Alfred Cortot, musicien démodé
Cette affirmation peut surprendre étant donnée la célébrité de celui qui a été considéré comme le plus grand interprète de Chopin. Mais comme avec Arturo Toscanini et, jadis Wilhelm Backhaus, tout en feignant de louer ses qualités, on ne cessait de lui chercher toutes sortes de poux dans les doigts, pour avoir l'excuse de lui préferer, qui Samson François, qui Arthur Rubinstein ou d'autres qui ne lui arrivent pas à la cheville.
La quintessence de l'art de Cortot vous le trouverez dans deux interprétations irremplaçables : les Etudes et les Préludes. Contrairement au politiquement correct qui préfère toujours les disques les plus anciens, (1932 par exemple), je donne la préférence qu contraire aux derniers, édité au lendemain de la guerre chez His Master's Voice. Je vous exhorte à commander les Préludes Op.28 (1943, RCA Victor, EMI records.) et l'édition de travail parue en 1957 aux éditions Salabert, mais qui est inusable et toujours potassée par tous les étudiants de conservatoire. Avant de vous expliquer pourquoi ces Préludes et l'édition de travail sont un des documents les plus précieux,, même pour de non-musiciens voulant progresser il faut vous assener le tombereau d'injures déversés par les critiques musicaux, sur le plus illustre des pianistes, triste privilège partagé avec Wilhelm Backhaus, traité on le sait par Clarendon, (alias Gavoty) et par d'autres cuistres prétentieux, de maître d'école besogneux. Ce dernier, offensé, ne remit jamais les pieds en France en soliste. Ce qui est assez piquant, est que l'ostracisme qui a frappé Cortot est dû à des raisons diamétralement opposées à celui qui frappe Toscanino et Backhaus. Voici donc les lieux communs anti-Cortot.
Les tares d'un post romantique
1. Contrairement à Arthur Rubinstein, Alfred Cortot était suprêmement antipathique. Pendant la guerre, il ne dédaigna pas de frayer avec les nazis, pour se débarrasser de ses concurrents. Froid, dogmatique, cassant, il n'attirait pas les critiques qui aiment bien être séduits.
2. Il avait la réputation de jouer incorrect, de ne pas avoir de technique, d'accumuler les fausses notes. Un spirituel pianiste avait dit de lui, que dès qu'un passage était trop rapide, il faisait du sentiment. (Décoder : il ralentissait !)
Il n'était pas le seul. de son espèce. Edwin Fischer avait la même réputation. Un jour, il descendit de son wagon qui l'emmenait vers le festival de Montreux, , et une étudiante, qui avait critiqué ses bavures, lui offrit de l'aider à decendre sa valise. - Merci mademoiselle, remercia Fischer elle est trop lourde pour vous, elle est pleine de fausses notes!
Chez Cortot les fausses notes, étaient dues tout simplement au trac. Pour le surmonter, il se droguait à la morphine avant le concert, ce qui explique bien des choses.
Si vous écoutez les Préludes, vous ne dénombrerez pas plus de quelques dissonances dans toute la partition. En revanche, les licences sont nombreuses et nous allons en parler.
3. Licences
A plusieurs reprises j'avais signalé le dilemme qui se pose à tout musicien, coincé entre les intentions du compositeur telles qu'elles s'expriment dans la partition, et l'intuition du pianiste. La solution de facilité pour ce dernier est de choisir l'interprétation le plus spontanée, celle qui lui parle, celle qui est suceptible de produire le pus beau son, de séduire le public qui sait à quoi il s'attend et veut reconnaître le produit de marque vanté dans les médias. Arthur Rubinstein, Glenn Goud, Michelangeli font partie de ces divas.
La voie étroite et périlleuse, est de suivre la partition, ou plus exactement, de ne pas contrevenir à ses indications les plus péremptoires et exigée par le compositeur. On part du postulat, que le compositeur sait mieux que quiconque, ce qu'il attend de l'interprète et qu'il n'a pas pondu son oeuvre dans un accès de spontaléité somnambullique, mais au contraire sous un contrôle rigoureux de chaque nuance, assurant une parfaite cohérence entre l'esprit et la lettre.
Mais si l'interprète n'est pas en empathie avec le compositeur, il en résultera une version sèche, mécanique, privée de vie. Que faire dès lors?
La solution est aussi simple à énoncer que difficile à réaliser. Il suffit que l'artiste ait une telle accoutumance, tant d'années de fréquentation fusionnelle, de pénétration de l'esprit de l'oeuvre et du contexte qui l'a vu naître; pour que spontanéité et rigueur ne fassent qu'une seule et même chose.
