Marché culturel
Bien des semaines se sont écoulées depuis ma liste biographique des "indispensables" de la musique, restée en rade.
Ce matin je suis allé retirer des enregistrements que je convoitais depuis longtemps. D'une part, une version inédite, affreusement chère qui d'après les critiques est la meilleure disponible : Bayreuth 1955, le Ring par Joseph Keilbert avec les meilleurs artistes du Neue Bayreuth, à l'apogée de leur forme. D'autre part la Missa Solemnis de Beethoven. Je me souviens de la comparaison entre la version fulgurante de Toscanini dans l'édition RCA Red Seal,(1953) et la pesante interprétation d'Otto Klemperer. Je dois avoir quelque part les microsillons de celle-là, très conspuée par la critique pour sa sécheresse, et la précision militaire de choeurs et des solistes. Je voudrais bien la transférer en CD. Déception, la version amazon est exécutée par la BBC et une autre prévue n'a rien en commun de la merveilleuse Red Seal. Moralités : oubliez les critiques quand il s'agit de Toscanini, ils sont partiaux, la supériorité du maestrissimo, il ne la supportent pas. Lorsqu'une version de référence (comme le Chant de la Terre par Klemperer, parait, empressez vous de l'acheter, même si vous devez remettre à plus tard l'écoute. Elle ne sera alors peut-être pas disponible.
Le Ring de 1955 par Keilberth, est salué comme un événement miracle. L'enregistrement remastérisé n'est pas à la hauteur des commentaires dithyrambiques de la pochette et il me faut du temps pour départager Clemens Kraus dont les voix et les tempi sont fascinants, bien que la polyphonie ne vaille pas Furtwaengler; et Keilberth toujours un peu terne. Mais il faut avoir ce CD à cause de la distribution.
La Messe Solennelle de Beethoven met aux prises les deux camps que nous avons déjà renconré. Les uns fustigent Beethoven (vous avez bien lu, Beethoven!) pour son manque de contrôle de l'orchestre et des voix, ses indications choquantes qui montrent des erreurs de calcul, et un résultat provocateur, alors que les autres, - Toscanini, Toscanini et encore
Toscanini, non seulement ne minimisent pas les intentions du compositeur mais les mettent en valeur ! L'enregistrement Red Seal de 1953 enregistré en studio est encore plus scrupuleux, de que l'on attribue au grand âge du maître ! On estime même que ce n'est pas rendre service à Beehoven que de suivre des indications qui le dévalorisent.
La Missa solemnis op. 124
Oublions ces sottises et écoutons Beethoven et Toscanini son interprète fidèle. La Messe Solennelle n'est en rien inférieure à la IX ème Symphonie . Certes elle est hétérogène (ce sont cinq hymnes sacrés), mais par ailleurs l'unité de tons est aussi aboutie que le célèbre hymne à la joie.
Au point de vue technique, la polyphonie est d'une complexité grandiose et les fugues conclusives ébranlent l'orchestre comme un tremblement de terre. On ne peut ne pas évoquer les fresques de la Sixtine. Les difficultés chorales sont presque insurmontable et seul Toscanini dans la version de studio, parvient à conférér une unité et une cohérence absolue aux masses, ce qui ajoute à l'effet foudroyant des contrastes violents de la messe. La fin est très différente de la IXème et explique sa relative désaffection. Le ton est chrétien, mais non catholique. Il oscille entre la jubilation sinistre et la douceur résignée. La fin est frappante. Une rosalie ascendante invoque la paix, pendant que des coups de canon lointain annoncent la guerre, sur fond de déploration. La conclusion est bien peu religieuse, elle s'achève sur une violente exhortation. Cette prière pour la paix, est singulièrement adaptée à notre XXIe siècle. Je vous mets au défi d'y rester indifférents.
Magne père et fils
Le jeune homme se trouvait à Crans-sur-Sierre lorsqu'il recontra Daniel Magne. C'était un fanatique des pianos Bösendorfer et on le comprenait. Les plus fascinants étaient l'Impérial et le grand Impérial, ce dernier ayant une octave basse de plus qu'un Steinway de concert. On imagine comment sonnaient les basses ! De véritables cloches ! Du point de vue technique; la comparaison jouait pour le Bösendorfer, que ce soit pour la finesse de la table d'harmonie, la qualité des bois, le chassis en cuivre rouge ménageant de larges interstices par où le son s'échappait de la table largement découverte. La durée du son était hallucinante, et le piano Impérial sonnait comme un instrument à cordes plus qu'un à percussions. Le son était d'une douceur mozartienne dans les aigües, d'une puissance cuivrée dans les extrêmes basses qui n'étaient pas là pour sonner (seul Bartok avait composé une partition pour l'impérial) mais pour résonner. Il finit par en acquérir un magnifique modèle pour sa maison de Fourqueux. Le vieillard chercha en vain sa trace : il avait été vendu en province, aucun des appartements du professeur ne pouvant le contenir.
