CHRONIQUE
Faut-il s'y connaître?
Ce qui compte c'est la qualité, pas la quantité. Bien que les statistiques montrent des fréquentations plus qu'encourageantes, il y a très peu de commentaires. Il est vrai que moi-même je ne saurais comment m'y prendre. Mais un des internautes , Ben, a émis une réflexion qui m'a fait avancer.
"Montrer des specimens habilement choisis selon un parcours pédagogique, comme la présentation des monnaires de différentes époques peut être révélatrice d'une tendance générale? - Je serais partisan de cette orientation. Parvenir à percevoir des similarités entre des époques, des cultures et des objets différents est à mon sens plus intéressant et enrichissant. Cela correspond aussi beaucoup plus à votre manière d'aborder les choses, qui est de dégager des tendances de long terme, d'adopter une réflexion systémique. Amicalement, Ben le 17/10/2008 à 12:21"
De ce point de vue, l'étude des faux est très instructive. Ma longue carrière de "connoisseur" m'a appris à me méfier des conservateurs de musée, des marchands (souvent plus compétents pour les plus réputés), des "bonnes affaires", et des provenances douteuses pour les oeuvres modernes. Pour les oeuvres modernes, la provenance suffit à condition que la pièce ait passé par quelques collectionneurs illustres.
Le plus étonnant des cas fut certainement celui d'un Léger de 1913 que j'achetai à un excellent courtier Mme Stassart, spécialiste des oeuvres du plus haut niveau comme Vertu Noire de Matta. Le tableau avait la provenance la plus sûre qui soit, passé entre les mains de Claude Bernard, De Heinz Bergruen et surtout de la Galerie Louis Leiris représentant officiel de Picasso et de Léger. Le tableau avait été exposé au Guggenheim, avait été analysé par des érudits, et eu l'honneur d'une affiche et d'un catalogue préfacé par Cooper, le célèbre expert. Ma soeur ne l'aimait pas. Elle trouvait qu'il ne "fonctionnait pas", il manquait de vie... Je l'analysai : il était admirablement construit, d'une grande délicatesse de nuances, rare chez Leger. (et pour cause!) Ma soeur finit par me persuader de mettre en vente le tableau chez Sotheby, qui nous apprit qu'il provenait d'un lot de faux fourgués à Kahnweiler, le propriétaire de la Galerie Louise Leiris. On écrivit au préfacier du catalogue, l'arbitre ultime, Cooper, qui répondit à l'encre rouge (qu'il utilisait pour les mauvaises nouvelles) que c'était un faux. - Mais vous avez préfacé le catalogue ! - Oui, mais sans voir ce qu'il contenait !
Légalement, je ne pouvais me retourner que contre le dernier vendeur qui à son tour devait se faire dédommager par l'avant dernier et ainsi de suite jusqu'à Louise Leiris. Mais cette dame avait disparu dans la nature. Je consultai Louise Leiris. "En effet dit-elle, nous avons eu la malchance de tomber sur un lot de faux, mais heureusement c'est un cas unique!- Elle croisa les doigts pour conjurer le mauvais sort. " Mais vous devez me le remplacer ! - Oui, dit la dame, je vous rembourserai le prix que je l'ai vendu voici quinze ans. " C'est à dire une fraction de sa valeur actuelle.
Légalement elle avait raison, mais non moralement. Donnez-moi l'équivalent de cette époque en admettant que j'aie acheté un authentique. Je ne suis pas responsable de vos erreurs. - Elle me présenta des fonds de tiroir inacceptables. En fin de compte j'eus la chance de mon côté. On fêtait le centenaire de Kahnweiler, et j'écrivis un article sur Valeurs actuelles sur les faux, ou figurait le tampon de la Galerie et sa signature. Cela faisait désordre et grâce à un honnête courtier, M.Heim, j'obtins contre le retrait de l'article un grand dessin de Juan Gris qu'il me revendit aussitôt. Le Léger fut détruit et mes illusions aussi.
Plus tard je tombai sur des faux Wang Uyan C'hi et Chen Jo, trop beaux pour être honnêtes et qui finirent dans un prestigieux musée français, après avoir été rejetés par le De Young Museum de San Francisco alerté par mes soins. J'eus également une ciste étrusque qui avait subi les tests les plus poussés sur la composition du métal. Le grand expert n'était autre que le père de mon honorable assistant de l'époque, Bruno France Lanord. Mais tout simplement les échantillons prélevés étaient lacunaires, et une contre-expertise montra la présence d'aluminium dans l'alliage, ce qui est bizarre pour une pièce de la plus haute antiquité!
Il faut savoir que seuls 27% des peintures chinoises des musées occidentaux sont authentiques. Le contre-exemple qui ne nous rassure guère et que les experts ont qualifié de faux, des pièces authentiques comme le modèle en stuc du David de Michel-Ange. La plupart des erreurs provient de l'ignorance pratique, de la paresse, mais surtout des idées préconçues confortant les préjugés des experts. Ainsi les faux Vermeer de Meegeren ont été défendus par des érudits à qui ils apportaient la preuve dont ils avaient besoin.
