A-t-on le droit de tout dévoiler?
L’Entretien et le problème du mal
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Ce texte est extrait des commentaires du travail désigné par Apocalypsis cum Figuris ou pour faire court, L'Entretien.
Le signet vert, indique qu'il s'agit d'une création personnelle et en particulier l'Entretien (signal noir). Or le but de ce blog n'est pas de faire connaître des ouvrages qui ont été refusés par un éditeur. La raison pour laquelle je me suis décidé à lancer sur l'Internet, des séquences composées dans la clandestinité et destinées à le rester, est que d'une part l'Entretien est légitimé par son admission au saint des saints de la Bibliothèque Nationale de France, d'autre part parce que l' Internet et l'Hypertexte multimédia, sont le moyen naturel d'expression de cet hybride monstrueux. Parmi les raisons qui ont motivé mon refus d'éditer ce travail, on trouve, outre une structure inadaptée à l'impression, la répugnance de publier des passages insoutenables de violence et de cruauté, ce que Elisabeh Costello désigne par le mot "obscène".
Contrairement à l'usage courant, l'obscénité n'est pas nécessairement associée à la pornographie. Une grande partie de la production artistique du XXIe siècle relève de cette catégorie, notamment les oeuvres de McCarthy et de Tracy min. Mais au sens de Costello, les nombreux récits sur la torture de l'armée française qui abondent dans les rayons de la FNAC, les images complaisamment diffusées sur les sévices sexuels perpétrés en Irak par des soldats américains, la vision d'enfants décharnés, le ventre gonflé, qu'on nous sert à l'heure du déjeuner, cotoyant la publicité des détergents pour WC, tout ce tout à l'égoût, peut être décrit par son effet nauséeux comme obscène. Voici donc des extraits d'une analyse de Dewitte sur le livre de West, commenté par Costello, inventée par Coetzee.
*** Parmi les problèmes que me pose L'Entretien, ceux qui suscitent le plus de doutes sur l'opportunité de diffuser cet étrange hybride, se trouvent la recherche de la structure qui permette d'organiser ce qui n'est encore que des fragments épars, et, pour les séquences scabreuses relatives à la torture, la légitimité morale d'écrire l'innommable, l'obscène, ce que l'on peut considérer comme le Mal Absolu.
Parmi les influences nombreuses qui ont impregné L'Entretien on doit ajouter à L'Apocalypse de Jean, et celle d'Adrian Leverkuhn : Apocalypsis cum Figuris, (encore une mise en abyme), deux des ouvrages de J.M.Coetzee. Le premier « Waiting for the Barbarians», j'en ai pris connaissance voici quelques décennies, lors de l'un de mes voyages à New York. Le second ouvrage Elisabeth Costello, Eight Lessons a inspiré le titre de Virus : Kevin Bronstein, Eight Lessons. * (L'infortuné Kevin Bronstein a été limogé par mon éditeur qui a préféré le remplacer par le mien pour des raisons commerciales).
Mais c'est surtout l'analyse qui en est faite par Dewitte qui m'a révélé les liens souterrains qui existent entre la Weltanschaung du prix Nobel et la démarche qui a présidé à l'élaboration des séquences apocalyptiques de L'Entretien.
Première similitude : le procédé de la mise en abyme, bien expliqué par Dewitte dans son article dans Esprit. Hitler a commandé une séance de torture et sa parole a été transmise au bourreau, dont les actes et les paroles ont été rapportées par l'écrivain Paul West, et qui ont suscité des réactions horrifiées chez l'écrivain Elisabeth Costello, réactions décrites par J.M. Coetzee dont le livre est commenté par Dewitte. Ainsi que ce dernier le fait remarquer, tout l'ensemble est apocryphe. Rien ne permet de supposer que cela s'est bien passé comme l'affirme l'écrivain imaginaire West, cité par la non moins imaginaire Costello. Le problème du Mal tel qu'il est analysé par Costello est-il central pour Coetzee? Sans doute puisqu'on le trouve dans Waiting for the Barbarians, un de ses premiers ouvrages, alors qu'Elisabeth Costello, Eight Lessons est le dernier au moment où j'écris ces lignes. Or dans L'Entretien, le procédé de mise en abyme, d'autocitation et de simulacre est dominant : les séquences les plus dures proviennent de témoignages recueillis par le Président Johäntgen ou font l'objet de livres initiatiques purement imaginaires bien que puisant leur matériau dans la réalité.
