CHRONIQUE
Le Chant de la Terre
Le cheminement d'une nostalgie, de Li-Taï Po à Gustav Mahler.
Blecher vient de remettre en état ma chaîne de moyenne fidélité, silencieuse depuis des mois. J'avais en fait oublié d'appuyer sur un bouton! J'en ai profité pour parcourir les méandres et le cheminement souterrain de cette sehnsucht, (nostalgie) avec Sandrine, ma complice préférée. J'aimerais bien vous faire profiter de ce voyage quelque peu initiatique, et saisir aussi l'occasion, puisqu'on est au chapitre de l'émotion, pour vous commenter le début de la Xème symphonie de Beethoven, sitôt publiée, sitôt enterrée.
Ci-dessus, la meilleure version du Chant de la Terre, sous-estimée par rapport à celle de Bruno Walter. Comme lui, Otto Klemperer était un disciple du compositeur, mais l'enregistrement ci-dessus est plus puissant, plus déchirant, et merveilleusement enregistré.
Ci-dessus, l'émouvant enregistrement de Wyn Morris. Une autre version, sèche et inexpressive, servit de bonus à une intégrale des neuf symphonies et demeurée confidentielle, comme celle-ci d'ailleurs. A acheter absolument si elle est toujours disponible.
Il est intéressant de suivre l'évolution du texte utilisé par Gustav Mahler et qui pour trois mouvements, remonte au plus grand des poètes chinois Li Taï Po.
Le recueil de poésies d'où est tiré le livret, est La Flûte de Jade, dans la traduction de Hans Bethge, d'origine plus ou moins douteuse mais dont l'esprit s'accordait avec la fugacité de la vie d'un homme et la permanence
de la nature.
Le recueil a été à son tour traduit par Franz Toussaint, edité chez Piazza en 1920 pour l'édition originale, la seule qui indique les dates et l'auteur de chaque poésie. Elle est rare malheureusement. Essayez de vous la procurer chez un bon libraire, ou à défaut, la version tronquée chez Amazon.
Ci-dessous,édition princeps sur Japon, miniature du frontispice par Siu-Koung.
A la mémoire de TSAO-CHANG-LING qui a été dormir dans le jardin des neuf sources après m'avoir confié le soin de présenter aux lecteurs français ces illustres poésies, choisies et traduites par lui. F.T.
J'ai choisi de comparer pour vous, un court fragment représentatif de la nostalgie (sehnsucht) typiquement pos romantique. Celui, où de gracieuses jeunes filles en train de s'ébattre dans un champ fleuri, le voient piétiner sauvagement par une troupe de cruels cavaliers, passant en trombe. La plus jolie des jeunes filles feint l'indifférence, mais elle est folle de désir pour le plus brutal d'entre eux.
LI-TAI-PO. 702-763.
SUR LES BORDS DU JO-YEH ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
... Une des jeunes filles laisse tomber ses nénuphars et comprime son coeur qui bat à grands coups ¤¤¤¤¤
(La Flûte de Jade par Toussaint).
IV Von der Schönheit
(Li-Tai--Po)
***
Texte de Bechtge
und die schönste von den Jungfrau sendet
lange Blicke ihrm des Sehnsucht nach
in dem Funkeln ihrer grossen Auge
im dem Dunkel ihres Blicks
schwingt klagend noch die Erregung
ihres Herzens nach. ¤¤¤¤¤¤¤
mot-à-mot
Et la plus belle des jeunes filles adresse
de longs regards de désir vers lui
dans l'étincelle de ses grands yeux,
dans l'ombre de son regard brûlant
palpite encore de douleur l'exaltation
de son coeur ¤¤¤¤¤¤¤
Traduction DECCA 1967
Et la plus belle des jeunes filles
jette vers lui de longs regards pleins de désir.
son fier maintien n'est qu'attitude.
Dans l'étincellement de ses grands yeux,
dans le sombre feu de ses brûlants regards,
palpite la dolente exaltation du coeur ¤¤¤¤¤¤
COMMENTAIRE
Un certain nombre d'entre-vous préfèreront sans doute la version plus concise plus impressionnante dans son laconisme, du poète chinois. Il n'auraient pas tort. D'autres reprocheront au texte allemand, un sentimentalisme gênant,une redondance artificielle, un contraste choquant entre le texte et le sujet. Ce n'est pas faux. Mais ce serait oublier la musique que vous retrouverez dans les grandes versions de Klemperer et de Bruno Walter. Elle n'aurait pas pu s'exprimer, ni se développer dans la sobriété un peu sèche de Li-Tai-Po. Elle ne trahit pas le poète, elle en exprime toute la quintessence, cette pudeur, ces non-dits sensuels.
Ci-dessus, les deux versions classiques de Bruno Walter. Ce dernier est crédité d'une sorte de droit de propriété sur l'oeuvre en tant qu'ami intime du compositeur et le premier interprète de son chef-d'oeuvre. Mais c'est oublier que Klemperer, mons expansif était également très proche de la pensée mahlérienne. En ce qui concerne les deux enregistrements Walter, même phénomène. Kathleen Ferrier par sa mort prématurée et prévue qui ajoute à un talent splendide une charge presque insoutenable d'émotion et par les anecdotes qui émaille ce concert, est devenue incontournable. Son enregistrement est un véritable totem musical. Mais la dernière version Walter met en valeur les plus insignes qualités du chef: sa finesse, sa subtilité, sa science des nuances. Et l'enregistrement le sert comme il desservait la version Ferrier. Au fond il faut tout avoir !
Un exemple d'anecdotes sur Ferrier/Mahler/Walter. (racontée de mémoire elle est sans doute très approximative).
Pendant qu'elle chante L'adieu, conclusion de Das Lied von der Erde, la cantatrice ne peut retenir ses larmes. A la fin du concert, humblement elle présente ses excuses de professionnelle à Walter qui lui répond "Chère madame, si nous avions une fraction de votre talent, nous eussions tous pleuré! ".
Ces "purs sanglots" qui ne sont que pose chez Vigny, deviennent la chair même de la musique, une fusion inextricable entre sentiment et contrepoint sévère; propre aux grands romantiques allemands : Brahms,Schumann, ou Berg. L'affectif l'emporte chez les autres: Liszt, Tchaïkowsky, Grieg, César Franck, Vicent d'Indy, etc.
En France tout particulièrement, céder au sentiment est aussi mal vu que d'adhérer au catholicisme médiéval. C'est qu'au sanglot, se mêle une quête spirituelle, une exaltation mal contrôlée, une absence d'humour et d'ironie, en un mot, un manque de pudeur inconvenants pour ces esprits forts.