Rückblick. Pour des raisons de discrétion, le poème dont il est question dans ce texte : Invocation à L'Océan; est cachè derrière un lien : ►♦♦♦ La raison n'en est pas le caractère hérétique, mais son extrême concision qui le rend illisible à l'enfant à qui il était destiné au départ.
Vents traversants
LE JEUNE HOMME ET L'OCEAN
LE JEUNE HOMME ET L'OCÉAN
Il sortait d'une maladie exotique, qui le privait de tout son sang et, hémophile temporaire, le condamnait à une existence solitaire, ouatée, toute agression, même légère, pouvant se révéler mortelle. Une trahison amoureuse sufit pour provoquer un choc qui devait déterminer son parcours terrestre. La jeune famme infidèle, est aujourd'hui décédée, elle s'est révélée insignifiante et volage, et il aurait du mal à s'en souvenir. Mais voici, le choc perdure. Et après une splenectomie, le voici en train d'errer, en plein mois de mars, sur la grève déserte balayée par les vents hurlant de l'Atlantique. En ce moment, les vents sont tombés et l'eau a reflué, laissant un miroir nacré cyclamen et bleu tendre. Au loin veille la barrière des rouleaux calmés.
Un jour, vint le voir de Jérusalem un rabbin nommé Cohen, la plus haute des tribus. "Rabbi, lui dit-il avec le ton du plus profond respect, mes collègues et moi-même venons de la Ville Sainte pour que tu nous éclaires sur le sens caché, qui se dissimule derrière les replis les plus obscurs de la Cabale et que seul ton ancêtre, le Grand Cabbaliste L***, a pu déchiffrer, sans nous communiquer toutefois le secret ultime"
Humblement le jeune homme avoua son ignorance sur les choses de la Cabale et sur toutes arcanes souterraines qui infiltrent la terre et l'ocean. Autre chose l'occupait. La connaissance du monde visible, de sa mécanique, de son organisation interne, des labyrinthes de la psyché. Et il le renvoya.
Un an plus tard, le rabbin qui se nommait Cohen, revint à la charge. " Rabbi, dit-il avec plus d'insistance, as-tu pensé à nos propositions? Voici, en cadeau, nous t'apportons un calame ancien, car nous le savons, tu es calligraphe et versé dans les signes et les idéogrammes. Etudie la Cabale et enseigne-là.
Un peu impatienté, le jeune homme réitéra son désintêret, lui, l'exotérique, pour les disciplines ésotériques. Il était trop attaché aux cultures de l'Occident pour aspirer aux mirages de l'Orient. Cohen tristement, prit congé, sans un mot. On ne le revit plus.
C'est à peu près à ce moment, que le jeune homme que l'on appelait alors le professeur, car était titulaire d'une chaire de systémique créée pour lui, dans un université américaine, rencontra Cécile lors de la première croisière du France, de Quebec à Paris. On les appelait les amoureux du France..A vrai dire, tous deux avaient quelque chose de maussade dans le visage; elle de longs cils noirs ombrageaient son regard triste, lui, des yeux verts perçants étaient lovés dans de profondes orbites qu'il tenait de son père. Cela ne pouvait qu'échouer, et cela échoua.
Après le choc, l'opération. Après l'opération, la convalescence. Au bout de la convalescence, la plage déserte et au delà, tantôt lointain plissement nacré, tantôt charge furieuse des rouleaux ébranlant le sol et puvérises en de fins embruns, l'océan.
Le jeune homme était seul face à l'océan. Ou plutôt à ses côtés car il marchait parallèlement à la rive. Le vent soufflait très fort et il allait dos au courant, un peu courbé. Il n'était guère frileux, et il aimait la sensation caressante de l'air humide sur sa peau... car il était en shorts et torse nu, quel que soit le temps. Ses pas laissaient sur le sol moelleux, des traces meubles... .Il finit par être saoulé par ce vent persistant, ce bruit monotone bruissant ou hurlant comme une charge de cent chevaux. Oui. Il en était même tout à fait ivre.
Le vent traversait son enveloppe charnelle et vidait son esprit de tous résidus du passé. Il devenait vierge de toute émotion, de toute sensation, de tout souvenir autre que cet enveloppement du vent qui avait pris possession de son être.
Et voici.
Des résidus opalescents, goutelettes cristallines de faux souvenirs, des paroles éparses, de chuchotements, ds plaintes, s'organisèrent en un chant majestueux. Un canon à capella à six voix,, compliqué comme un ricercar renaissant, d'une tonalité très marquée et très peu orthodoxe d'ut mineur. Une superposition de deux thèmes, le premier qui chantait : " l'o ---cé-an -- aux flots d'argent - répond - chantant -- aux nuages blancs..." le second qui en était l'anacrouse, imitait le déferlement des vagues, gammes ascendantes ininterrompue et imitations. C'est ainsi que naquit la première séquence d'un texte prophétique. Prophétique non par quelque prétention divinatoire, mais parce qu'il paraissait procéder d'un fond archétypique essentiel et très inspiré. Celui-qui devait sans doute animer les prophètes juifs.