Seconde similitude : La fréquence des séquences très crues, pis même que crues, carrément obscènes, au sens où l'entend Elisabeth Costello. Cependant ma réticence à publier ces textes sulfureux n'est pas morale mais esthétique. Je pense qu'en écrivant les récits et les corpus réunis sous le signe du Minotaure*, ( Minotaure est une secte criminelle utilisant les pires abominations pour soumettre ses victimes) je réveille peut-être des démons, mais après tout ils sont relativement inoffensifs dans la mesure où les faits sont imaginaires, contrairement aux événements relatés par Paul West. On ne viole donc l'intimité de personne.
Non, ma réticence provient du fait que lorsque l'on franchit les limites de ce qu'on nomme la décence ou la mesure, il faut lester la nitroglycérine par du sable pour en faire de la dynamite, ce qui a valu à Alfred Nobel sa fortune et sa gloire. Le comique non lesté vire à la farce. L'horreur non compensée par une forte structuration esthétique, tourne au Grand Guignol. La description de l'acte sexuel sous n'importe laquelle de ses formes vire à la pornographie si la qualité du texte en est absente.
Mais le danger guette surtout les séquences maudites, communes à Paul West et à Minotaure : elles combinent en effet tous les ingrédients qui risquent de susciter l'obscène et qui pour Costello constitue l'essence du Mal absolu. On y trouve en effet de la farce, de l'horreur, les perversions sexuelles les plus atroces, et pour terminer une absence totale de catharsis et de compassion. Si l'on veut éviter de tomber dans l'obscène esthétique, il faut réellement faire preuve d'une considérable imagination et d'une minutie dans la composition qui puissent en elles-même, par un sentiment de beauté formelle, et d'étonnement constant, compenser ce qu'il y a d'insoutenable dans le récit.
Dans tous les cas, la question qui se pose et que pose Costello, est identique : faut-il publier certaines choses? Le mot ne peut-il être actif, autonome, agissant par lui même comme un totem ou un fétiche? Répondre comme Costello, par l'affirmative, est selon le point de vue où l'on se place, soit céder à la pensée magique et commettre une erreur épistémologique, soit constater avec les Foucault et les Derrida, que le mot est la chose, ce qui est aussi le point de vue des bourreaux, lorsqu'ils inscrivent, à l'instar du tortionnaire de La Colonie Pénitentiaire de Kafka, le verbe dans la chair. Les commentaires qui suivent ont pour but d'essayer de dégager plus précisément les liens entre Coetzee et moi, ou plus exactement entre Costello et le MOI, principal protagoniste de cet Entretien aussi imaginaire que celui qui sépare Costello de West et sans doute aussi de Coetzee lui-même. Nous conseillons vivement de lire l'ouvrage de Coetzee, et de vous reporter à la perspicace analyse de Jacques Devitte, dont nous livrons ici de larges extraits. Nous avons essayé de faire court, mais dans son article, tout méritait d'être cité. Il s'agit d'un des décodages qui m'ont le plus impressionné.
*** Le Problème du Mal d’après Coetzee
Commenté et analysé par Jacques Dewitte
Depuis longtemps, je suis d'avis (opinion de plus en plus négligée , si ce n'est raillée par la presse et la télévision, aussi bien que dans la litterature) qu'il existe une limite infranchissable à ce que l'on a le droit de dire aux hommes sur l'homme.
Gustaw Herling
Dans "The Problem of Evil" (...), la sixième "leçon" du livre, Elisabeth Costello...se trouve sous "l'envoûtement maléfique"(p.157) d'un livre qu'elle vient de lire et qui ne cesse de la hanter : The Very Rich Hours of Count von Stauffenberg" (...) de l'écrivain anglais Paul West, consacré cet épisode historique : la conspiration des officiers allemands qui a débouché sur l'attentat manqué contren Hitler du 20 Juillet 1944. L'auteur nous est-il dit, s'est longuement étendu, de manière très réaliste, sur les circonstances abjectes de l'exécution des conjurés et sur les paroles adressées à ceux-ci par le bourreau. À nouveau, il s'agit évidemment d'un roman imaginaire, inventé de toutes pièces par Coetzee, mais qu'avec son art littéraire magistral, il impose à notre attention. Ce livre acquiert, au fil du récit, une réalité et une consistance équivalente, si ce n'est supérieure, à celle de livres réellement existants et on finit par oublier qu'il est imaginaire (on se surprendrait presque à le commander à son libraire pour compléter sa bibliothèque).
Elisabeth Costello a lu ce livre, et surtout les chapitres portant sur l'exécution, dans un état d'esprit ambivalent, partagée entre un sentiment d'excitation et de répulsion. À la fin elle s'est sentie malade... "Écoeurée du spectacle, écœurée d'elle-même, écœurée d'un monde où de telles choses ont lieu". Elle aurait préféré ne l'avoir jamais lu et aurait souhaité que l'auteur ne l'eût jamais écrit. ... Elle a le sentiment que, par son récit, West a redonné vie à Hitler... qu'il a a fait revivre un Mal radical qu'il aurait mieux valu laisser enfoui. (p8).
