Luxe, qualité, culture, goût et excellence
Le cas de la valise "Carbone" de Hermès
Voici vingt ans je venais d'ouvrir mon Deuxième Centre culturel: Les Capucins, au sommet de Montfort-L'Amaury. Je tenais beaucoup alors à illustrer par des objets que l'on puisse palper et caresser, les concepts trop abstraits liés à ce que l'on vantait alors sous le terme prétentieux de "Qualité Totale". IBM était en tête du peloton avec le slogan attribué à Watson, l'ex. patron de Big Blue et ambassadeur des Etats-Unis en France.
Il vaut mieux viser la perfection et la manquer que l'imperfection et l'atteindre .
Cette recommandation était de la même veine que les conseils d'un publicitaire reconnu, Scemamamouchi de Créativité et Publicité, prodigués tous les Dimanches autour d'un échiquier, a Babarossa, le patron de la Samar. Il lui dit :
Qu'est-ce que toutes ces fariboles de Qualité Totale, de Zero défaut et autres grigis; qui vous ruinent en consultants en management? Moi je puis faire mieux. Laissez-moi faire, et vous verrez ce que vous verrez! En moins de deux semaines, la qualité, la vraie sera au rendez-vous. Et je ne vous prendrai pas un sou pour mon conseil.
C'était vrai. Scemamamouchi ne toucha pas d'honoraires pour son intervention. L'argent alla uniquement à Créativité et Publicité (dont il n'était pas actionnaire je crois, mais seulement patron interessé au ventes). Malheureusement, le dispositif ne marcha pas et la qualité fut aussi mauvaise qu'auparavant. Quel était le secret de ce fantastique motivateur d'excellence? Une affiche placardée sur tous les ateliers. .
On y voyait un gigantesque éléphant armé d'une grosse trompe flexible et agressive. Le slogan imprimé en gros caractères mous disait :
Un éléphant ça trompe, ça trompe,
ne vous trompez pas !
Hermès fait appel à moi
Monsieur Dumas-Hermès, patron de la célèbre firme du Faubourg St. Honoré, vint me trouver en 1987. Il comptait sur moi pour présenter en avant-première au Japon le dernier fleuron de la maison : la valise carbone. Ce produit, qui dut sa conception dans les cerveaux inventifs des têtes d'oeuf plutôt qu'entre les mains calleuses des artisans, était sémantiquement innovant, d'une apparence complexe réunissant tous les ingrédients du succès, un peu comme la célèbre Ford Edsel, produit du génie des meilleurs cabinets de créativité dont plus de huit cent voitures furent vendues.
Je gardai une excellente impression de ce voyage que je fis avec un autre invité Joël de Rosnay; excellent vulgarisateur, auteur du macroscope qui présente de manière romancée SF les délires de mes collègues les plus médiatisés. Rosnay était fou littéralement fou de High Tech et pensait - ou espérait- qu'avant l'an 2000 il naîtrait un cerveau supraplanétaire régissant les moindres actions de "ego-citoyens" devenus tout des citoyens égaux. Il appelait cela le Cybionte. (Cf. L'homme symbiotique, op. cité). Mes collègues de Wharton riaient de bon coeur en évoquant ces élucubrations alors à la mode. Mais Rosnay, aristocrate d'apparence prestigieuse, gratifié d'une magnifique crinière impeccablement coiffée, habillé sur mesure, grand et svelte, la ride intelligente sur un visage racé et bronzé, était un ambassadeur idéal du luxe techno. J'en crevais de jalousie, avec mes Im65, ma calvitie, mes yeux perçants de professeur.
En avion vers Tokyo
Pendant qu'en avion, à l'aller, Rosnay prenait des notes pour son discours sur la valise carbone, puisé dans le vaste réservoir de la rhétorique High Tech, noircissant feuillet sur feuillet, je passai mon temps à examiner l'objet et à l'étudier sous l'angle de l'analyse de la valeur et de la simplification du produit. Et ce que je découvris était proprement stupéfiant. Mais décrivons d'abord l'OVNI Hermès.
