Aimez-vous Brahms?
En ce moment je joue deux oeuvres antinomiques: la Sonate K330 de Mozart, dont j'ai esquissé une analyse et un décodage, dans un des articles, les Quatre Ballades Op.10 de Brahms. Je ne connais pas de pièces plus différentes par leur esprit, par leur conception, mais surtout par la nature de l'empathie qu'elles exigent de l'auditeur ... à condition que le pianiste le permette. Car si j'ai insisté sur les distorsions qui affectent la sonate de Mozart; elles ne sont rien en comparaison de celles dont souffrent les ballades.
Si je fais figurer dans le journal ces considérations plutôt destinées au musicien, c'est qu'elles vont à mon sens bien plus loin que la musique, mais qu'elles explorent des régions du psychisme que l'on aborde assez rarement. On y décrit deux attitudes également antinomiques : l'amour du net, chez Mozart, celui du flou chez Brahms. Le Français a toujours aimé la clarté, la retenue, même dans le drame, l'Allemand du XIXe siècle, a été attiré par ce qu'il nomme la Sehnsucht, sentiment qui aujourd'hui a disparu, comme une fleur fragile tuée par la pollution.
Les deux pièces ont pourtant en commun une tristesse insondable, exprimée comme à l'étouffée, et saisissant l'âme de deux jeunes hommes plongés dans des circonstances tragiques. Lorsque Mozart composa la plus dramatique de ses sonates (avec la fantaisie et sonate en do mineur) il se trouvait dans un milieu hostile, à Paris, désemparé et abandonné alors que sa mère se mourait. Cette douleur s'exprima par une oeuvre feutrée, avec de longues plages de fausse légèreté et des irruptions soudaines contrastant par leur violence et leur dureté. Dans ce contraste violent, réside le drame latent, étouffé par les pianistes, qui jouent les deux mouvement extrêmes; soit uniformément clairs et légers (mozartien!), soit
tout aussi uniment fort et brutal comme Emil Guilels.
Les circonstances qui virent naître les Ballades Op.10 ne sont pas moins perturbantes pour le jeune homme d'une vingtaine d'années qui avait été accueilli par le couple Schumann. Des sentiments violents s'affrontaient : un amour plus ou moins platonique, une sensualité et un désir passionné, exacerbés par la folie qui s'emparait du pauvre Robert, la nécessité de refouler ces passions. On n'est pas très loin de cette sourde ambiguïté, si bien décrite par Stefan Zweig dans La Confusion des sentiments. On y retrouve le trio : la femme respectée et adorée, le mari admirable initiateur, cachant une homosexualité qui le taraude, le jeune étudiant sensible et passionné hébergé par le couple. Certes Schumann n'était pas affecté par ce qui alors était considéré comme une tare, il sombrait dans la démence, mais il reste que le triangle fatal sera le même. L'épilogue aussi. Dans le roman de Zweig, le jeune homme part pour ne jamais revenir. Au contraire, la liaison entre Johannes et Clara, durera toute une vie. Mais en réalité le jeune Brahms, après la mort de Schumann, dont il exprimera le deuil dans son premier concerto pour piano et orchestre, cet ange blond, beau comme un ange qu'admirait Robert, partira à jamais. Il sera remplacé par un barbu ventripotent, bougon, renfermé, qui jamais ne se mariera, et qui essayera d'étouffer définitivement l'esprit des Ballades sous un classicisme impitoyable qui fera de lui l'héritier de Beethoven. Ce n'est que vers la fin de sa vie, que les sentiments réprimés surgiront comme des effusions intolérables dans ce mélange de douceur et d'amertume, le zart-bitter, cette nostalgie pour ce qui ne peut exister, propre au post romantisme allemand.
Je viens de voir un film admirable qui a obtenu quatre Oscar mérités, dont celui de la meilleure interprétation féminine à Marina Hands, : Lady Chatterley. On y rencontre le même trio : un couple qu'une passion muette rapproche, un mari infirme. Mais dans le premier roman érotique et sensible, ce qui chez Brahms relève du non-dit, est libéré dans l'effusion d'une épiphanie charnelle. Aujourd'hui, dans notre XXIe siècle, où tous les transports sexuels sont étalés, non seulement permis mais naturels, il est difficile d'imaginer ce qui pouvait troubler le jeune Brahms, le pousser à composer, ce qui restera unique dans son oeuvre, et qui ne reviendra jamais. De même que la sonate de Mozart, la K330, restera également une confidence exceptionnelle dans son oeuvre.
En préparation, une analyse des Quatre Ballades Op 10 de Brahms, à propos du "Chant de Hellewijn" (Contes et légendes).