"Obscène! Voulait-elle crier, mais elle ne l'a pas fait, parce qu'elle ne savait pas à qui ce mot aurait dû être lancé : à elle-même, à West, au comité des anges qui regardent tout ce qui se passe" (p.158-159)
Ce qui était obscène, c'était d'abord l'abjectation (sic) des actes commis à l'encontre des conjurés du 20 Juillet 1944. Hitler, qui voulait que sa vengeance fût complète, avait exigé qu'ils fussent torturés et rabaissés, qu'on ne leur fît grâce d'aucune souffrance ni d'aucune humiliation. et c'est ce dont le bourreau s'est acquitté au delà de toute attente, jubilant dans son rôle et accablant ses futures victimes des sarcasmes les plus crus, leur décrivant quelle sera la déchéance prochaine de leur corps, lorsqu'ils seront épouvantés par leur supplice tout proche.
À cette première obscénité, celle des actes commis, en succède une seconde, celle du récit qu'en donne Paul West. Il se produit donc une contagion, un glissement allant de l'obscénité des événements et des actes à celle du récit qui les relate, de la chose aux mots qui la disent. Les mots ne demeurent pas indemnes de l'obscurité qu'ils décrivent ; ils sont comme contaminés eux-mêmes par celle-ci. Et c'est surtout cette seconde obscénité - cette obscénité au second degré qui a indigné Elisabeth Costello.
"Obscène. Voilà le mot... Elle choisit de croire qu'obscène signifie hors scène. Pour sauver notre humanité, certaines choses que nous pourrions désirer voir ... doivent rester hors scène. " (p.168-169)
(Costello) considère que la vraie piété ne consiste pas à violer rétrospectivement l'intimité des suppliciés, mais à s'interdire d'entrer dans de tels lieux qui ont été le théâtre de l'horreur.
Il est difficile aujourd'hui de croire en l'existence de Dieu, assurément, mais il est plus difficile de ne pas croire en l'existence du diable. Aleksander Wat, in "la clé et le croc" cité par Wojcicech Karpinski, Ces livres de grand chemin, Ed. Noir et Blanc, 1992.
"... les pages que West donne au bourreau, au boucher, (...) une voix, lui autorisant ses sarcasmes crus, plus que crus, innommables envers les hommes âgés et tremblants qu'il est sur le point de tuer, des sarcasmes sur la manière dont leurs corps vont les trahir lorsqu'ils s'agiteront au bout de la corde. C'est terrible, terrible au delà des mots ; terrible qu'un tel homme ait pu exister, et plus terrible encore qu'il ait pu être tiré de sa tombe..".(p.168)
Ce tortionnaire décrit par West a éprouvé un malin plaisir non seulement à faire souffrir ses victimes, mais à leur dépeindre d'avance ce qu'il allait leur infliger et à se moquer de leur prochaine déchéance physique. Il ne pouvait pas se contenter de les torturer, il lui fallait encore leur dire, c'est à dire leur signifier par des mots, ce qu'il allait leur infliger, en en tirant ainsi une jubilation supplémentaire. ... Ce redoublement langagier de l'expérience vécue se manifeste notamment dans le besoin impérieux qu'ont les amoureux de se dire leur amour par des mots ou des symboles, mais aussi, comme c'est le cas ici, dans des paroles de dérision féroce venant redoubler la simple violence physique - de sorte que ce trait proprement humain prend ici une tournure véritablement diabolique.
(D’où vient l'énergie à la fois froide et brûlante du bourreau?) "Dans ses sarcasmes dirigés contre les hommes qui allaient mourir de sa main, il y avait une énergie lubrique, une énergie obscène qui excédait son mandat... "
Dire que cette énergie est "satanique" revient à supposer qu'elle émanait d'une source extérieure, située dans une substance du Mal... et pouvant ensuite se propager de Hitler au bourreau... mais aussi de Paul West lui-même puisque ces sarcasmes étaient manifestement de son cru.
Pour que le phénomène du Mal se produise... il faut le concours de deux ingrédients, la rencontre de deux facteurs. D'une part une source extérieure et préexistante et, d'autre part, les occasions par lesquelles un Mal dormant ou latent se réveille, redevient actif et réel... tel est le sens des différentes images qui parsèment le récit... celle de ces germes parasites que l'on porte en soi toute sa vie sans le savoir et sans qu'ils ne deviennent jamais actif.
J.M. Coetzee. Le problème du Mal.
Analyse de Jacques Dewitte in. Esprit, Juin 2004, Paris.