Cependant il faut distinguer les oeuvres de forme, composées pour plaire au public ou aux professionnels, avec les oeuvres de fond, où une sémantique forte se cache derrière les notes de la partition. Cette sémantique est fonction de la pensée intime du musicien à un moment donné (par exemple les Ballades op.10 de Brahms à 22 Ans) ou encore de la sensibilité de l'époque (le romantisme du temps de Georges Sand et de Delacroix). Si ce fond émotionnel résiste assez bien aux pièces simplement expressives de la musique allemande, il peut devenir envahissant, et se révèle comme une clé décisive de décodage pour l'auditeur d'aujourd'hui.
Or, la sémantique liée aux Préludes de Chopin, plus encore que celle qui imprègne les sonates op.35 ou 58, est chargée d'une poétique, d'une émotion, d'une pudeur, d'une subtilité dévocations et de nuances, qu'elle dépasse radicalement la vision des cuistres. Ceux-là ne comprennent que ce qui peut s'énoncer en termes musicalement corrects de l'après XXeme siècle : précision, propreté, énergie, beauté du son, précision rythmique, etc.
C'est pourquoi Alfred Cortot en désespoir de cause a cherché des subterfuges pour essayer de faire ressentir toute la gamme des émotions qui font de chaque prélude une "puce de signification et de passion". Il a été par là amené, ainsi qu'on le faisait du temps de Chopin et de Georges Sand, de raconter des histoires, d'inventer des titres évocateurs; de détailler chaque détail de la partition sous l'angle de la plus grande puissance expressive et pour y parvenir, ne pas hésiter à proposer les doigtés les plus difficiles, les exercices les plus rébarbatifs.
Mais voici. Cette sémantique a été tournée en dérision par des pédants qui n'ont jamais fait l'effert de travailler les études de travail de Cortot et qui ont passé sous silence, l'immense autorité de l'homme qui introduisit le premier en France l'Or du Rhin de Wagner, dont l'enseignement fut considéré par tous les artistes majeurs du XXe siècle. Se moquant du maïtre.
Je me souviens avoir assisté au dernier concert de Cortot, pour les jeunesses musicales de France. Une sihouette maigre et hésitante s'installa devant une maigre centaine de potaches, salle Pleyel pratiquement vide. C'était poignant. Il joua le Carnaval de Schumann, méconnaissable à cause des fausses notes, et des imprécisions. Puis, à la fin, il interpréta les Kreislériana à la perfection et animée par un vision fantasmagorique. L'un est l'autre de morceaux, déclenchèrent les mêmes applaudissements clairsemés. Pas un seul rappel. L'artiste qui avait oublié d'être un virtuose, s'en fut, comme il était venu. Triste fin de carrière.
4. Evocations jugées "kitsch" par les bûches qui jugèrent les "Préludes".
Liszt : après un concert où Chopin joua ses préludes.
... Ce ne sont pas sulement ... des morceaux destinés à être joués en guise d'introduction, ce sont des préludes poétiques, analogues à ceux d'un grand poète contemporain, qui bercent l'âme en songes dorés, et l'élèvent jusqu'aux régions idéales. Admirablespar leur diversité; le travil et le savoir qui sy trouvent, ils ne sont appréciables qu'en un scrupuleux examen...
C'est cet examen minutieux, qui sert de préparation à Cortot pour son interprétation des Préludes.
Schumann, ajoutait : il est l'âme poétique la plus hardie, la pus fière d'aujourd'hui. Le cahier contient aussi évidemment des traits fiévreux et morbides; laissez chacun y trouver ce qui lui convient et l'enchante; - seul le Philistin, (le cuistre musicalement correct) néanmoins n'y trouvera rien.
Voici maintenant l'objet du délit. D'une manière purement subjective, je noterai * les titres de mauvais goût, **, les titres simplement adaptés, ***les titres inspirés et qui peuvent donner des ailes à l'imagination du pianiste, **** les titres pleins d'empathie.
Bien qu'il puisse sembler téméraire d'ajouter un commentaire quelconque à la pensée musicale du chef-d'oeuvre de Chopin, Alfred Cortot croit ne pas excéder son rôle d'interprète en permettant à ses auditeurs d'évoquer en même temps que lui les images romantiques, ardentes, poétiques ou désolées que lui suggèrent ces pages uniques dans l'histoire de la musique.
