CHRONIQUE
ii pour irremplaçabilité
Le cas de la numismatique
Claude Burgan m'a transmis le très luxueux catalogue de la vente qui aura lieu les 2 et 3 décembre à Genève à l'occasion des 20 ans de la maison de vente aux enchères où j'ai déjà acheté mon aréthuse.
On a une idée de la qualité des monnaies en contemplant la chouette athénienne de la couverture du catalogue. Je me limitai à sélectionner cinq pièces qui me semblèrent les plus dignes d'intérêt.
Le catalogue écrit : le plus bel exemplaire connu et l'une des monnaies grecques les plus importantes au monde. Minimes éraflures de surface, sinon Superbe exemplaire. Provenance Jameson, seuls quatre exemplaires connus. Trois sont conservés aux collections publiques de Londres, de Harvard et de d'Oxford. Cet exemplaire
est en mains privées et il est certainement le plus beau.
RRRR, est. 400 000 FS. (Il est probable qu'il dépassera les 400 000 €
Le catalogue affirme pour ce statère en or frappé en Grèce vers 196 BC (Titus Quinctius Falmininus) : La première monnaie antique à représenter un romain de son vivant. D'une extrême rareté. Une monnaie spectaculaire et superbe.
RRR, dix pièces connues dont quatre dans des musées. FS 200 000 .
Parisii, vers 100-50 av. JC. Un fleuron de l'art monétaire gaulois. D'une beauté exceptionnelle. Superbe exemplaire.
RRR : émission d'une dizaine d'exemplaires. FS 75 000
Hadrien 117-138. Sesterce attribué au "maître de l'Alphée".Rome 135-136 AC.
La plus belle monnaie romaine jamais frappée. Un portrait d'une force et d'une expression jamais égalée. Une monnaie parfaite: chef d'œuvre d'équilibre et d'esthétisme. Superbe exemplaire à patine verte.
RRRR seuls quatre connus dont un à Boston Museum of fine arts. Celui-ci de loin le plus beau. FS 400 000.
On admire ci-dessous le sens dramatique de la présentation de cette pièce et son identification à la statuaire.
Le total de l'estimation de ces cinq pièces dépasse les 10.000 FS et il est à parier qu'elles dépasseront largement cette somme. Les numismates professionnels consultés se sont vivement insurgés contre ce qu'ils nomment la spéculation amorcée par un groupe de commerçants à l'égard des russes. Ils trouvent ces prix totalement irréalistes selon leurs standards et ils ont parfaitement raison. On a connu cela du temps de la vente Peyrefitte, où une decadrachme d'Evainete passa de 15 000 francs à 35.000 f, pour bondir l'année d'après à un million sous l'impulstion des banques centrales. Aujourd'hui j'en ai acheté un meilleur exemplaire pour 75 000 €. La spéculation s'est révélée désastreuse. Le même phénomène risque de se produire quand on considère que la même pièce (Hadrien) est passée plusieurs fois en ventes publiques en deux ans et chaque fois en augmentation. Le mécanisme est connu.
J'ai demandé à des marchands numismates indignés par ces prix, de me montrer ce qu'ils avaient de mieux. L'un d'eux me sortit une monnaie gauloise, en excellent état, mais terne et bien moins belle que celle de la prochaine vente. Le prix était de 2 600 euros ! On remarque le même phénomène ailleurs : dès que l'on approche de l'exceptionnel en rareté, en qualité et en importance historique, les prix montent d'autant plus qu'ils sont plus élevés. En voici un exemple tiré de la vente de monnaies d'or romaines de l'UBS, le 22 janvier 2008 à Bâle.
Voici la comparaison entre les estimations et les prix réalisés pour les trois monnaies (Constantin ca 337/347 AC, pièce historiquement et esthétiquement peu intéressante). De haut en bas.
est. FS 15 000 réalisé FS 27 000 RRRRR unique, très beau.
est. FS 1500 réalisé FS 3 000
est. FS 1200 réalisé FS 2 600
Constance II 337-347 Antioche. Tres bel exemplaire avec son brillant d'origine. Est.FS 1000. Catalogue Numismatica ,décembre 2008, Genève.
Constantius 11 Augustus, SISCIA 337-340 Extremely fine. Cat. Numismatica Juillet 2008.. Est. FS 1800
Naissance de la vague spéculative
On peut la faire partir de la vente de Zürich de Numismatica. (21 octobre 2008). Ce tetradrachme de Rhegium, ca 440-445, est très rare et c'est le plus beau specimen connu, déclaré fleur de coin. Estimé 90 000 FS, ce qui était déjà une somme importante pour un numismate chevronné, devint une folie lorsqu'il atteignit le quadruple de cette somme. Celui qui "poussa" cette pièce fut mon adversaire pour la monnaie d'Evainète.
Ce qu'il ignorait, n'étant pas numismate ou ayant commandé par téléphone, c'était que cet exemplaire était sans doute le meilleur disponible.
Il est intéressant de comparer l'exemplaire Bruno Lussato, abandonné pour 78 000 € à celui du British Museum. La notation devenait médiocre : aucune rareté, une qualité supposée inférieure, il n'était pas capable d'établir de nouveaux standards. En comparant les deux photos vous constaterez qu'il n'en est rien. Aujourd'hui l'estimation aurait changé sans doute notablement.
