc frappé de lettres d'or. Je révais des nuits entières à ces exemplaires de tête, et je brûlais de convoitise, frustré de n'avoir pas les moyens de m'en payer un. Il faut cependant reconnaître que la passion qui m'animait ne visait ni le texte que je connaissais déjà, ni les aquarelles de peintres sans génie qui l'illustrait. Non, ce qui me fasciné était le support : étui de satin au dos frappé à l'or fin, impression sur japon nacré, superbe calligraphie exaltée par l'impression sur le papier nacré.
Ci-dessus écrin en satin et calligraphies originales sur japon nacré, imitation des exemplaires de tête du livre de Joseph Foret.
C'est ainsi que naquit mon manuscrit sur les poèmes de la Flûte de Jade mon livre de chevet édité aux éditions Piazza sur une traduction de Franz Toussaint. Je rappelle que plusieurs pièces de ce livre, dans la version allemande de Hans Bethge, servirent de support au Chant de la Terre de Mahler.
Ci-dessus la première édition, exemplaire tête sur japon impérial, de La Flûte de Jade de Franz Toussaint, éditions Piazza.
Ci-dessus, couverture sur papier Richard de Bas travaillé pour imiter un tableau de Tàpies qui était en ma possession. Evoquant également de vieux murs, comme j'en trouvais àSt. Cyprien.
Brutus adorait ces manuscrits à peinture et tout particulièrement le premier journal de Printemps, réalisé à Vironvay et peuplé de vaches rapidement croquées sur le vif et aussi le plan de mes randonnées pédestres entre Louviers et au delà et St.Pierre de Vouvray, au bord de la Seine.
J'adorais tout particulièrement les environs de Louviers où résidait Lady Patachou et quelques autres célébrités. Je me promenais dans les collines avoisinantes de l'autre côté de l'Eure et je contemplais, plein de nostalgie les coquettes maisons normandes habitées par des familles heureuses et équilibrées, moi le juif errant.
Brutus manifesta une telle joie à l'idée d'hériter un jour de ces manuscrits, que ma décision fut prise instantanément. Ils seraient siens, sans conditions, sans réserve, sans période probatoire. Nulle part ils ne seraient plus aimés, plus regardés, s'intégrant dans la bibliothèque familiale et portant mon souvenir quand je ne serais plus là.
L'attitude de Brutus envers moi changea brusquement. Même dans ses périodes de tendresse, il y avait quelque chose de contraint de sa part. Ce soir là, il rayonnait de bonheur, il souriait comme lorsqu'il était en présence de son cher père. Je crois que ces manuscrits en tant que manifestation concrête de mon engagement sans faille pour lui, a fait beaucoup plus pour nous rapprocher que tous les services et les enseignements que j'ai pu lui apporter. Certes, je ne le sais que trop, il peut encore changer, rentrer dans sa coquille et manifester la plus cruelle indifférence à mon égard. Mais qu'importe, j'ai décidé de thésauriser les heures heureuses et de passer sur les petites hostilités et les petites jalousies qu'inspirent ceux qui trouve dans la malveillance un moyen de se venger de ce qu'ils prennent pour une supériorité sur eux. Je crois que c'est Moshe Luzzatto, mon ancêtre cabaliste qui disait qu'on doit payer le don de vision par de terribles souffrances physiques. C'est la resistance à de tels supplices que se forge le caractère des hommes ordinaires et le porte au dessus d'eux mêmes. Mais il y a aussi les souffrances morales, bien plus supportables mais laissant dans leur sillage découragement et amertume. Celles-là on peut les éviter en conjurant l'esprit du mal. Sinon elles vous rongent l'âme et vous affaiblissent irrémédiablement. Du temps où j'étais complètement amnésique j'étais heureux d'une certaine manière. Aucune apprehension ne me troublait puisque j'oubliais le futur, aucun préjugé puisque j'oubliais le passé. Je pus ainsi goûter la richesse des belles demeures hausmanniennes en pierre de taille qui font la gloire de notre capitale.Rien ne vint troubler mon empathie pour le pauvre moineau déplumé, qui en boitillant fouillait dans les poubelles de chez Hédiart. Au point que je finis par m'identifier à ce modeste et attendrissant volatile.
Mes pensées sont, pendant la nuit, tournées vers la réalisation de L'Entretien sur les livres blancs Pepys. J'ai pu retrouver les instruments et les couleurs naturelles (outremer, vermillon) et précieuses (or, argent) nécessaires à la poursuite de mon laborieux projet. Mais j'essayai un graphoplex à plume tubulaire capable de tracer des traits d'un cheveu. Mais je m'aperçus que c'est avant tout la main qui guide l'instrument, le cerveau qui guide la main qui est devenue comme une extension naturelle de celle-ci. J'essayé de reconstituer la gravure qui orne la devanture de boucherie, mais ma main était mal assurée, et je compris que pour obtenir des traits d'une finesse comparable, le cerveau doit les visualiser. Et ce n'est point chose facile !
Pour ceux qui veulent avoir des images de quelques manuscrits convoités par Brutus, voir le corps du billet (mention " continuer").