Ci-dessus, un Grand Impérial dans le salon de la maison familiale de Fourqueux. . On distingue le chassis impressionnant en cuivre rouge, mais on ne discerne pas, sur la gauche, l'octave supplémentaire. Au mur, un essai expérimental de Pierre Soulages.
Entre le leader Steinway de Hambourg, favorisé par la notoriété et la diffusion, et le challenger Impérial de Vienne, Steinway domina par son caractère standard qui lui permettait de s'adapter à n'importe quelle solution, à n'importe quel pianiste. L'Impérial, je le découvris à mes dépens, était caractériel. Par exemple dans un adagio de Mozart ou celui de la sonate Op.106 de Beethoven, il était sublime, mais dans la fugue il sonnait d'une manière insupportable, clinquante, rèche. et cela variait selon le temps. Tous les spécialistes ajoutaient que le son de l'Impérial ne portait pas jusqu'u fond d'une salle de concert. Il était beau entendu de près, voire écouté du clavier.
Pour les cinquante ans du professeur, entouré d'une petite famille et de nombreux faux amis, Magne offrit à 270 convives une réception musicale où des pianistes généreusement interprètèrent Poulenc, Milhaud et Fauré. Aujourd'hui, courageusement son fils continue la trahison de haut artisanat de son père à qui il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il vint rénover de fond en comble le modèle D du professeur, un magnifique Steinway; fait pour durer encore deux décénnies. Magne déplora la chute de qualité des deux grandes marques (ne parlons pas de Yamaha, ou pire de Kawai). La grande période était celle des pianos des années Soixante à quatre-vingt. Ceux d'aujourd'hui sont d'une qualité médiocre, pour la même raison qu'on ne trouve plus de bonnes pâtes de fruit! Le matériau de base fait défaut. me pire sont les pianos chinois, affublés d'un nom allemande, un meuble clinquant, et à l'intérieur .... n'importe quoi. Mais les acheteurs finissent pas s'habituer. Signe des temps.
Voici quelques décénnies le voyageur rencontra Bernard Arnaud qui avoua avoir acheté - ô largesse ! - un Pleyel demi-queue à Drouot. Magne expliqua que par un mélange de sens d'infériorité et de parcimonie, ils achètent pauvre " je ne mérite pas un bon piano - répètent-t-il, d'un air faussement humble.
Les esprits gentils
Madame de B. expliqua que par un raisonnement analogue, le vieux professeur ne recevrait pas le moindre cadeau personnel de ses deux élèves préférés. Que peut-on bien lui offrir alors que la distance entre jeune d'avenir et vestige du passé est aussi grande ? La gêne, le sentiment de commettre un impair; les retiendraient de lui donner un objet précieux et personnel qu'il pourrait garder, caresser, toucher, comme un symbole d'affection. Il devrait se contenter d'un boite de caviar, ou d'un bouquet d'orchidée... ou encore d'un livre sur la Russie éternelle ! Le professeur s'en rattristait déjà car ses vieux os avaient froid d'affection, de tendresse, de chaleur... ses vieux os froids. .Il aurait aimé se soustraite à tant de respect et de confiance, à cette admiration passagère, qui dresse un mur de glace polaire entre le coeur épuisé qui bat si lentement, et le sang chaud, ardent et ambitieux, à qui il donne tribut de sa propre énergie, ou ce qui en reste ! Celle d'un moineau déplumé.
Mais aujourd'hui, les visiteurs du professeur qui l'écoutèrent essayer le Steinway remis à neuf, répétaient sincèrement, " mais d'où prenez-vous toute cette énergie, cette force indomptable ? Cette passion est celle d'un jeune homme ! "
Alors voici, le vieillard subit une nouvelle métamorphose, portée par le sang nouveau, par le son nouveau, le sens nouveau délivré généreusement par le modèle D. Le soleil brille en pleine nuit, et l'oiseau chante dans la poitrine menue du solitaire. Et des voix bruissent surgies de l'air vivace : de quoi te plains-tu? Vois, tu n'es pas seul. Tu n'es pas abandonné, nous nous pressons autour de toi, nous les esprits gentils. Tu nous a fréquenté pendant ta jeunesse aride, tu nous a préférés aux plaisirs mondains et nous voici à présent ! Profites-en. Abandonne-toi au plus beau jour de l'année, celui de tes soixante quinze ans et la joie, les dons, la plénitude, l'amitié, c'est de nous que tu les recevras, de nulle part ailleurs. Ceux qui t"entourent te vampirisent, t'exploitent, te fréquentent pour autant leur intérêt ou leur caprices les y incite. Donnes-leur ce qu'ils veulent, il faut être généreux, mais garde tes distances et viens nous retouver, nous les esprits gentils.
D'après Giulietta delli Spiriti de Fellini.