Discussion
Que penser de tout cela?
Au stade actuel de mes connaissances je constate la volonté du russe X d'empêcher qui que ce soit de posseder des pièces majeures. Une caractéristique commune aux pièces que j'ai mentionnées, est en effet ce que j'ai appelé l'insubstituabilité, ou plus simplement l'irremplaçabilité. Pour abréger je nomme ce facteur de choix l'indice ii (indice d'irremplaçabilité). ii est indépendant de la conjoncture dans la mesure où il serait absurde de se dire : on va attendre que tout baisse pour l'acheter. Il n'y aurait rien à acheter !
Certes il faut considérer que l'acheteur de la pièce ii est une institution ou un collectionneur passionné. Mais ce n'est pas le cas avec les spéculateurs, notamment américains. Ils sont capables de tout larguer s'ils considèrent que l'investissement est menacé, ou a contrario qu'ils peuvent tirer un substantiel bénéfice en réalisant le stock. C'est précisement le cas des russes qui ont confié à des experts plus ou moins intéressés, la tâche de constituer une collection en tant que diversification de leurs avoirs.
Quoi qu'il en soit on peut constater que les acheteurs sont fortunés, qu'ils considèrent que les pièces ii sont un rempart contre une crise grave et qu'elles sont un moyen de concentrer dans un volume réduit une valeur considérable. S'il y a une déflation, elles ne seront pas touchées car on ne vendra pas et on en a les moyens. Si le système monétaire craque, les billets de banque ne vaudront plus rien et les actions, obligations, et autres papiers retrouveront leur vraie valeur : au mieux le prix du papier non recyclable, au pire des ennuis sans fin. Vous savez que dans bien des cas, en acceptant un héritage apparemment sain, vous pouvez être entraînés dans une fallite. Il en est de même si vous convertissez vos biens en papier. Seuls les biens à valeur réelle garderont leur intégrité : des fermes (à condition que vous puissiez vous en occuper) des appartements ii (c'est à dire irremplaçables par leur emplacement, leur emplacement et leur emplacement!) et ... des oeuvres d'art, des bijoux, des pierres à production limitée (des rubis, des émeraudes, et non des diamants), des pièces d'or, des terrains bien placés... Et en ce qui concerne les oeuvres d'art, la rareté extrême ii, l'importance esthétique et historique, un marché stable (les musées, pas les spéculateurs).
On comprend dès lors la décision des magnats russes d'investir ce qui paraît aux numismates traditionnels comme une somme absurde, mais qui ne constitue qu'une poussière pour qui possède le contrôle de milliards d'euros! Une collection au plus haut niveau truffée de ii peut atteindre le montant de 15 millions d'euros, et monter à dix fois cette somme en s'alignant sur celle qu'il faut débourser pour avoir les 80 livres les plus importants, hors bible de Gutenberg, ou un choix significatif de manuscrits à peintures. Ce que nous avons déboursé pour les Grolier et la Divine Comédie de Dante, dépasse notablement le prix des pièces exceptionnelles en vente en décembre...
On peut alors se demander combien coûterait une collection de peintures modernes comme les fondations Ludwig, ou anciennes comme Getty.La réponse aujourd'hui est simple. Posséder un tel ensemble fait partie des rêves évéillés! Ces oeuvres sont devenues littérallement intouchables et ceci qu'on soit paysan ou milliardaire.
Que faire dans le cas de la genèse de mes fondations? Dans le cas de la numismatique, où ces pièces deviendront légendaires - ce qui est le but des plus intelligents des oligarques russes et des tycoons américains, et c'est le seul moment de les acquérir, soit ils sont animés par la spéculation, et ils perdront la plus grande partie de leur mise. Dans l'ignorence, on en est réduits à parier.
L'avantage de la bibliophilie et des manuscrits ii est que si elle ne permet pas de réaliser des bénéfices substantiels, elle n'est pas tributaire des effets de mode. La bibliophilie ii et les manuscrits à peinture, sont lorgnés par des musées et institutions publiques et on a plusieurs siècles de recul dans le jugement que l'on peut porter sur elles. Louis XIV fit préemption sur les Grolier pour qu'ils ne quittent pas la France. Et essayez d'acheter un appartement ii comme ceux qui donnent sur les jardins de l'Elysées, adjacents à l'union interalliée! Ces biens ne paraissent jamais dans le marché, et selon la formule des marchands du plus haut niveau, le problème n'est pas de vendre des objets ii mais de les trouver, et de les remplacer quand ils sont vendus.
Lors du prochain billet, nous aborderons le cas de la bibliophilie.
Je vous quitte chers internautes, pour résumer toutes ces réflexions en un texte en anglais.
Emmanuel Dyan, a été gêné de constater que les billets anciens sont en pleune évolution. Il ne se trompe pas. J'ai été amené à les compléter, les corriger, et les mettre à jour. Il s'agit uniquement des textes relatifs à la numismatique que vous retrouverez facilement et qui constituent un texte de référence pour vous, et d'une certaine utilité pour les spécialistes qui les consultent régulièrement.
Merci à vous tous et amitiés.
Bruno Lussato, en sursis. (On ne trouve toujours pas de lit d'hôpital pour lui.)