*** Ces contes et légendes, largement apocryphes servent de métaphore à des thèmes récurrents, et en constituent des commentaires et des développements. L'un de ceux-ci, brode autour du paradigme des trois souhaits gaspillés et oscille du comique à l'horreur. Une de ces variations trouve place dans la rubrique "imposture informatique" et raconte les déboires d'un dirigeant loin d'être naïf, dupé par des charlatans technologiques. Une autre série de variations met en scène un jeune homme difficile à juger, tant la nostalgie d'un passé héroïque, un réservoir immense de tendresse et d'amour éperdu, d'idéal et de sacrifice, fusionne avec des instincts sadiques et une perversion essentielle, le poussant à détruire et à torturer les intellectuels qu'il méprise et qu'il jalouse secrètement. Son culte de la force brutale, proche de l'idéal nazi, est caché sous un glacis de beauté, de santé insolente et de séduction, voire de fascination qui le rendent d'autant plus dangereux. Dans cette série on trouve exploré le thème de Siegfried, le personnage central de la Tétralogie de l'Anneau du Nibelung de Richard Wagner, qui par ailleurs occupe la rubrique consacrée à "Wagner".
Le garçon
Il était une fois, dans le royaume des Flandres, entouré de fondrières et de noires forêts, un cIlhâteau, imposant et sombre. Il était habité par un obscur gentilhomme qui y menait une existence sans éclat, fort retirée même. Il avait trois fils. Les deux aînés étaient bien venus. Ils se développèrent, hardis aux armes et au maniement des femmes, et le temps venu, ils firent une riche et brillante carrière. Hélas, Hellewijn, le cadet était d'une toute autre étoffe. Chétif, malingre, il fut dès son jeune âge la risée des manants, la honte de son père, le désespoir de sa mère.
Il prit l'habitude de se sauver dans la forêt par tous les temps pour échapper aux mauvais traitements de ses frères. Ils reprenaient à leur compte les rumeurs relatives à la paternité de Hellewijn et lui faisaient payer l'infidélité supposée de leur mère. N'osant le tuer, ils le faisaient mourir à petit feu, lui infligeant régulièrement, méthodiquement, la nuit, des outrages humiliants, afin de le pousser au suicide ou le vouer au dépérissement lent.
Tous auraient eu à gagner à sa mort. Une part d'héritage, due si le garçon était bâtard, toujours bienvenue dans le cas contraire. Le père n'aurait plus devant les yeux la honte de sa race, sa mère un chagrin perpétuel doublé peut-être d'un remords. Le chapelain ne lui avait-il pas affirmé que le diable se cachait dans les yeux sournois et trop verts de l'adolescent? Les filles du village qui se hasardaient jusqu'au château, fuyaient le petit monstre. Elle le moquaient puis se sauvaient comme s'il portait malheur.
Une nuit d'été alors que l'orage secouait la forêt, et que le château retentissait de hululements lamentables, de sifflements sinistres, de craquements suspects, Hellewjin sortit. Il alla sous l'averse vers le coeur de la forêt, là où se trouvait une clairière moussue, bornée par une caverne naturelle creusée par des siècles d'infiltrations dans la terre argileuse d'un tertre.
Soudain l'orage cessa. La lune fit irruption et Hellewijn trempé jusqu'aux os, aperçut, juché au sommet du tertre, un gnome tout de noir vêtu.
- Je suis l'esprit de la Forêt, déclara-t-il d'une voix aiguë et flûtée. Je te connais bien. qu'est ce qui te pousse à errer sans cesse dans ces lieux inhospitaliers, et par un temps pareil où tu risques d'attraper la mort?
- La mort, je ne la crains pas. Tout le monde me la souhaite autour de moi, mais je suis sans doute robuste car malgré les mauvais traitements et les privations, jamais je ne connus la maladie. Chez toi, je me sens en sécurité, nul ne m'y cherche pour me moquer ni pour me battre.
