CHRONIQUE
Une journée bien remplie
Après l'effort de formalisation du billet précédent qui m'a épuisé par sa concision et par son sujet propre à nous plonger dans la dépression, j'ai envie de partager avec vous des moments de pure joie.
Ci-dessus à l'entracte du concert Prokofiev salle Pleyel : Valery Gergiev, Henri Dutilleux, Bruno Lussato.
Je devais diner avec un de mes anciens élèves, qui est devenu quelqu'un dans l'ex-yougoslavie, et doté d'un sens de l'humain et d'une élévation spirituelle hors du commun, quand j'ai reçu un coup de téléphone pressant de la part du plus grand de nos chefs d'orchestre, Valery Gergiev, directeur du célèbre London Symphony Orchestra, et ardent propagateur du Marinsky, l'illustre opéra de Saint Petersbourg. Il donnait salle Pleyel deux concerts Prokofiev. J'avais décliné pour cause de santé le premier, mais il tenait absolument à m'avoir au second car le grand compositeur Henri Dutilleux avat tenu à lui rendre visite. Le tandem Gergiev - Dutilleux se révéla un succès étonnant, et le maestro russe exécuta de nombreuses oeuvres du compositeur. français. Or il se trouve que j'ai eu l'honneur d'emmener le compositeur à l'hôtel de Gergiev, rue St. Louis en l'île. Je croyais à l'entente des deux grands hommes. Mon intuition se révéla exacte et c'est aussi pour la commemorer que je fus invité au concert Salle Pleyel.
La composition du programme mérite quelques commentaires. On donna dans l'ordre la deuxième symphonie, le concerto de violon, et après l'entre-acte, la Septième Symphonie.
La Deuxième Symphonie op.40, 1925 en ré mineur op.19 aux puissantes dissonances fut composée au moment où Nolde revenait des Iles Salomon. Même sens de la couleur, même rugosité,
Gergiev l'exécuta avec un sens du rythme, et une puissance meurtrière terrifiants. J'eus beaucoup de mal à d'y déceler quelques lambeaux de mélodies qui m'eussent donné l'envie de la réentendre. Je jetai un regard en coin inquiet à mon ami qui n'avait jamais assisté à un concert et que j'avais emmené avec moi à tout hasard. Je craignais qu'il ne soit agacé par ce pandémonium. Loin de làIl était sidéré, transporté, comme galvanisé par tout : la puissance, le rythme implacable de la gestuelle de Gergiev, le son de l'orchestre. Il venait de découvrir la musique classique in vivo, non congelée dans le numérique ni réduite en bouillie par le téléchargement. L'ambiance solennelle de la salle, le maintien recueilli de l'assistance, l'interdiction d'émettre le moindre son, la moindre toux, l'habit de cérémonie des musiciens interprétés comme un signe de respect envers l'oeuvre et le public, il n'avait pas imaginé que tout cela puisse exister.
La structure de la symphonie est d'une rigueur et d'une puissance presque Beethoveniennes: même plan en deux parties la dernière étant un thème et variations rappelant l'Op. 109.
Concerto pour violon N°1 en ré majeur op.19, 1919, première à Paris en 1923.
La facture romantique et trop simple fut sévèrement jugée par les personnalités présentes : Picasso, Pavlova, Arthur Rubinstein etc...Cette oeuvre met en lumière le sens mélodique et le penchant au classicisme de Prokofiev. Il aimait les pièces claires, sans trop d'innovation et destinées à durer. On se doute que le grand public d'aujourd'hui, peu accoutumé à affronter les innovations de Schönberg à John Cage, était ravi qu'on se mettre à son niveau. Il en alla ainsi hier dans la salle.
Symphonie N°7 en do dièse mineur op. 131, 1951 - 1952
C'est la dernière oeuvre d'un homme affaibli physiquement et moralement.Comme tous ceux qui ont eu la malchance de vivre sous l'oppression jadnovienne, il doit comme Chostakovitch se plier à l'esthétique socialiste et publier une humiliante autocritique. Le goût de Jnadov pourrait certainement convenir à ceux qui trouvent la musique classique est trop intellectuelle et réservée à une élite de snobs.Ces gens-là n'ont évidemment jamais essayé de travailler sérieusement une grande oeuvre. L'Art est divertissement populaire et non masturbation intellectuelle!
Prokofiev est classé artiste dégénéré (comme l'avant-garde sous Staline et Hitler) et subit harcelements et sévices. Le 20 février 1948 Lisa son ex-femme est condamnée à vingt ans de déportation pour espionnage !
Le compositeur essaie de rentrer dans les bonnes graces du pouvoir communiste et compose une symphonie correspondant aux critères communistes. Ils correspondent il faut le reconnaître au goût de la plupart des ignorants recherchant le joli et l'agréable. Plus de contrepoint, plus de dissonances (au propre comme au figuré) . Mais on obligea Prokofiev à recommencer le dernier mouvement pour luii imprimer un caractère plus brillant que la fin inhabituelle jugée trop discrète. C'est cette fin imposée que Valery Gergiev a donné en bis. Notons que des rangées de fauteuils vides étonnaient dans une salle jusque là archicomble. C'est le public éduqué et peu curieux qui boudait la musique trop facile.
L'artiste et la mort
Dans le cas Prokofiev, l'évolution qui mène le parcours de l'artiste le tire vers le passé. Certes, les circonstances extérieures sont déterminantes, notamment la tragique pression de la dictature communiste, mais d'une part on ne peut nier l'attraction des grands compositeurs russes vers la mélodie et les rythmes assimilables par le grand public, et d'autre part le classicisme de Prokofiev qui s'oppose à la musique expérimentale occidentale. Bien que solidement construites ses oeuvres ne peuvent guère rivaliser avec celles de Schönberg et de Berg.
On remarque ce phénomène de régression chez bien des peintres modernes parmi les plus novateurs. C'est comme si aux approches de la fin, l'artiste ayant épuisé toutes ses ressources créatrices se réfugie dans la répétition ou la concurrence des anciens.
Les exemples sont faciles à trouver: Citons Derain qui commence fauve hardi et flamboyant et termine dans des tons assagis aux lignes sèches et précises. Vlaminck est pire. Parti des fauves il vire au kitsch : des maisons au crépuscule sous un ciel d'orage trop tourmenté et trop banal. De Chirico abandonne les visions prophétiques de Ferrare pour des compositions laborieuses et sèches. Devant la désaffection des acquéreurs, il se copie lui même en peignant des répliques de la peinture métaphysique. Picasso lui même passe de la rigueur à l'invention des papiers collés, et des formes surréalistes, mais vers la fin la ligne se délite, et c'est la bad painting. Mondrian reste égal à lui-même et Klee est parmi les rares artistes à évoluer d'une façon ininterrompue jusqu'à l'émouvante série des anges où le trait prend valeur de totems et de masques ayant dansé.
Il en est tout autrement pour les grands artistes solitaires et méditatifs comme Hiroshige et Hokusai, et les grands créateurs de la musique dite classique. Bach avec l'Art dela Fugue et les Goldberg, Haydn et La Création, Beethoven et la IXème Symphonie, Wagner, Le Ring et Parsifal, mais c'est là un autre sujet qui demanderait un billet à part entière.