CHRONIQUE
Seconde Fondation
Prélude à Fondation, Fondation, Fondation et Empire, Fondation foudroyée, Seconde Fondation, Fondation et Terre ... Tels sont, si ma mémoire ne me fait pas défaut, les titres du polyptique impressionnant d' Asimov. La fondation dont je vous ai si longtemps entretenu, commence à émerger des limbes et le département de numismatique est assez avancé.
Un traquenard nous attendait cependant, mon successeur et moi. Contrairement à la Fondation d'Uccle, dont le but et de faire se rencontrer les civilisations au sommet, la seconde Fondation se place sous le signe de l'évolution des idées de l'homme et des outils qui lui servent à communiquer avec lui-même et les autres. Or on m'a rappelé qu'une autre fondation poursuit le même but. Il ne s'agit de rien moins que de la Fondation Bodmer qui fait l'admiration du monde entier et qui détient des trésors inestimables comme la Bible de Gutenberg ou les manuscrits des poetes grecs. Notre tentative faisait pietre figure auprès de ce couloir souterrain reliant deux bâtiments émergents comme deux fourmilières dans un champ. J'ai gardé un mauvais souvenir d'une administration qui avait refusé avec beaucoup de morgue mon offre de déposer dans la Fondation ma collection d'instruments d'écriture, alors la première au monde. Si ma proposition avait été acceptée, elle serait aujourd'hui indemne alors qu'elle a été volée en 2001 au cours d'un cambriolage sanglant.
Il était donc nécessaire d'innover de telle sorte que les deux organisations soient à l'abri de toute comparaison.
Je me suis alors appuyé sur une base théorique et deux idées pratiques.
La base théorique
Elle se fonde sur la mesure de la signification d'un ensemble d'objets. Elle dépend des liens d'intégration entre ses éléments entre eux et avec notre arrière plan psychologique. Or dans la fondation Bodmer, un manuscrit ou un objet n'entretiennent que des relations chronologiques assez pauvres avec les objets voisins et sont souvent dépourvus d'émotion. Au contraire nous avons entouré chacun de nos objets d'un réseau aussi riche que possible avec des objets auxiliaires chargés de construire un contexte passionnant et pédagogique et essayé de les relier à notre expérience personnelle.
La scénographie
C'est une des deux idées de mon successeur.
Un exemple : hier je m'interrogeais sur l'opportunité d'acquérir deux monnaies à la prochaine vente de New York. Hélas elles risquent de dépasser mon budget mais l'exemple en soi est instructif.
La première pièce, clou de la vente représente côté avers un beau portrait de Brutus, côté revers un trophée militaro-naval et la mention du monnayeur : Casca. La pièce est datée 42 BC, soit deux ans après le meurtre de Jules César par des conjurés dont le bien-aimé de César Brutus. Casca, dont le nom figure au revers de la monnaire, porta le premier coup mortel, par derrière.
L'autre pîèce réunit les portraits de César et de son héritier Octave, qui plus tard deviendra sous le nom d'Auguste, le premier empereur romain. La date d'émission est 43 BC, soit un an seulement après le meurtre de César.
Ces pièces ont été émises à un moment particulier, dans un but prémédité. Octave fit frapper l'émission au moment de partir pour Rome où il conquit par la force le titre de consul. Cette monnaie rappelait opportunément qu'en tant qu'héritier de César, il avait la légitimité pour lui.
Ci-dessus : A gauche Octave, à droite César.
En ce qui concerne Brutus, l'affaire est différente. Octave décida de venger César, avec l'aide de Marc-Antoine et livra bataille aux conjurés à Philippes. Brutus était ennemi du culte de la personnalité, mais, travaillé par des pressentiments à Philippes et à l'approche du jour décisif, il comprit qu'il devait apparaître à ses soldats comme un chef légitime afin d'augmenter ses chances de les motiver. Il décida de paraître dans une monnaie d'or, forgée par Casca (le premier conjuré à poignarder César) et à rappeler par les trophées et la lettre L, censée représenter la victoire de Brutus à Lycie ses combats victorieux.
En seulement deux pièces, voici donc condensée une histoire tragique, que l'on peut projeter (à condition que la fondation soit dotée du statutconvenable de club pédagogique) en faisant appel à Jules César la pièce poignante de Shakespeare interprétée magistralement par l'équipe de la BBC et de Time-Life Films :
La grande question est : comment voir une pièce non traduite, en anglais? Si vous connaissez un peu la langue, vous bénéficiez des sous-titres en anglais. Vous pouvez alors suivre sur une édition bilingue. Mais mieux encore, vous vous précipitez sur une bonne traduction et veous lisez l'histoire. Les images raconteront tout.
Mais de vous parler de Shakespeare n'était pas mon propos. Essayez simplement d'imaginer ces deux pièces bien éclairées et leur agrandissement, ces images, étant alternées avec de courtes séquences du film enfermées et visionnées à travers des oeilletons. Voici un exemple de scénographie. Et je puis vous assurer que ce serait un spectacle très émouvant, unique. Tout d'abord parce que ces pièces sont très rares (17 pour Brutus,5 pour Octave-César) , puis parce que les conservateurs et les numismates ne se soucient guère de ces détails qui dépassent leur spécialité, et que les historiens imaginatifs ne connaissent pas la numismatifs. Sans compter que si vous pensez à Hadrien tel qu'il est dépeint par Marguerite Yourcenar, et tel qu'on le cerne dans les monnaies, cela donne à réfléchir. Voici le grand homme flanqué numismatiquement par sa pauvre femme qui dut le subir avant d'être acculée au suicide, et son sigisbée Antinoüs , vous perdez vos illusion. Et puis, à propos de Brutus, songez qu'il s'agit d'un portrait sans complaisance, une manne pour les physiognonomistes !
Le cheminement ludique
Après avoir imaginé la solution scénographique, mon successeur a concocté un schéma destiné à tenir le visiteur en haleine. Il est basé sur la constatation suivante: vous ne pouvez accéder réellement aux objets exposés, fondation Bohr, ou pas. En effet il ne s'agit pas d'édifier une pinacothèque, mais de montrer des monnaies, des livres, des manuscrits... Et ceux-là il faut les feuilleter, le toucher, les faire pivoter, entendre le bruit du parchemin ou du vélin, admirer le grain de ce merveilleux papier médiéval qui ne vieillit pas, frais comme au premier jour. Que faire? Comment résoudre la quadrature du cercle. Mais je réserve la réponse à un prochain billet, car il est 5h57 du matin et je viens seulement de rentrer de l'hôpital.
Mais faites-moi plaisir. Achetez une bonne édition bien reliée des pièces de Shakespeare. La meilleure est celle du Club du Livre parue après la guerre. Avec un peu de chance vous la trouverez peut-être sur Amazone? Et vousn'avez pas besoin de lire tout de suite mais de les garder précieusement. Un jour vous aurez envie d'y jeter un coup d'oeil et la magie vous enveloppera de son féérique manteau et vous fera oublier vos ennuis.
Votre dévoué
Bruno Lussato.
Ce 15 decembre 2008