- Tu dois être bien malheureux, dit le nain, mais ceux qui se moquent de toi ont bien tort. Après tout, tu as des yeux fascinants de chat de gouttière, un visage aux traits réguliers, un corps maigre mais bien proportionné pour tes quinze ans. Tu grandiras encore car ta croissance n'a pas été compromise par un maniement prématuré des armes, et tu as une voix... Je t'entends souvent chanter quand tu marches dans mes bois d'un pas souple. C'est très beau. Lorsque ta voix aura pris son timbre définitif, elle séduira bien des femmes. Je te vois interdit! Tu crois que je te raille ? Alors, voici, je te propose un marché.
Dans un an exactement, à la nuit de la Saint Jean, il y aura un orage pareil à celui-ci. Il pleuvra des cordes et tu te posteras à l'entrée du château et tu chanteras. Les notes et les mots viendront tous seuls. Une vierge te rejoindra. Elle sera attirée par ton chant. Tu l’entraîneras ici et elle te suivra. La pluie cessera de tomber et la lune apparaîtra. Tu la prendras et au moment de sa jouissance, tout de suite après la tienne, tu lui ouvriras la poitrine avec ce couteau, tu lui arracheras le coeur et tu me l'offriras.
Une transformation aura lieu en toi. Tu deviendras le plus fort, le plus beau, le plus hardi, le plus puissant des seigneurs. Tes frères plieront devant toi, ton père fera amende honorable, le sourire habitera à nouveau ta mère. Le sacristain de dédouanera... Tu seras le favori du roi et le chevalier servant de la reine.
Mais tous les ans, à la nuit de la Saint Jean, tu devras chanter; m'emmener une vierge, et m'offrir son coeur. Faute de quoi le charme sera rompu et tu te retrouveras aussi misérable qu'auparavant. Ceci dit le gnome disparut, mais un couteau scintillant était planté là, sur une souche pourrie. Hellewijn hésita, puis le saisit et le glissa dans sa ceinture.
Pendant un an il fut hanté par les mots de l'apparition. Il sentait le couteau à même la peau, sous sa chemise. Il prit l'habitude de se livrer secrètement à des travaux de force, comme les bûcherons et de s'exercer au maniement de l’épée. Mais les quolibets des filles l'affectaient bien plus qu'auparavant. Il les désirait et les haïssait. Il errait sans but dans le labyrinthe de la forêt, en proie à une interrogation muette, hanté par la voix fluette de l'esprit mauvais. Où es-tu? Où te caches-tu? Qui es-tu? demandait une voix intérieure pendant qu'un jeu de miroirs le renvoyait d'arbre en arbre, en une course sans fin.
La nuit de la Saint Jean, il y eut un orage. Il sortit, il chanta et une jeune servante apparut. Elle le suivit jusqu'à la clairière illuminée par une lune argentée. Ils firent l'amour puis encore enivré par la jouissance, l'orgueil, la plénitude reconnaissante de ses membres, il la maintint sous son genou, lui ouvrit la poitrine et arracha son coeur. Il le déposa sur la souche en face de la grotte et il recommença à pleuvoir de plus belle. Hellewijn cacha la jeune fille derrière les fourrés dans l'espoir que les loups et les vautours en feraient disparaître le corps.
Le nain tint parole. Le garçon subit en une année une étonnante métamorphose. La chrysalide devint papillon. Et quel papillon! Le plus splendide jeune homme dont parents, fiancée et suzerain, puissent rêver. À son éclatante beauté s'ajoutait une étonnante faculté de persuasion vue à sa voix aux intonations tantôt chaleureuses et un peu mélancoliques, tantôt froides et menaçantes. Le plus fort au combat, le plus doux en amour, le plus patient en ambassade, le plus modeste à la cour, tel était devenu Hellewijn qui accéda rapidement à un rang envié.