Il y a aussi des experts transcendants qui connaissent seuls à fond un domaine, comme Jacques Kerchache que j'eus la chance de fréquenter. Il dépasse de loin tous ses collègues et il lui est facile de nous faire passer des vessies pour des lanternes. Après tout, ceux qui acceptent un faux, le méritent, disent les chinois et ils ont raison. Il est des gens qu'on a plaisir à duper!
Mais la notion de faux touche bien des domaines. Un exemple est l'interprétation musicale. Le premier mouvement de la Sonate dite "au clair de lune" Op.27 N°2 de Beethoven Quasi una fantasia, est une pièce à deux temps appartenant au genre funèbre. A la suite d'une inspiration marketing de l'éditeur, elle devint une musique si, basses trop présentes (glas funèbre) , triolets décrivant le clapotis des vagues, remis à leur place discrète d'accompagnement. Tous se rangèrent, même parmi les plus grands comme Kempff ou Backhaus à cette routine stupide. Mais ce soir j'eus la chance d'entendre un disque pirate de Backhaus, pris sur le vif, à son insu lors d'un concert en Amérique. Il joua l'oeuvre comme il se doit, et cela faisait frissonner de terreur et d'angoisse.(Carnegie Hall, 11 Avril 1956)
Il est rare qu'on puisse être connaisseur dans des domaines trop larges, à moins d'être un Horowitz ou un Cortot. Moi-même j'ai appris à déceler et à évaluer Klee et Schwitters, Mozart et Wagner, des oeuvres pointues comme les "Goldberg" de Bach, les sonates de Beethoven, un peu la numismatique et les instruments d'écriture. Mais dès que je m'écarte de ce domaine mes certitudes vacillent.
L'idéal serait d'être multispécialiste. Chaque musicien et chaque peintre de génie constituent leur propre langage, et chaque oeuvre majeure parle un dialecte particulier. De même qu'apprendre plusieurs langues donne une pratique de l'apprentissage des langues, de même approfondir plusieurs morceaux pointus et bien les apprendre fait qu'à la longue vous développez une sensibilité presque universelle. Il faut beaucoup voir et écouter longtemps la même oeuvre, beaucoup parler avec des sachants et éviter d'écouter les ignorants et les snobs, fréquenter les boutiques des musées et acheter quelques bons livres, c'est la recette pour progresser. A ce propos je conseille à des débutants, plutôt d'acheter d'encombrants coffrets "tout Mozart" ou "intégrale Bach" de se contenter de quelques disques bien choisis et les écouter des dizaines de fois. Mais surtout gardez vous de privilegier le côté ludique. Les grandes oeuvres demandent du respect, de la gravité, de l'empathie. Ce que vous perdrez en plaisir frivole, vous le regagnerez en joie inaltérable. C'est la différence qui fait la culture et qui est gage de développement.
Autrefois, j'ai écrit des livres sur les dimensions qui qualifient l'oeuvre d'art : l'intérêt du contenu, la perfection de la forme, la novation. Je me serais fait metrtre au ban par le héros du Cercle des poètes disparus, le film-culte qui a pour devise Carpe Diem.
Bruno Lussato
Ci-dessus : Grieg, Holberg suite Op.40, 1884, version originale pour piano par Helge Antoni.
Le thème principal du premier mouvement, dans la version pour orchestre, je l'écoutais tous les jours. Il servait d'indicatif à France Musique, si je ne me trompe. Il finit par m'obséder, d'autant plus que nul ne pouvait me dire sa provenance. Lorsque Helge Antoni joua l'oeuvre en mon centre des Capucins, je fus transporté. Des tas d'images m'envahirent. J'imaginai de romantiques et cruelles Idylles, sentiments, danses folkloriques, fausse gaîté teintée de nostalgie, déceptions amoureuses, sensualités, un monde que Lars Hall m'avait fait entrevoir en me décrivant les villages fleuris de roses de l'île de Gotland. Toute cette magie disparut lorsque j'entendis la version pour orchestre, plate et banale. J'ai entendu ce disque des dizaines de fois et il n'a jamais perdu son parfum mystérieux et cette évocation d'un passé qui n'a peut-être jamais existé.
Est-ce de la grande musique? Sans doute pas. Ce pastiche était méprisé par le compositeur qui parlait à son sujet de perruques. Et il existe peut-être un charme spécial lié à ces évocations du temps passé, ces imitations originales en dépit de toute intension. Richard Strauss a su admirablement exploiter ce régistre.
Tout cela pour vous dire l'importance du facteur personnel, des résonances mystérieuses de certaines mélodies comme Guantanamera, ou de belles chansons sentimentales.