CHRONIQUE
La nuit
Celle à laquelle je fais allusion n'a pas de rapport avec le poétique et talentueux billet de S*** qui nous fait regretter de ne pas le voir suffisamment dans ce blog. Mais il est si occupé. Entre les affaires, sa famille, ses amis, que lui reste-t-il comme temps disponible? En ce qui me concerne, le cas est bien différent et je ne sais si je dois m'en réjouir. Je vis en solitaire, bien que de nombreux amis de coeur me soutiennent et m'aiment profondément.Je l'ai découvert en cette occasion. Mais il est difficile de dormir avant 7 heures du matin. Je mer attrape par un petit somme l'après-midi. M.Billy, mon kinesithérapeute utilise des méthodes quelque peu chinoises. Il me masse la plante des pieds, et presque aussitôt, je tombe dans un lourd sommeil.
En ce moment, j'emploie mes nuits à terminer l'énorme travail de révision de la deuxième fondation, projet admirable dont l'existence dépend de l'accueil qu'aura le nouveau plan. Socrate, le proprétaire des collections veut toujours plus de cohérence, plus de ce qu'il appelle la logique mais qu'il n'arrive pas à définir. Cela est désespérant. Demain après-midi tout sera achevé et prêt à être envoyé sous scellés, comme une bouteille confiée aux bons soins d'une mer agitée.
Pour ne pas devenir fou ou obsédé, j'alterne ce travail ingrat avec des lectures. Je relis en ce moment Steps de Jerzy Kosinski un chef d'oeuvre d'écriture que je vous ai déjà conseillé, et que vous pouvez commander chez Smith à Paris, ou trouver au hasard de l'internet, en version française. Je me suis aperçu que ma lecture, voici trente ans, avait été superficielle et s'était arrêtée vers le milieu du livre. Je comprends à présent pourquoi. Les critiques disent que l'angoisse que secrètent les nouvelles qui composent l'ouvrage est inexplicable. Il ne s'y passe rien, et en apparence il n'y a rien d'impressionnant dans cetrte suite de récits qui se succèdent comme des rêves éveillés et se terminent en queue de poisson. On attribue cette atmosphère angoissante à l'écriture transcendante du styliste qu'est Kosinski. Mais cela n'est qu'imparfaitement exact. Le personnage qui se raconte dans un style existentialiste, sans aucune trace d'émotion, est troublant. Et d'ailleurs d'une séquence à l'autre est-ce le même personnage qui se révèle. N'y a-t-il pas une femme aussi qui prend le relais. On pense ici aux sonnets à M. W.H. de Shakespeare, eux mêmes relayés par Le Jardin des Grenades d'Oscar Wilde. Une confusion des sentiments, décrite admirablement par Stefan Zweig envahit comme une brume nostalgique les propos pourtant neutres du conteur. On sent, sans pouvoir le définir, un mélange de bisexualité, de cruauté et même de sadisme pointer à fleur de texte, cette peau de l'oeuvre.
En reprenant la lecture de Steps je compris à la fois pourquoi j'en arrêtai la lecture à mi-chemin, et d'où venait l'horreur latente présente dès le début. Le conteur -on ne sait si c'est le même personnage du début- se révèle un véritable monstre de perversité et de sadisme. Imprégné par les pires évocation de ce que le nazisme avec ses camps de concentration, le stalinisme et ses camps de rééducation, Pol Pot avec son renversement des valeurs, ont pu imaginer de plus affreux. Le fanatisme en moins à l'image du sinistre Dr. Mengele et de ses expérience sur les juifs. On saisit alors la problématique posée par Coetzee dans Elisabeth Costello, cet esprit du mal qui par son évocation fait mourir une seconde fois les victimes des tortures hitleriennes. Pour Coetzee, le mal est quelque chose de vivant, de concrêt, qui peut nous contaminer comme un virus contagieux. On ne peut impunément le convoquer sans en être atteint. C'est cet esprit du mal, dépourvu de tout fanatisme, détaché de toute haine qui s'est emparé du héros de Kosinski. C'est lui qu'on reconnait dans la cruauté des enfants s'amusant à démembrer un papillon, en lui arrachant successivement les ailes, les pattes, les yeux, en faisant durer le plus longtemps possible l'agonie de l'animal. C'est également ce qu'expérimentent dans une classe de potaches le souffre-douleurs attitré, en proie aux humiliations les plus perturbantes, objet de paris sur sa resistance, en attribuant la palme à celui qui le fera le premier craquer. J'ai vécu cela dans mon adolescence, et cela m'a marqué comme un fer rouge. Alors?
