CHRONIQUE
AUTOUR DE "TRISTAN"
Si je vous ai fait faux bond si longtemps, ce n'est pas, que Dieu soit loué! pour des raisons de santé, mais à cause du réseau qui est tombé en panne pendant deux jours, effaçant des pans entiers de texte et d'images, qu'il m'a fallu reconstituer.
Bill Viola et Bruno Lussato
Kira Perov, Marina Fédier et Bill Viola.
Le texte que j'ai dû réécrire, a été à nouveau détruit. Le réseau orange est tombé une fois de plus en panne. C'est la raison pour laquelle, hélas, mes souvenirs sont devenus lacunaires. Vive le papier-crayon.
La répétition générale de "Tistan" avait lieu le 27 octobre à 18 heures. J'ai toujours considéré la mise en scène de Tristan et Isolde de Wagner par Bill Viola-Peters Sellars et à l'Opéra Bastille, comme le plus beau spectacle qu'il m'ait été donné de voir, avec le Ring de Chéreau-Boulez à Bayreuth en 1976-1983. Mais alors que cette dernière production est enregistrée en DVD et fort bien enregistrée, l'interprétation de Viola risque d'être perdue pour la postérité.
Impossible d'avoir une seule place pour la répétition générale. J'ai alors envoyé la veille un fax à Kira Perov qui venaient d'arriver à Paris. Elle m'invita aussitôt à déjeuner le lendemain, avant la répétition avec Marina. L'accueil fut exceptionnellement chaleureux, comme d'habitude, et je devais revoir Bill et Kira Vendredi avant leur départ pour Los Angeles.
Les conversations portèrent sur Tristan et sur un entegistrement possible du Ring de Viola. La veille de la dernière du Ring par Bob Wilson, le trouvai les fonds pour enregistrer la performance. Cinq DVD furent édités, avec interdiction de les divulguer, sauf à des fins professionnels d'enseignement et d'éxégèse. Mon exemplaire ira à la Fondation de Uccle en Belgique. J'y reviendrai.
Je mis toute ma force de conviction pour persuader Bill Viola d'en faire de même, m'engageant - un peu témérairement - de lui procurer les fonds nécessaires. Mais la partie n'est pas gagnée. En effet un élément majeur est la dimension, notamment l'écran du troisième acte est vertical, ce qui ne se prête guère à nos écrans à plasma qui sont horizontaux. Mais nous finimes Viola et moi par tomber d'accord sur l'évolution de la technique et du home cinéma pour résoudre ce problème somme toutes conjoncturel. L'important est de sauver le spectacle, le plus émouvant, le plus beau du monde. N'oublions pas que Viola est un des cinq artistes vivants et que Tristan est son oeuvre maitresse. Cinq heures de video, c'est quand même quelque chose. Je hurle alors "chef-d-oeuvre en péril !"
Présenter l'intrigue de Tristan dans ce billet serait dépasser son but. Mais j'ai l'intention de m'y atteler lors d'un prochain article. D'ici là il est indispensable que ceux qui veulent comprendre mon analyse se procurent un bon commentaire de l'oeuvre, comme celui qui figure dans Le Guide des opéras de Wagner 1994 et l'interprétation magistrale de Furtwängler-Flagstad chez EMI
Bill Viola était emballé par les nouveaux projecteurs installés à l'Opera-bastille. Comme Bob Wilson il accordait la plus haute importance
à la justesse des couleurs.
Il estima qu'on avait atteint la perfection.
Nous parlames longuement de la complexité et de l'ambiguïté de l'oeuvre qui se lit à plusieurs niveaux. Il expliqua les images du premier acte comme un rite de purification qui montre la signification cosmogonique de l'histoire au premier degré, interprétée dans un style dépouillé de Nô japonais par des acteurs en chair et en os qui font le minimum de gestes pour figurer l'action. Viola insista sur le haut degré d'intégration entre le texte, l'image, son image, la musique. De ce point de vue le nouveau chef russe comblait toutes ses attentes. Il avait saisi immédiatement son propos par sa neutralité et la précision de sa direction: chaque note était à sa place, comme chaque couleur.
