Les fraises sauvages
Les deux cinéastes que je révère le plus sont Ingmar Begman (la Flûte Enchantée, le Septième Sceau, les Fraises Sauvages), et Fédérico Fellini (Le Satyricon, Giulietta delli Spiriti) Alors que le Septième Sceau et Le Satyricon, sont des monuments d'horreur, chacun dans son régistre : pompéien ou médiéval, les Fraises Sauvages et Giuliette, sont des miracles d'évanescence, de nostalgie magnifiés par des images d'une pénétrante profondeur, excitant les fibres les plus sensibles de notre mémoire.
L'histoire des fraises sauvages, comme son nom ne l'indique pas, est le périple d'n vieil homme qui se rend à Stockholm pour recevoir le prix Nobel et qui s'interroge sur le sens de sa vie écoulée; je crois que Selma Lagerlöv et la fausse Elisabeth Costello, parcourent une voie mentale parallèle, bercés par le balancement régulier et doux du wagon. La somnolence s'installe et entre les portées musicales du ronronnement monotone, se glissent des parasites, bientôt prenant forme de scénario décousu.
Dimanche dernier, Alexandre (un de mes Alexandre, devinez lequel) vint me chercher pour m'emmener à Lille. Il est généralement d'un abord glacial avec moi, mais séduisant et irresistible avec son entourage. Je lui demandai pourquoi cette différence, il me répondit avec pertinence : je ne sais pas. Je dus m'en contenter.
Alexandre est un gardien parfait de l'orthodoxie de ce blog. Il n'y a aucun épanchement sentimental à en attendre. Parfaitement pragmatique, il me prend pour ce que je suis : un modeste professeur, susceptible mieux que quiconque de le faire accéder aux "veines de dragon" qui assurent la trame de la vie. Il a tous les biens matériels, et je n'ai que mon intégrité et ma passion d'enseigner; c'est dire,que si je suis toléré dans la cour des grands, je n'y suis guère admis.
Or Dimanche dernier, un événement significatif se produisit qui me toucha beaucoup. Il insista pour voir mon "album de famille" et en éplucha avec attention chaque image. A la fin, il me dit "je suis content d'avoir vu cela, je vous connais mieux à présent". J'avais donc cessé d'être une sorte de volatile déplumé, pour devenir un être humain en chair et en os, qu'on puisse aimer ou détester.
En se promenant parmi les images en désordre, je revis un promeneur isolé, nostalgique,essayant d'établir un dialogue avec les êtres chéris et passés comme les feuilles d'un herbier. Et puis, voici que mon employée de maison, jette un oeil sur un dessin et s'exclame : mais c'est le jeune homme qui est au salon! Je lui répondis que c'était impossible, car celui du dessin datait de plus de cinquante ans. Il avait 22 ans et moi 24. Mais je m'avisai par la suite que le caractère, la situation, l'énergie conquérante, les cheveux blonds rabattus sur le front, la laconisme, en faisaient des jumeaux - par delà les décennies.
Ce jeune homme fut mon seul ami. Je lui prédisis un sort de pouvoir et de fécondité. Issu d'une puissante dynastie, il en fonda la sienne propre et aujourd'hui il figure avec les Deripaska parmis les grands de ce monde. La mort dans l'âme, je rompis avec lui au bout d'un an...lui, le seul qui s'interessât au chétif que tous rejetaient. Une affection, une tendresse infinie nous liait, ce qui nous séparait était mon catholicisme étroit, ma réprobation pour un homme de guerre, un lutteur implacable, capable de cruauté patiente et sadique, et antisémite de surcroît. Un monstre pour le puritain que j'étais... Je ne regretterai jamais assez le rejet que j'opposai à mon seul ami. Par la suite je tombai follement amoureux d'une jeune allemande, Christine, issue d'une dynastie de Bielefeld, elle rompit sous l'influence de ses proches pour se marier avec l'ami de son frère; propriété de l'aciérie contigu. En fait, je n'avais pas ma place ni auprès de mon ami ni de ma fiancée.
Mais revenons-en aux Fraises Sauvages.
Le jour de la cérémonie, est précédé par un terrorisant rêve freudien, très Dalien (La Maison du Dr. Ewards par Alfred Hitchcock) .Il se réveille en transpiration, et prend le train. Des images font irruption et interfèrent avec le présent, puis se substituent au réel. Le passé défile comme un film nostalgique. des séquences admirables vibrantes d'une jeunesse assombrie par un ciel gris. Parmi les personnages du passé, notre héros se promène, mais alors que les jeunes gens insouciants, les adorables jeunes filles apparaissent dans toute la fraîcheur triste de ce qui ne reviendra plus, le héros, lui, porte son âge de veiux : barbe soignée et bien taillée, trais respectables et nobles, étonnement dépeint dans les yeux encore jeunes et attentifs.
Et à présent, oyez le prodige. Le vieux monsieur se faufile dans la joyeuse assistance mais nul ne paraît l'apercevoir, comme s'il était l'homme invisible. Déjà mort au passé.
Mais il ya bien d'autres séquences, l'image rigide de l'aïeule, le conservatisme macabre des petites villes de Suède, l'éducation sans amour des enfants bien peignés, devenus de notables sans amour pour le père. Et Le vieux, tire une leçon de ce périple initiatique : il est passé à côté de la vie, sans lui apporter le moindre amour, la moindre compassion, uniquement préoccupé par lui-même, son égo, son génie. Il été un égoïste invétéré, et récolte l'indiffférence qu'il a semé.
Mais soudain, il se réveille, le soleil entre à flots dans la fraîcheur juvénile du matin. La femme de chambre, secoue la couette, et la bru, fière de son prix Nobel de beau père, s'affaire aux petits soins et l'aide à se préparer à la cérémonie.
Vous dire que ce compte-rendu est véridique, serait certainement faux. En fait, cela fait des décénnies que je n'ai plus revu le film, et seulement deux fois. Je n'ai inscrit que ce qui m'est resté en dépit des oublis et des déformations. Je vous prie de vous commander chez Amazon, ce film touchant, énigmatique et labyrinthique. Vour ne serez pas immédiatement sensible à son charme onirique, mais il s'insinuera en vous et vous aurez compris la solitude des veieux égoïstes, que vous risquez de devenir, vous aussi.