CHRONIQUE
La vente du siècle
Quelle vente et quel siècle? Je n'ai pas été vérifier si c'est le 22ème ou le 22ème mais ce serait les deux siècles réunis, que cela ne m'étonnerait pas outre mesure. Quelle vente? Ben, voyons! Celle de la collection d'Yves Saint Laurent et Pierre Bergé évaluée 500 millions d'euros, soit un peu plus que celle qu'un nabab russe aurait dit-on payé la tape-à l-oeil Villa Leopolda. On a la culture qu'on mérite. Par un de ces revirements dont le sort est friand, un de ceux-ci, pour qui 500 millions d'euros n'était qu'une paille dans sa fortune, se trouve par un captice de la géopolitique, couvert de dettes abyssales. Les 500 millions d'une collection hors pair, lui eût été bien utile! Un autre que je connais quelque peu, s'est arrêté d'acheter pour des raisons mal connues mais pour qui l'intérêt pour la culture est tellement suspect, qu'il préfère se ruiner dans l'inculture, que de s'enrichir par les objets uniques du patrimoine humaniste. Tel n'est pas le cas du sympathique couple Bergé-Yves St Laurent qui vendent, ou donnent aux musées français des joyaux culturels inestimables pour venir en aide à des hôpitaux et oeuvres sociales, qui constituent l'objet de leur Fondation. Mais je ne puis me défendre d'une réserve dictée par l'expérience. Dans un siècle ou moins, que restera-t-il de leur oeuvre caritative qui n'ait été sanctionnée par la bureaucratie? En revanche s'ils avaient créé une fondation culturelle à partir d'un fonds admirable, il est à parier, que dans un demi-millénaire elle sera toujours présente, comme la bibliothèque de Grolier avant sa dispersion. Je me disais cela en parcourant de salle en salle les oeuvres exceptionnelles du couple mais surtout leur variété, leur juxtaposition, leur richesse. Le public ne s'y est pas trompé. Venu des quatre coins du monde, de toute religion, de toutes tendance, arabes exceptés, ce me semble, ils firent la queue pendant toute la journée d'hier, file d'attente la plus longue qu'il soit possible d'imaginer, contournant le Grand Palais, jusqu'au Palais de la Découverte! Les gens prenaient patience sans songer à la pluie, au froid, à la cohue qui ne bougeait pas. Vers onze heures la queue était toujours immense bien que tout espoir soit perdu pour les badauds, ces strollers, de pénêtrer dans une enceinte close à minuit. Pour ceux qui seraient désireux de visiter ce qui reste, les dates sont aujourd'hui de 9h à 13 heures, c'est à dire déjà trop tard.
Je pus entrer muni d'un certificat médical bien commode, bien que cher payé, mais même dans les salles on piétinait sur place, c'était pire qu'à Versailles un jour de pointe.
HORAIRES ET DATES
Mardi : 15h orfevrerie , 18h Arts décoratifs du XXème siècle.
Retirer les places deux heures à l'avance.
Mercredi: 19h Arts d'Asie, Céramiques, Mobilier, Art Islamique, Archéologie.
Nom des salons: Apollon, Ingres, Babylone, Duquesnoy, Mondrian, Augsburg (ofèvrerie), Frans HALS , J.M.Frank, Schatzkammer, Galerie des émaux, Salle à manger Babylone, Salon Lalanne, Salon Burne-Jpnes.