Puis survint la nuit de la Saint Jean. Une vierge mourut... Puis au fl des ans, une autre, et une autre encore. Le jeune homme progressait, prospérait, s'épanouissait, craint et jalousé de tous à présent.
La princesse
Non loin de là, à la frontière du royaume, vivait une princesse, aussi belle que pieuse. Orpheline, Marguerite administrait avec courage et sagesse, son domaine, riant et prospère. Le domaine attenant était sombre et sauvage. Le seigneur en était le noble Hellewijn qui en avait hérité de son père, ses frères étant disparus tragiquement, engloutis par une fondrière lors d'une battue en forêt.
Hellewijn avait mauvaise réputation. Il était certes riche, fort, beau, puissant aux armes et séduisant auprès des femmes. Mais il faisait peur car la transformation soudaine qui avait fait un cygne du vilain petit canard avait été attribuée à quelque enchantement. Et puis, il y avait ces disparitions, la nuit de la Saint Jean. Elles coïncidaient de manière troublante avec les absences du seigneur. Elles frappaient toujours des vierges des environs, et on les retrouvait au coeur de la forêt, nues, coeur arraché habilement par une entaille située à la base de la poitrine et par laquelle la main criminelle s'était faufilée.
Cette année-là, ce fut sur une servante de la princesse que le mauvais sort tomba. La nuit de la Saint Jean, il pleuvait à verse et Marguerite priait, saisie d'une angoisse inexplicable.Il lui semblait que le démon rôdait autour du château, des grincements lugubres, ordinaires par un temps pareil, étaient amplifiés, et s'y mêlait une plainte infiniment douce, un chant tendre, émouvant, envoûtant. Elle se demanda qui pouvait bien se tenir dehors par ce temps d'enfer. En robe de nuit elle descendit les marches du grand escalier, et parcourut les salles du rez-de-chaussée, guidée par le chant. Celui-ci était tantôt mâle, puissant et héroïque, tantôt caressant, séducteur et nostalgique avant de se fondre au battement de la pluie. Lorsque Marguerite parvint à la grand-porte, la pluie avait cessé, le chant qui paraissait en émaner, aussi. La porte donnant sur la frontière de sapins noirs, était ouverte. Marguerite fut intriguée : qui avait ouvert la porte qui n'était déverrouillable que de l'intérieur ? Elle rentra se coucher mais ne put trouver le sommeil. Soudain la chambre fut aveuglée par la pleine lune qui venait de sortir des nuages lourds. Un sentiment d'indicible et incompréhensible horreur saisit la princesse dont le coeur battait la chamade.
Elle perdit connaissance.
Revenant à elle, elle appela Jeanne, sa suivante et lui fit part de son inquiétude. Elles parcoururent les couloirs à la recherche d'un intrus, mais si nul n'était entré, quelqu'un était sorti. Elles constatèrent qu'une porte était ouverte, celle de la chambre de Mahaut, une tout jeune fille qui avait été confiée par ses parents pour l'été. Elle était fraîche, naïve et ravissante. On ne lui connaissait pas d'aventures sinon d'imaginaires, qu'elle se contait, et où elle tenait invariablement le rôle de l'héroïne sauvée par le prince charmant.
Sa chambre était vide. On la retrouva dans un fossé proche de la lisière de la forêt, éventrée par des sangliers qui avaient du se repaître de son coeur, car il était introuvable.
La princesse bouleversée fit son enquête. Le criminel connaissait bien la forêt et les victimes étaient de la région. L'accomplissement de l'acte sexuel dans viol apparent, l'attraction manifeste de la proie qui semblait sous l'effet d'un enchantement, le mode atroce de l'exécution, et d'autres signes encore militaient pour un rituel démoniaque. Les mères épouvantées essayaient de veiller sur leurs filles ou de les marier avant la fatale nuit de la Saint Jean, mais il s'en trouvait toujours une pour déjouer la surveillance par quelque ruse ingénieuse afin d'aller au bourreau ... Margaret eut la ferme conviction que c'était du côté de Hellewijn qu'elle devait se diriger. Son absence systématique pendant la nuit fatale, sa nervosité manifeste avant et son épanouissement après lui avaient été rapportés, ainsi que la miraculeuse métamorphose qui avait fait d'un avorton chétif un dieu guerrier indomptable. Elle décida de l'affronter et de le démasquer.
