*** De la désinformation musicale
La désinformation a été définie par l'ISD, mon Think Tank, et dans VIRUS, comme une altération intentionnelle et souterraine, du chemin qui mène de l'émetteur au récepteur. La source émettrice, dite "objet" en théorie des ensembles, émet des messages contenant une information spécifique. Elle peut consister en un évènement factuel (accident, expérience scientifique), en un discours ou un roman, c'est à dire un ensemble d'idées, ou une oeuvre artistique. Dans ce dernier cas l'émetteur est généralement un créateur : l'auteur, le poète, le compositeur , le peintre etc. exprimés par une oeuvre (scénario, livre, partition...) L'émetteur émet une suite de massages spécifiques et répondant à une réception idéale, telle qu'il la désire. Bien souvent, la notation de l'oeuvre ne permet pas de connaître avec précision l'intention créatrice. On en est donc réduits aux conjectures, et le message transmis est erronné, infidèle, sans qu'on puisse parler de désinformation. La désinformation commence, lorsque le responsable de la communication altère les informations en connaissance de cause, c'est à dire lorsque la notation est assez précise pour lever toute ambiguïté. Dans le cas étudié dans nos analyses des sonates de Beethoven et de Mozart, l'attitude des interprètes consistant à enfreindre sciemment les notations du compositeur, et celle des critiques qui les encouragent dans cette voie, sont bien de la désinformation, au sens propre du terme : on a retiré de l'information sur l'idée que l'artiste se fait de son oeuvre.
En relisant l'excellent ouvrage de Robert Taub : playing the Beethoven Piano Sonatas (Amadeus Press, Portland, Oregon, 2002) je suis tombé sur une citation de Beethoven que j'avais oublié et qui illustre bien l'attitude du compositeur face aux altérations commises par des artistes illustres.
Vous devez pardonner un compositeur qui préfererait plutôt entendre son oeuvre, exactement comme il l'a écrite, qu'exécutée autrement, quelque soit la beauté du jeu.
-- Beethoven à Czerny, 12 février 1816
On ne saurait être plus clairs. Ce billet ironique était la réponse d'une exécution virtuose et pianistique maniérée commise par Carl Czerny et qui avait fait sortir Beethoven de ses gonds.
La furie qui saisissait le compositeur devant la moindre inexactitude de ses imprimeurs, l'intense frustration ressentie devant les altérations même de détail de ses indications, viennent confirmer la précision de son processus créateur. " Il croyait, rappelle Taub, que ses oeuvres étaient si organiques, et si fortement intégrées, que le fait d'en altérer un aspect aurait changé la nature de sa vision musicale". C'est la définition même d'un réseau fortement connexe que connaissent bien les mathématiciens. Les remarques que nous avons émises au sujet des déformations peuvent sembler intilement détaillées. Il n'est rien, car celles que nous avons déploré, loin de changer des aspects superficiels de l'oeuvre, dénature au contraire l'ensemble.
Le cas semble donc clos, tout au moins en ce qui concerne Beethoven (bien qu'on retrouve la même intransigeance chez pratiquement tous les grands compositeurs de cette époque). Mais c'est oublier des considérations épistémologiques. Taube part en effet d'un acte de foi dans le compositeur : "le compositeur sait ce qu'il est en train de faire". Ce postulat est hérité d'un noyau sémantique que l'ai appelé "Force de la Terre" et qui correspond à la conception humaniste de l'art, s'exprimant par des mots tels que "génie, sublime, respect de l'intention transcendante de l'artiste" etc. Il heurte de front deux autres noeuds sémantiques : "Force de la terre régressive" (la bourgeoisie matérialiste du XIXe siècle, caricaturée par la gauche et par les intellectuels), "Medusa", la contestation radicale de l'humanisme occidental, et prenant le contrepied de tous ses postulats.
Pour le "bourgeois" (et bien entendu la masse déculturée), seul l'utile et l'agréable sont pris en considération. L'interprète est donc tenu à obéir à l'idée que le public se fait d'une exécution prestigieuse. Il faut à la fois ne pas heurter de front ce que l'on entend dans les autres interprétations, aplanir, lisser, vulgariser le propos, et se permettre des maniérismes agréables, qui permette à l'auditeur de s'exclamer ; ça c'est du Gould, ça c'est Arrau!". Jouer d'une manière respectueuse risque à la fois de heurter le public et sacrifier son originalité en s'effaçant derrière la pensée du compositeur.
Pour l'intellectuel dit "de gauche" et les bourgeois qui le suivent, tout ébaubis, les divergences sont beaucoup plus profondes. En effet le noeud sémantique Medusa, prend le contrepied de tout ce à quoi Force de la Terre. Notamment l'idée d'un génie paraît indécente, elle rompt le pacte d'égalité entre tous les hommes. Pour Medusa, le compositeur n'a pas plus de voix au chapitre que n'importe quel auditeur, quelle que soient ses dispositions et sa formation. En principe, tout se valant, on devrait pouvoir admettre, aussi les versions respectueuses de la pensée de l'auteur. Mais le mot respect lui-même est suspect. La meilleure manière de montrer que l'on est tout à fait libéré d'une quelconque sujétion à un prétendu génie, est de se démarquer radicalement de ses intentions. Cette posture atteint des proportions inouïes dans les mises en scène théâtrales et d'opéra, où les provocations deviennent la règle obligée, et les versions classiques "bourgeoises, ou conventionnelles" sont aussi rares que méprisées. La conséquence de cette attitude, est que l'on préfère confier les mises en scènes d'opéra, à des dramaturges qui ignorent tout de la mise en scène, et si possible qui détestent l'oeuvre et le compositeur qu'ils représentent. Sur le plan pianistique, Glenn Gourd déclarait détester certaines des oeuvres qu'il jouait ... à sa manière.
Les mêmes qui applaudissent aux déformations les plus patentes des chefs d'oeuvre du XIXe siècle, font souvent preuve d'un purisme absurde et tatillon dans la musique baroque. Ils boudent le pianos et les orchestres contemporains et ne sauraient admettre que les instruments anciens et les styles les plus surannés. Ce sont les mêmes qui se pâment devant des orchestres chétifs, baptisés de "romantiques". Un seul point commun entre les deux attitudes : le désir de se démarquer du goût populaire. Jouer une oeuvre dans l'esprit, lui confère un dynamisme, une évidence, qui peut passionner des néophytes. Jouer sur des instruments modernes , comme les transcriptions de l'Art de la Fugue de Bach par Scherchen ou Munchinger, risque de faciliter l'accès de ce sommet ésotérique à des ignares. Au contraire on louera l'interprétation prétendûment authentique de l'oeuvre, au clavecin, ou aux instruments à cordes anciens, d'une qualité soporifique propre à décourager les profanes.