De cette précision extrême, de cette intégration totale, naissait l'émotion insoutenable qui se dégage en ondes puissantes et perturbantes du spectacle. Wagner disait que bien interprétée et bien perçue, le drame devrait rendre les spectateurs fous, les pousser au suicide, surtout à partir du deuxième acte, le plus émouvant, centre magique de l'oeuvre. J'ajouterai le niveau de culture et de disponibilité du spectateur, car nombreux étaient les spectateurs qui ravis du spectacles souriaient de plaisir ou émettaient des jugements snobs sur la banalité des images de mer déchaînée. "obvious, mon chêer!".
Wagner savait fort bien finir un acte. Ou après une longue et lente attente, où le temps est comme suspendu, l'action s'accélère et la fin tombe comme un couperet (1er et 2ème actes) ou la musique se dissout dans le cosmos et rejoint tout doucement, par vagues déclinantes successives, le silence (IIIème acte). L'imagerie de Viola suit exactement cette règle. Le rythme intérieur de ses images sont accordées à la sourde pulsation intérieure de la musique et du poème.
Lors de la répétition générale, au trois-quarts des deux derniers actes, je fus étreint d'une émotion pénible. Je saignais du nez, ma tête était prise dans un étau, les larmes m'étouffaient. Pour diminuer cette souffrance j'essayai de distraire mon attention, de penser à quelque épisode comique,mais en vain. La musique, les images, m'envahissaient comme des flots mortifères. Bill Viola vit mon émotion et m'embrassa longuement sans un mot. Ce fut un moment inoubliable, et rien que d'y penser j'ai les larmes aux yeux. Le lendemain ,avant son départ nous eumes encore un meeting avec ses agents de Londres Haunch if Venison représentés par Graham Southern, un esprit vif et ouvert, pour examiner les possibilités d'enregistrement de l'oeuvre.
AVEC CHRISTOPH ESCHENBACH
Il s'agit du chef qui dirigea le Ring de Wilson au Chatelet. Nous évocames les circonstances abracadabrantes qui entourèrent son enregistrement vidéo. Je lui avais fait parvenir, après six mois d'attente une copie de mon exemplaire, après en avoir obtenu la permission, non sans réticences, les cinq exemplaires en circulation ne devant pas être communiqués à quiconque.
J'étais un fervent admirateur de la version wilsonienne qui prenait place après celle de Wagner lui-même, de Wieland Wagner, et de Patrice Chéreau. Une version majeure donc. La veille de la dernière, à diner, je finis par convaincre Bob Wilson qu'il fallait préserver son oeuvre pour la postérité. Mais comment obtenir les financerments, installer les caméras,monter et rassembler la régie audiovisuelle, etc... pour le lendemain à six heures? Comble de malheur, pour installer un caméra il faut sacrifier un siège. Or la salle était archicomble et on ne pouvait joindre les spectateurs susceptibles de nous céder leur place. Les seuls que nous pumes joindre refusèrent avec indignation et nous menacèrent d'un procès si on les expulsait. Eschenbach n'était pas au courant de ces tribulations. Il fut enthousismé par le résultat qu'il ne connut qu'avant hier. Du pupitre d'orchestre on ne voyait pas la mise en scène. Il trouva le montage parfait, les couleurs exactement respectées (exigence incontournable de Bob Wilson). Un chef d'oeuvre !
Voici comment en un jour on résolut les problèmes. Les fonds furent fournis par John Elkann,le successeur de Agnelli, par mon fils Pierre, et pour compléter par Wilson lui-même. Leur réponse fut un oui immédiat. On utilisa des caméras actionnées par des robots et suspendues aux balcons. Elles étaient commandées depuis la régie, elle-même logée dans la loge de Wotan, qui chassé dut se contenter d'un siège dans les coulisses. Cette loge exiguë abritait une quinzaine d'opérateurs, une tonne de matériel vidéo, et ... occasionnellement Elkann et votre serviteur. Je passai les quinze heures à naviguer de la régie aux coulisses. Et de la régie j'entendai simultanément les son réel et celui transmis par les hauts parleurs de contrôle! Ce fut une vraie saga.