Alors je pense au soir de ma vie, qu'il ne faut se souvenir que des bonnes choses, que de l'amour et de la considération que vous portent vos proches, de bannir toute pensée de vengeance sans tomber dans l'angélisme et le relativisme. Laisser impuni un scélérat, est porter tort à toutes les victimes qu'il est encore susceptible de faire. Mais le but est toujours positif et inspiré par l'amour du prochain. Mais cet amour doit s'exercer comme je viens de l'écrire avec discernement et le scélérat doit être pardonné quand il prend conscience de ses méfaits et qu'il se repent sincèrement.
De quel droit puis-je m'arroger la prétention de juger du bien et du mal? Aucun c'est là affaire de foi et il est facile de me critiquer pour mon orgueil. Mais si au contraire j'adopte une position neutre, je me rallie au tout se vaut, et je donne raison au bourreau de Kosinski, comme aux négationnistes et aux oppresseurs légaux.
Je me fais la réflexion que si mon plan est rejeté, mon travail ruiné, ma deuxième fondation tuée dans l'oeuf, cet effort m'aura permis de me familiariser avec la numismatique, l'histoire, la bibliophilie, et la spendeur des grands livres d'heure que j'ai pu tenir dans mes mains commele Marmion-Bening de Tenschert. Celui-ci pour qui j'éprouve le plus grand respect pour son extrême exigence de qualité, et j'espère initier une amitié qui me comblerait, fait partie de marchands comme Clavreuil et des experts comme Claude Burgan, qui ont apporté à l'éternel étudiant que je suis, leur immense compétence et leur passion. Mon but est d'ouvrir cet enseignement plein de feu et de discernement, à des hommes de bonne volonté qui souhaitent sincèrement se cultiver. C'est là le but de mes fondations. Loin d'être le fruit d'une fringale de collectionneur, ou de l'instinct irraisonné d'un amateur cultivé, mes collections sont faites pour circuler dans le monde, pour être touchées, ressenties, expliquées par des humains et non des logiciels!
Une extraordinaire compensation m'a été donnée par mon sponsor, appelons-le Aristote, qui m'a pris pour partenaire spirituel pour la fondation à laquelle il a donné mon nom et celui de ma soeur, à UCCLE, près de Bruxelles. En dépit de difficultés dues à la crise qui l'a durement touché, il a tenu à honorer ses engagements avec une rare noblesse de coeur et d'esprit. La fondation Lussato-Fédier n'ouvrira pas ses portes avant un an à cause des lenteirs administratives qui en Belgique sont encore plus pesantes qu'en France. Mais cela ne nous empêche pas de rassembler les oeuvres que nous comptons exposer. Mon but, particulièrement ambitieux est de rassembler un ensemble qui tienne le second rang mondial et le premier en Europe, voire aux Etats Unis. Une des niches que nous avons découvert, est l'art populaire du Japon, dit Mingei, à l'opposé de l'art précieux des hauts dignitaires. Une autre niche est le chamanisme du Nepal, au pied de l'Himalaya, qui est en pleine investigation et pour laquelle je bénéficie de l'aide de François Pannier (Galerie Le toit du monde). Nous pouvons avec l'aide de notre marchand spécialisé, constituer non seulement une collection significative, mais aussi organiser des séminaires pour experts, sponsoriser des études dans ce domaine. Mais alors que le musée Mingei se développe rapidement grâce à l'aide précieuse de M.Boudin qui tient la galerie Mingei rue Visconti à Paris, il est beaucoup plus difficile à avoir accès à des pièces majeures de l'Himalaya. Dès à présent, la collection Mingei comprend 75 pièces soigneusement sélectionnées et parmi les meilleures qu'on puisse trouver : textiles, masques, objets courant mais de haute qualité, merveilleuses poteries, et même une paire de paravents représentant l'accouplement nuptial des renards, décrit par Kurosawa dans le premier de ses rêves !
J'espère consacrer le prochain billet à un survol illustré de notre collection Mingei. En attendant, je me remets au travail éreintant de la mise au point du plan "logique" de la deuxième fondation. Bonne nuit. Bruno Lussato, 1h50 le 5 mars 2009.