Son chapelain l'en dissuada. Le jeune homme était redoutable. S'il la poursuivait pour diffamation, nul ne lui viendrait en aide car il demanderait réparation par les armes. Nul chevalier n'osant se présenter au Jugement de Dieu, les biens de la princesse confisquée par son adversaire, elle devrait finir ses jours dans un couvent. Cela s'était déjà produit en trois circonstances analogues. Les deux premiers champions, pourtant aguerris avaient péri misérablement sous la lance du jeune homme, qui dédaignant heaume et armure, dardait sur eux ses yeux verts de chat, animal, on le sait, préféré du diable. Le troisième, comme sidéré par ce regard, laissa tomber sa lance et s'enfuit honteusement à toutes jambes. Il fut aussitôt rattrapé par son adversaire qui le renversa sur le dos et menaça de l'embrocher.
Consulté, le prélat du Connétable qui tenait le rôle d'arbitre conclut à un signe de Dieu en faveur de Hellewijn. Ses accusateurs étaient vraisemblablement sous l'emprise du Malin, ou, ce qui revient au même, de la jalousie. Il autorisa le vainqueur de faire de son adversaire, ce que sa conscience, lui dicterait.
Le jeune homme fixa son ennemi à terre, dégagea son abdomen avec son pied gauche, libéré de sa sandale, et l'écrasa lentement, soigneusement, pressant sur son plexus. Le malheureux gigotait comme un hanneton cloué à une planche, puis cessa de se débattre car cela ne faisait que favoriser la pression sur cet endroit sensible. Il finit par avouer entre deux halètements, qu'il avait agi dans l'espoir de se marier avec la plaignante, soeur d'une des victimes. En compensation, il offrait tous ses bien au héros diffamé. Ce dernier accepta tranquillement et le laissa aller. Il fit deux parts égales de la donation, l'une pour le monastère de la région, l'autre pour ses habitants. Ce fut liesse populaire.
Que voulez-vous donc tenter contre pareil homme? Il est protégé par Dieu ou par le diable. La bataille est perdue d'avance, conclut le chapelain en se signant.
La princesse se recueillit dans la chapelle où reposaient ses aïeux, devant le gisant de Bertrand de Brabant qui avait participé aux croisades. Avant de quitter le château, elle s'en alla rendre visite à sa grand-mère paternelle et lui annonça son intention. La vieille dame sans mot dire, ouvrit le grand coffre aux armoiries et lui remit une épée.
-Elle a servi sous les croisades, elle a tué plus d'une tête sarrasine, dit-elle, elle viendra à bout d'une tête blonde qui abrite une âme encore plus noire". Elle la bénit et la laissa aller.
Marguerite se présenta incognito chez Hellewijn, la veille de la Saint Jean. Les moustiques volaient bas et le soleil ensanglantait les murailles du château qui semblait désert et dont les fenêtres opaques renvoyaient le flamboiement du crépuscule. Elle frappa et on ouvrit. Elle vit un jeune gars un peu rougeaud à l'épaisse tignasse blonde s'avancer vers elle, l'air étonné.
J'allais partir en voyage, expliqua-t-il d'une voix hésitante, les domestiques ont quitté les lieux, seule ma vieille mère est restée au donjon veillée par une fidèle servante. C'est qu'elle est très faible bien que tout à fait lucide et aimante. Je ne puis vous donner l'hospitalité mais je puis vous conduire à l'endroit de votre choix, vous vous êtes visiblement perdue et je connais bien la forêt qui est peu sûre en cette période de l'année.