En voici un choix :
1. Attente fiévreuse de l'aimée * (se justifie par son rythme haletant et son extrême complexité polyphonique.)
2. Méditation douloureuse, la mer déserte, au loin *** la méditation est à la main droite et se superpose au balancement funèbre des vagues.
3. Le chant du ruisseau **
4. Sur une tombe *. Cliché. Cela peut être n'importe quel souvenir nostalgique qui vous ronge avant de s'éteindre.
5.L'arbre plein de chants *** Le plus kaléidoscopique des préludes, d'une complexité infernale. Les lignes brisées, s'entrecroisent, superposent leurs rythmes brouillés, le jeu de pédale est presque incompréhensible. Insaisissable à l'oreille, aux doigts, à l'oeil , joué par Cortot, revêt son caractère diaphane et évanescent qui manque dans toutes les autres versions. Le son chantant de Cortot y est pour quelque chose.
6. le mal du pays * ou n'importe quel autres sentiment de nostalgie.
7. Des souvenirs délicieux flottent comme un parfum à travers la mémoire** obvious
8. La neige tombe, le vent hurle, ma tempête fait rage ; amis en mon triste coeur, l'orage est plus terrible encore *** La première appréciation est banale, la seconde est un poncif.
9. Voix prophétiques *****La plupart des pianistes feraient bien de s'inspirer de ce titre, pour simuler le battement lourd et chantant des cloches.
10 Fusées qui retombent **** Evident, mais encore faut-il le jouer avec la légereté requise, notamment lors que l'extension des fusées.
11 Désir de jeune fille *** D'accord, c'est cucu ! mais cela aide à atteindre le son évanescent et tendre empli de l'ambiguïté du 6/8 tantôt à deux, tantôt à trois temps. Et puis qui peut encore comprendre ce désir de jeune fille? Plus de jeunes filles : des femmes autonomes libérées, plus de désir autre que le sexe et la réussite économique. Et ni l'une ni l'autre des significations ne cadre avec l'ambiance de ce prélude.
12 Chevauchée dans la nuit *** Evident et banal. Même le plus obtus des élèves de conservatoire, en comprendrait le sens.
13 Sur le sol étranger, par une nuit étoilée, et en pensant à la bien-aimée lointaine * on peut faire l'économie des poncifs : nuit étoilée, sol étranger, et, pire : bien-aimée lointaine. Ceci est cruellement démodé à l'âge du nomadisme et il n'y a plus de bien-aimée lointaine à l'ère du Skype. C'était bon du temps de Beethoven (An die Ferne Geliebte).
14 Mer orageuse ** Evident, mais le caractère lourd et liquide est parfaitement évoqué par Cortot et dépasse un simple typhon.
15 Mais la Mort est là dans l'ombre ***Evident, mais la description de la partition de travail est saisissante et permet d'éviter la banalité.
16 Course à l'abîme ** Evident
17 "Elle m'a dit, je t'aime...." * cu-cu !
18 Imprécations **** Parfaitement adapté. De véritables mlédictions.
19 Des ailes, des ailes, pour m'enfuir vers vous ma bien-aimée ! *** Des ailes, un envol, oui, mais on peut se permettre la suite parfaitement cu-cu-la praline, un poncif qui n'apporte rien à la grâce ailée de la page. Cortot trébuche, (les écarts imposés aux mains sont terrifiants; mais n'importe quel petit virtuose, joue cela sans faute. La différence, c'est la poésie. Et jouer cela avec légèreté, comme effleuré par une aile de papillons, seul Cortot peut y parvenir, et qu'importe s'il égratigne quelques notes?
20 Funérailles*** Ce sont des visions de cauchemar, pas du Rachmaninoff !
21 Retour solitaire à l'endroit des aveux** Pourquoi pas? Mais cela peut-être de la solitude; de la nostalgie, du regret, mais mes aveix ne sont pas nécessaires dans ce contexte.
22 Révolte **** Evident. Même un virtuose comprendrait cela. Mais seul Cortot fait entendre une polyphonie exaspérée.
23 Naïades jouant **** Infernal. Seul Cortot parvient à rendre la liquidité joueuse et les rythmes décalés et à peine effleurés. Contraste entre le jeu des Naîades, et la virtuosité requise.
24, Du sang, de la volupté, de la mort****Cela peut paraître grandiloquent, et tous jouent convenablement et même magistralement cette pièce de virtuosité. Seul Cortot le fait déclamer naturellement.