Mais cela ne suffit pas à Eschenbach.Nous discutames longuement à la possibilité de diffuser pour le grand public cette version majeure, comme on l'a fait avec Bayreuth, l'opéra de Madrid, de Munich ou de Stuttgart. Je lui expliquai qu'en France il en va tout différamment : on se heurte aux syndicats, à la buereaucratie et à mille embûches. Et il faut de l'argent.Me voici donc prié de taper un fonds pour Viola et un pour eschenbach. Par les temps qui courent ce n'est guère facile, mais il ne coûte rien d'essayer, si ce n'est que le simple établissement d'un budget, avale des frais d'avocats spécialisés dans les droits !
Bon. Je ne vais pas m'attarder sur ces détails sordides. Il se trouve que mon petit fils préféré - d'un caractère difficile et qui me fait tourner en bourrique, mais qui a une capacité de se cultiver étonnante - est venu à Paris pour me voir pendant quelques jours. Je lui ai promis de lui présenter de hautes personnalités culturelles. Rien de tel pour vous procurer un choc salutaire et de remettre à leur place les orgueuilleux. On se sent si petits à côté d'un maître et on apprend la simplicité.
Malheureusement il n'a pu se libérer Vendredi pour rencontrer Viola. Mais je l'ai emmené chez Eschenbach, qui est non seulement un chef accompli mais , comme Barenbaum, un excellent pianiste, ce qui lui vaut le respect des musiciens de l'orchestre. On pense bien que les détails dont nous avons discuté, devaient l'ennuyer. Mais ils justifiaient sa présence. En effet mon petit fils est le successeur d'un grand industriel qui aurait la possibilité de participer à une action de mécénat. Et mon petit fils par son élégance naturelle et aristocratique, sa tenue et son silence, en impose. On sent qu'il recèle une véritable puissance.
Il fallait que mon disciple apprenne quelque chose pour que je puisse me justifier du temps que je lui donne. Il apprécia tout particulièrement l'appartement modern style de Eschenbach, qui est tout à fait étonnant. Il fut je crois occupé par les Bourbon-Parme. Mais j'interrogeai le maestro sur les relations entre Tristan et Le Ring.
Tristan ,dit-il,est d'une grande ambiguïté. La texture orchestrale privilégie la couleur du son, l'extraordinaire imbrication des leitmotive qui se fondent perpétuellement en un flux orchestral ininterrompu. L'art du contrepoint est digne de Bach, celui de l'Art de la fugue. Rien n'est net, les contours sont comme dissous dans la pâte orchestrale et la logique compositionnelle n'apparaît qu'après une longue familiarité avec l'oeuvre. Vous avez tout à fait raison, continua-t-il, le personnage qui tire toute les ficelles, dont tout dépend, est invisible, nul n'y pense, il parait falot et joue les utilités. C'est Melot, l'ami intime de Tristan.Lorsqu'il trahit ce dernier, le héros croit que c'est par jalousie envers Isolde, mais cela est impossible, car c'est Melot lui-même qui pousse Tristan à chercher Isolde et de la ramener, action qui sera fatale à Tristan. Autre ambiguïté, l'attirance du Roi Marke pour Tristan, d'une nature telle, qu'il ne veut pas se marier pour lui être fidèle.
Le RIng, bien que beaucoup plus complexe que Tristan, a une structure beaucoup plus franche, totalement explicable pour qui prend le temps de le fréquenter et sans aucune ambiguïté. La lumière qu'il projette est crue et brutale et ce dont il parle : l'amour et la nature, l'argent et le pouvoir, nous concerne tous. Alors que Tristan et Isolde peuvent apparaître comme des psychopathes, de m'ême que Don Juan et Wozzeck. Je viens de nommer les personnages eponymes des oeuvres les plus importantes de leur siècle.