La princesse fut décontenancée. Elle ne s'était pas du tout imaginée ainsi le chevalier invincible. Le garçon était certes bien bâti, bien membré, sa taille et sa corpulence impressionnantes mais les proportions de son corps étaient si harmonieuses, qu'il n'y paraissait pas. Et ses yeux prétendument diaboliques, ces miroirs de l'âme, ne reflétaient qu'une naïve admiration pour la grâce de la princesse, qui, on croit l'avoir signalé, était aussi belle qu'on peut le souhaiter dans une légende, même belge. Point d'un vert félin, ils étaient d'un bleu sombre, presque violet, profonds et sensuels. Marguerite fut aussitôt prise sous leur charme.
- Je me suis en effet égarée, j'avais rendez-vous au plus profond de la forêt dans la grotte qui donne sur la clairière et votre aide me sera précieuse. Puis-je m'asseoir un moment avant de vous suivre? dit-elle en se ressaisissant.
- Je m'en veux d'avoir manqué à tous les devoirs de l'hospitalité, s'écria le jeune homme. Installez vous, je fais fouiller dans les cuisines...
La grand-salle était austère mais propre et un bon feu crépitait dans l'immense cheminée. Le jeune homme fut bientôt de retour, les bras chargés de victuailles.
- Je pensais souper chez des amis, mais je serais ravi de dîner en votre compagnie. Vous avez certainement besoin de reprendre des forces après avoir erré dans une terre étrangère. Mais où est donc votre époux? J'ai remarqué que vous n'avez pas d'alliance ni de coiffe nuptiale. Seriez vous demoiselle?
- En effet. Je n'ai pas encore trouvé celui que Dieu me destine.
-Tous les espoirs me sont donc permis, plaisanta le garçon, mais son ton fougueux démentait sa fausse nonchalance.
-Vous n'êtes pas encore fiancé, hasarda la princesse, troublée malgré qu'elle en ait.
- Je n'ai pas encore trouvé chaussure à mon pied, mais mon coeur s'en réjouit en vous contemplant.
La jeune fille rougit sous le compliment qui bien que vulgaire, était chargé de résonances intimes et elle s'en voulut.
Le dîner passa en un éclair, les deux jeunes gens étaient inexplicablement subjugués l'un par l'autre. Plus la princesse se défendait contre son coeur, plus elle se sentait enveloppée par un invisible filet, délicieux et irrésistible. Son hôte se présenta, et tout s'éclaircit : il était un cousin éloigné d'Hellewijn, chargé par celui-ci de mettre en ordre la demeure avant de la quitter. Il se nommait Hillbrand et sa famille était modeste mais honorable.
Il proposa à la princesse de garder la maison ouverte à son intention, car il commençait à pleuvoir et on ne manquait pas de chambres confortables au château. Il fixait sur elle des yeux pleins d'espoir, mais elle eut peur pour sa réputation. Et puis, elle voulait surprendre Hellewijn dans la forêt en cette fatale nuit de la Saint Jean, où il ne manquerait point de se démasquer. Elle comprit que nul ne la défendrait mieux en cas de danger que son frère de lait. Ce dernier la dévorait du regard, une tendresse stupéfiante irradiait de tout son corps, comme s'il voulait se faire pardonner la brutale précipitation des préliminaires. La jeune fille se sentait fondre devant cette adoration muette.
Jamais elle n'aurait cru que le coup de foudre puisse frapper aussi subitement que... Le cours de ses pensées fut interrompu par un claquement sec au dehors, la foudre venait de s'abattre sur l'étang jouxtant le château, illuminant toute la pièce.