Le jeune homme se laissait porter par le vent mauvais. Mauvais en ce qu'il soufflait toutes les rumeurs vulgaires : petites jalousies, grosses trivialités, déchaînements dyonisiaques bestiaux et médiocres, agitation ludique et mimétique, cliquetis d'êtres humains secoués de mouvements browniens, pantins animés de soubresauts electriques sous l'impulsion de décharges neuronales téléguidées. Tout cela tournait, tournait à vous donner le vertige, tremblait, oscillait, basculait et voici des pans de muraille liquide qui s'effondrent avec fracas, et la fièvre qui anime les pupilles noires de peur. La jouissance éphémère vomie sitôt consommée, le passage instantané, la fin souhaitée : qu'ils viennent vite, plus vite, accident spectaculaire, immolation par le feu, empoisonnement par l'absinthe et le crack, et cent manières de massacrer le temps maudit.
Les yeux du jeune homme, bridés par la concentration, tentaient de discerner un ordre dans ce pandémonium... De temps à autre il était couvert par le hurlement des vagues folles, le bruit sourd de la grève déserte pilonnée par le tonnerre liquide. Et il arriva qu'en étrécissant encore ses pupilles fendues comme sous l'effet d'une drogue, quelque chose apparut derrière le front de vacarme.
Quatre entités aux ailes déployées se tenaient immobiles, retenant par des chaînes le déferlement. Elles psalmodiaient un motet infiniment compliqué, sévère, austère, qui n'était autre qu'un déguisement de la musique immonde de la barbarie. Ces entités avaient pour nom : argent, pouvoir, notoriété et sexe. Derrière les quatre fantômes, dominait une entité, infiniment plus complexe, englobante, commencement et fin de toute chose.
Le jeune homme, la discerna derrière les tourbillons d'inculture de la populace, et les méandres raffinés des mélodies du pouvoir et de l'argent. C'était une vision sublime, terrifiante et majestueuse : l'Ocean parlait !
Il comprit que cette entité n'était que l'émanation du Créateur de toute chose. A partir de ce moment, il accueillit les messages de l'Océan, il les calligraphia secrètement, il les cacha soigneusement jusqu'à ce que son grand âge, lui ait permis de les révéler. Il en livra des fragments avec circonspection et parcimonie et dans le désordre. Il lui apparut, aussi, que toute chose matérielle dont les racines lui furent dévoilées au cours de la rédaction du Livre, n'était que divertissement superficiel. Les hommes les plus pragmatiques, ont en eux un creux irreductible : ils ne savent ni ce qu'ils sont, ni ce qu'il cherchent, ni pourquoi il existent. Ils connaissent le comment, pas le pourquoi et prennent l'effet pour la cause.
Le jeune homme, changea d'apparence. Sa barbe grise, ses sourcils touffus, son regard tourné en dedans comme celui de Saint Paul dans le rétable d'Issenheim, regard de presbyte, regard absent.... une diction lente, mesurée, lui apprirent au détour d'un miroir, que son enveloppe charnière avait muté avec son âme. Il découvrit aussi pourquoi il refusait d'étudier la Cabale et d'en déchiffrer les signes: il était en train d'écrire la Cabale !
La cabale c'était lui, l'esprit était en lui. L'Océan, c'était encore lui, dilatait sa misérable enveloppe charnelle. Lui , le jeune homme, aux yeux à demi-fermés, tenait dorénavant son savoir, non plus des déductions factuelles, mais de l'induction première. Oui, le jeune homme était bien ce que montrent ses photographies d'antan, si frêle, si effrayé par la vie, mais il était aussi ce qu'il devint après ses soixante-dix ans : un vieillard chenu et barbu, aux forces déclinantes, à l'émotivité décuplée par les souffrances.
Cependant, de toutes ces incarnations émanait un ductus terrifiant, parlant par leur bouche hésitante , un texte terrible, des mots de feu et de plomb, sans indulgence, sans recours, texte biblique plus qu'évangélique. Ainsi parlait l'Ocean.
(Lire l'invocation à l'Océan, premier poème de l'Entretien, dont il est question ci-dessus en cliquant ci-contre ►♦♦♦ )
Il ressort de la genèse décrite, que le poème sortit tout armé du crâne de Jupiter. Il s'agit là d'une illusion frisant la supercherie, et laissant croire à une inspiration irresistible, fusant du volcan intérieur et animé par le génie. Le plus souvent, c'est au contraire le produit d'innombrables hésitations, calculs, supputations, prudentes métaphores, choix vétilleux de textes. On se souvient que Richard Wagner écrivit pour se vanter, que le prélude de l'Or du Rhin, fut le produit d'une gestation organique inconsciente et qu'il en accoucha en une nuit. Les musicologues découvrirent que six mois de travail laborieux de calcul harmonique furent nécessaires pour aboutir à cette spontanéité apparente.
J'a lu si souvent L'invocation à l'Ocean, que je finis par me convaincre qu'il se présenta spontanément comme une inspiration prophétique. Mais lorsque je retrouvai les brouillons de 1987, les plus aboutis, je constatai que si le corps et la fin du poème étaient bien une émanation authentique de l'Océan, le début subit de nombreux remaniements stylistiques. Le dernier en date, remplace flots d'argent par flancs d'argent. L'avantage était de rompre la banalité de l'association flots et argent. Le mot flanc évoque une lisière de front de mer palpitante comme un poulpe. Par ailleurs le poète se promène parallèlement à la grève, et il considère les crêtes des vagues comme les flancs d'un céphalopode monstrueux.
Texte remanié et complété ce 15 novembre 2007