ALAIN TARICA
C'est le fils deSamy Tarica, autrefois marchand de tapis anciens de très haute qualité, aussi perspicace que novateur. Un jour qu'il livrait un tapis à Madame Gray-Walter celle-ci lui demanda pourquoi il ne se tournait pas vers la peinture contemporaine, bien plus passionnante. Il sentit immédiatement la différence entre l'artisanat et l'oeuvre de génie et convertit tous ses tapis en oeuvres d'art, alors accessibles. Il fut très sensible au fait que seuls les novateurs passaient à la postérité et s'interessa à Fautrier, Klee, Schwitters et Duchamp. Son fils était un homme fanatique de novation, aux idées très arrêtées. Il constitua la collection de Gaston Alain-Dreyfus à qui il vendit Hommage à Picasso de Paul Klee, épris de Kosuth et de Van der Leck. Un jour il me rendit visite et jeta un regard de mépris sur un magnifique Tàpies et un très beau Poliakoff des années 55. Ils furent remplacés par des Schwitters géniaux de 1919 et par Merzbild mit Kerze un des chefs d'oeuvre de l'artiste et d'inspiration constructiviste. Je devins alors le conseiller de la Galerie Maeght, et j'achetai un Kandinsky de l'époque du Bauhaus. J'achetai aussi par l'intermédiaire de Tarica à des conditions exceptionnelles, un des plus beaux Klee de 1914, que je regretterai toujours. Je créai aussi au sein du Musée d'Art et d'Histoire de Genève, un centre qui portait mon nom et composé de quatre salles : Schwitters, Duchamp, l'Avant-garde Russe et Dada. Les oeuvres marquantes étaient un Arp "portrait de Tristan Tzara ", la prose du Transsibérien , par Sonia Delaunay, et surtout un magnifique et important tableau de Schwitters de 1919 prêté par la Malborough Gallery, qui m'avait déjà vendu les autres assemblages de Schwitters, dont ils étaient le concessionaire officiel. Malheureusement, les prix : 800 000 francs, était bien au dessus de mes moyens et je demandai à Lapeyre, le conservateur, de me communiquer la liste de ses sponsors pour que je puisse "les taper". Il refusa, car il voulait que ces derniers s'interessent de préférence à des Hodler. Dégoûté, je retirai ma collection du musée pour la céder à la Troisième Fondation. Malheureusement, le fisc avec la plus mauvaise foi me dépouilla de mes biens, et je dus vendre le coeur serré mes plus beaux tableaux : le Klee, les Schwitters sauf un, le Sonia Delaunay, le Arp. Mais je fus mal défendu et je manquais de l'expérience et de l'acharnement pour me battre.
Sur ces entrefaîtes, Nina Kandinsky décida de vendre pour 1 milliard de francs, l'ensemble de l'atelier de son mari, inventorié par Philippe Sers. Je demandai à Gaston Dreyfus de sauter sur l'occasion et d'acheter immédiatement le fond.Mais celui ci me répondit : "laissons mariner la vieille pour lui faire baisser les prix, après tout un milliard ça ne se trouve pas sous les sabots d'un cheval. " J'eus beau insister sur l'urgence de la situation, mais Gaston-Dreyfus était à bord de son yacht en Turquie, je crois, et n'était pas disposé à écourter ses vacances pour "la vieille". Les bruits qui courait d'éventuels acquéreurs, furent balayés avec mépris : c'est du bluff! J'était désolé et j'avais raison : ce fut Bayeler qui acheta le fonds! Si je relate cet épisode, c'est pour mettre en relief la différence entre des amateurs superficiels, et de vrais connaisseurs qu'étaient Bergé et Yves Saint Laurent, tous deux formés et proches d'Alain Tarica, dont ils étaient les meilleurs clients.
J'ai lu dans un des fascicules du catalogue de la vente du siècle, les souvenirs émerveillés de Tarica sur Yves Saint Laurent et Pierre Bergé qu'ils ne connaissaient pas du temps des premeirs achat, pour détecter en eux progressivement des compétences professionnelles.
Tarica a avoué d'ailleurs que la constitution d'une collection comme celle-ci est aujourd'hui impossible. Dans mon jargon je dirais qu'elle est passée de iiii à iiiii, une utopie. Que n'ai-je eu la chance de tomber sur un sponsor doté et des moyens et de la volonté de se cultiver! Enfin, je suis injuste car l'un d'eux m'a suivi avec empathie et intelligence. C'est grâce à lui que la première fondation, celle d'UCCLE en Belgique verra le jour l'année prochaine, alors que je serai - j'ose l'espérer - encore là pour consolider le bébé nouveau-né.