- La forêt n'est pas dangereuse, mais elle est déconseillée aux pucelles, la nuit de la Saint Jean, le saviez-vous? demanda le garçon, inquiet. Ce n'est pas pour vous inciter à coucher au château, mais je dois vous avertir que mon cousin a été suspecté de meurtre. C'est pourquoi, excédé, il a décidé ce soir d'assister au grand bal de la Reine, et de faire taire définitivement les mauvaises langues. Mais le véritable tueur rôde dans les parages et risque de frapper une nouvelle fois. Je vous en supplie, restez auprès de moi. Je serais désolé qu'il vous arrive malheur dans cette forêt, il ne faut pas tenter le diable. Je vais préparer votre chambre, et demain matin, nous pourrons mieux nous connaître, ... nous aimer.
Il rougit de sa maladresse, mais le mot était lâché. Il se détourna honteux, mais la princesse s'approcha et l'obligea à lui faire face. Le jeune homme semblait, était, bouleversé. Des larmes perlaient à ses yeux sombres et limpides d'enfant. Car c'était un enfant éperdu, perdu d'un amour fou, absolu, foudroyant et dévastateur. Il la désirait, il la désirait tout de suite, mais il la respectait tout autant et ne voulait pas la forcer. La confusion de ses sentiments la gagna et elle dut surmonter son désir de l'étreindre, de le protéger, de se blottir contre lui et se livrer en un don total. Elle essaya de vaincre sa résistance, car elle ne voulait pas se laisser détourner de sa mission.
-Vous me protègerez, lui dit-elle doucement, et, voyez : je vous confie mon épée. Elle est un peu magique car elle a servi jadis dans les croisades. Elle remplacera la votre et vous me protègerez dans la forêt. Seriez vous couard?
Hillbrand ému céda à son pressant appel. Il inspecta l'épée avec déférence et la pendit à son baudrier, une simple courroie attachée à une large ceinture portée sous la tunique à même la peau. À sa stupéfaction, Marguerite constata qu'il n'était pas armé. Vêtu d'une simple tunique et d'une chemise en une toile rêche, pieds nus dans de grossières sandales de cuir à l'épaisse semelle, il s'était rapproché du foyer. Il supplia encore.
- Je vous en conjure, restez auprès de moi, ne vous aventurez pas au dehors. Oubliez votre rendez vous et celui qui vous l'a fixé par une nuit comme celle-ci et en pleine forêt.
Elle faillit se laisser convaincre, mais en l'observant mieux elle se sentit soudain quelque peu confuse de s'être autant avancée avec un jeune de condition inférieure. Elle remarqua non sans gêne, ses mains et ses pieds, énormes, rougeauds, lourds et charnus de paysan, sa tenue négligée, son comportement timide et embarrassé. - Hellewijn était sans doute un seigneur cruel et pervers, mais de son milieu et de son rang. Elle s'en voulut d'avoir cédé, elle si réservée, à cet emportement déraisonnable.
- Savez-vous chanter? demanda-t-elle, mue par une impulsion soudaine.
- Moi? S’étonna –t-il, chanter? À vrai dire comme tout le monde je suppose. Il entonna une joyeuse chanson à boire. Mais le résultat sonnait si faux que les deux jeunes gens éclatèrent d'un rire d'une franche gaîté. Puis la regardant, il comprit qu'elle ne resterait pas avec lui cette nuit. Il se ressaisit. - Bien, si telle est votre volonté, on y va. Mon cheval devancera le votre. Montez en selle derrière moi et accrochez-vous bien. Je serai plus tranquille de vous savoir derrière moi, tout contre moi.
La forêt
La jeune fille, en l'étreignant, se sentait en sécurité. L'amour naissant, lui fit oublier ses préventions sociales, balaya son orgueil et sa pudeur virginale. Elle bénit la pluie chaude qui trempait leurs vêtements légers, plaqués sur leurs membres tendus, impatients d'une étreinte refusée.
La lune fit irruption à l’improviste, illuminant une surface douce et spongieuse surmontée d'une plateforme rocheuse.
-Nous allons faire halte, déclara Hillbrand, tu dois être fatiguée et nous pourrons changer de monture après que tu te sois reposée. Le jeune homme mit pied à terre et l'aida à descendre. Sous la lumière de la lune il resplendissait comme le dieu de la Forêt Nordique. Ses cheveux argentés, son corps noueux et puissant, étaient mis en valeur par la pluie qui plaquait sa chemise. Jambes bien campées, il se tourna vers la plateforme et la Princesse admira le jeu des muscles dorsaux. De sa voix douce et un peu rauque, il lui dit que son sang l'appelait, combien il la désirait, et qu'il la prendrait ici même, sous les auspices de la nuit étoilée.
Il se retourna et elle vit ses yeux étincelants sous le rayonnement spectral de la lune d'été. Des yeux très clairs, pupille réduite à des têtes d'épingle. Elle comprit. Il n'y avait plus rien de gauche ni d'emprunté dans le maintien du jeune homme. Il tenait de sa main gauche le poignard du sacrifice, de la droite, l'épée sacrée, mais il ne s'en servirait pas avant une totale jouissance. Hellewijn se dressait devant elle et elle savait qu’il savait… qu'elle savait.
Il continua de lui parler doucement d'amour. Il lui promit de ne pas la faire souffrir et de ne la tuer qu'au plus fort de son orgasme, qu'il prolongerait indéfiniment. Tant qu'elle jouirait, il l'épargnerait. Il se retiendrait jusqu'à ce moment suprême, la petite mort. Il avait la ruse, la force, le poignard et son épée.
- Je sais que je suis perdue, murmura-t-elle, mais je sais également que je t'aime, et que tu m'aimes aussi. Je suis heureuse de te donner mon corps jusqu’à en mourir, si cela peut te garder beau, fort, et heureux. Existe-t-il de plus belle fin pour qui a éprouvé une passion mortelle? Et puis, t'ayant connu, comment pourrais-je en souhaiter une autre? "
Le garçon était interdit, décontenancé. Il s'était découvert plus tôt que prévu s’étant senti deviné par la fille, plus intelligente et plus perspicace que les autres. Mais il fut flatté et ému par cette déclaration surprenante. Nul ne l'avait aimé pour lui-même, aucune n’avait accepté de lui sacrifier sa vie. Il s'approcha timidement, comme s’il craignait de l'effaroucher et il commença de la caresser tendrement, affectueusement. Ses yeux s'étaient foncés, sa pupille élargie sous l'effet du désir assombrissait son regard. Un sentiment nouveau le paralysait, délicieux et inattendu : l'amour.
Elle lui rendit ses caresses et elle comprit qu'il pleurait sans bruit. Il se ressaisit enfin et s'apprêta à la dénuder. Elle se laissa faire, guidant ses gestes, contrôlant ses attouchements, le caressant comme un chat que l'on veut apprivoiser. Lorsqu'en fin elle fut nue, elle le supplia.
- Avant de me livrer à toi, j'ai trois grâces à te demander. Mon premier souhait est que tu me chantes ton amour. Les deux autres je te les dirai après.
Surpris, le jeune homme se mit à chanter, jambes bien écartées à son habitude, planté solidement au dessus d'elle, tourné vers la lune. Son chant contenait toute la tendresse, toute la sensualité du monde. La noble audace du désespoir côtoyait une nostalgique aspiration au bonheur. Elle se mit à pleurer. Elle se surprit à l'aimer comme jamais elle avait rêvé pouvoir aimer. Elle le désirait à mort.
Lorsqu'il eut fini de chanter, il voulut se coucher sur elle, fier de l'effet produit sur la princesse. Mais elle le retint, lui rappelant la seconde promesse.
- Tu es si beau, sous la clarté de la lune! Quand tu seras sur moi, je pourrai te sentir mais non te contempler. Je veux admirer ton corps. Que son image soit la dernière de ma jeune existence. Serait-il possible que nu, tu sois encore plus beau, plus désirable, qu'entravé dans ces vêtements grossiers?
Souriant, le garçon se défit de ses sandales et fit tomber à genoux sa fiancée d'une nuit. Puis de ses pieds nus il la plaqua contre le sol, lui palpant les seins et l'abdomen comme pour anticiper l'atroce entaille par laquelle il se frayerait presque sans effusion de sang jusqu'à son cœur. Puis il la caressa plus bas pour la préparer. Elle se laissait manipuler, en lui flattant les mollets pour l'encourager.
- Et la tunique? dit-elle. Il s'en défit et apparut presque indécent dans la pénombre lunaire, excité comme un étalon. Mais le trouble de la jeune fille provenait moins du membre dressé que de l'épée sacrée qui lui faisait écho. Elle fit mine de s'agenouiller pour embrasser le jeune homme, puis se mettant à plat ventre, elle lui lécha les pieds comme un chien soumis à son maître. Il la dévisageait de toute sa stature, ne sachant que penser.
- Et ta poitrine? dit-elle. Je veux admirer ton torse musclé, je te veux nu! Après fais de moi de que tu voudras.
Hellewijn s'ôta la chemise en la passant par dessus tête. Marguerite s'empara à ce moment précis de ses deux chevilles et les tira vers elle, elle se saisit de l'épée et sans délai essaya de trancher le cou du jeune homme qui se débattait avec toute l'énergie du désespoir. La chemise qui enveloppait le visage commençait de s'ensanglanter et une voix fluette suraiguë sortait de cette cagoule " remets-moi la tête en place et je cicatriserai". Elle la rabattit sur le corps découvrant la tête blonde du garçon toute trempée de sueur, ses lèvres pleines, exsangues, ses grands yeux la fixant, suppliants. Il semblait étonnamment jeune, pitoyable, presque enfantin.
- Je ne voulais pas te tuer... Je voulais seulement te mettre à l'épreuve. Remets-moi la tête en place et je cicatriserai aussitôt. Sauve moi…
La princesse n'entendit pas la suite de sa supplication. Prise de vertige elle s'était détournée. Elle montait sur son coursier quand elle entendit une voix, tout à la fois très proche et très lointaine.
- Je suis sa maman. Il vous aime. Il ne vous aurait jamais fait de mal. Votre sacrifice, juste avant le moment fatidique, aurait rompu l'enchantement. Vous pouvez encore le sauver. Vous vous marierez et notre race ne sera pas éteinte... Il a beaucoup souffert, savez-vous? Il a été contraint de commettre ces rites monstrueux contre sa volonté. C'est une mère qui vous supplie. Il a été bon pour moi. Que vais-je devenir, impotente et abandonnée sans mon petit? Mon enfant, mon pauvre petit, sauvez-le. Rompez le maléfice!
La princesse se retourna et s'approcha de Hellewijn. Une entaille ornait d'un collier rouge son cou puissant. Elle ne saignait pas trop. Les muscles durs et compacts avaient sans doute atténué le coup. Il semblait même que les forces revenaient au jeune homme. La grand-mère de Marguerite, qui était un peu magicienne, l'aurait remis rapidement sur pied. Le garçon la fixait plein d'espoir et elle songea aux paroles de la mère.
- Tu me dois une troisième faveur, dit la princesse.
- Laquelle? murmura le blessé.
- Fais tes prières et recommande-toi à la grâce et la miséricorde de Dieu. Elle fit un signe de croix de la pointe de l'épée sacrée sur le front de celui qu'elle avait tant aimé pendant quelques heures de cauchemar et il expira. Elle s'en fut et si vous voulez connaître la suite je vous renvoie au livre de "Légendes" de Charles de Coster.
Aimez-vous Brahms? En ce moment je joue deux oeuvres antinomiques: la Sonate K330 de Mozart, dont j'ai esquissé une analyse et un décodage, dans un des articles, les Quatre Ballades Op.10 de Brahms. Je ne connais pas de pi&egra
Suivi: Mar 22, 14:01