Imaginez un attaché-case assez épais, fabriqué en fibre de carbone, matière alors très à la mode car réputée très dure, résistante et inrayable, légère de surcroît et résistante au chocs. Elle entrait je crois dans la fabrication des carters d'avions ou de bolides. Elle n'avait qu'un inconvénient : elle était d'une laideur repoussante. La surface brillante légèrement métallique était d'un gris éléphant, parsemée de sortes de furoncles noirs.
Voici donc un exemple de cette créativité tant vantée par les cabinets spécialisés. Prestidigitateurs accoutumés à transformer les citrouilles en carosses, il changèrent la vision de cette peau luisante mais peu reluisante. Ils assimilèrent la couleur et le grain gris et noir, à celui du meilleur caviar. Et la ressemblance avec un peu d'imagination, était défendable. Voici donc née la valise au grain caviar, le grand chic, quoi !
Mais l'invention ne s'arrêta pas là. On voulut marier HIGH Tech et tradition. Or comme vous le savez, les valises en cuir, matière noble mais rayable, sont souvent protégées par des cornières et des coins en acier ou en un cuir plur résistant. La valise carbone fut donc agrementée par des cornières et des coins de protection en ... fibre de carbone ! On peut se demander à quoi bon protéger une matière inrayable par des protections inrayables. Mais le but n'était pas fonctionnel mais sémantique. La "carbone faisait ainsi vieux jeu", un oxymoron toujours apprécié par les bobos.
Je soulevai la valise. elle pesait une tonne. Intrigué, je l'ouvris, pensant la trouver emplie de cadeaux prestigieux. Elle était vide. D'où venait le poids? C'est simple. On ne pouvait garnir l'intérieur avec du tissu, un plastique high Tech ou une basane fine, il fallait montrer le savoir-faire de Hermès, et le savoir-faire c'est le travail du plus beau cuir, le plus épais, le plus riche. Couleur naturelle beurre frais naturellement, et couverture de séparation en cuir gravée à mes initiales, comme le couvercle de la valise dont d'ailleurs les inscriptions étaient illisibles à cause du grain caviar.
L'effet de légèreté High Tech était donc détruit par le poids excessif du cuir. Je dois reconnaître que l'orsqu'on ouvrait cette valise, l'odeur exquise du cuir non traité, odeur qu'on trouvait dans les Rolls Royce et qui disparait des mémoires, vous entourait d'effluves de luxe, portant des connotations de messieurs moustachus au volant d'Hispano Suiza, de profonds fauteuils de Ruhlmann, de parfums virils et musqués.
Un autre problème, c'était la fermeture très sophistiquée mais trop légère pour le poids considérable de ce coffre plastique doublé cuir. La poignée également, en cuir naturel était trop petite pour une bonne appréhension de l'ensemble.
Bref, ce magnifique produit High Tech aux matières inversées (le cuir qui devait être extérieur, comme protection, devenant habillage intérieur) était tout simplement inutilisable. Je finis par en faire cadeau à mon fils de vingt ans, tout fier de le montrer, et qui encore aujourd'hui l'exhibe à ses amis banquiers. C'est qu'outre sa finition exceptionnelle, cette pièce est rarissime. Elle ne fut jamais réellement commercialisée, ne trouvant sans doute pas d'acheteurs. Je soupçonne que son but n'était pas commercial, mais publicitaire, un réservoir à slogans en quelque sorte.
Que pouvais-je faire? Je ne pouvais quand même pas présenter ce magnifique et abracadabrant objet comme je viens de le faire, c'eut été mal récompenser la firme qui m'offrit dans le magnifique hôtel Seibu à Ginza, une suite décorée Hermès, les nombreux dîners raffinés dont nous fumes honorés Joël et moi. Et le JAL en classe de luxe ! Je jouai le jeu et je brodai sur du rêve avec une certain succès. Je dus d'ailleurs énoncer les mêmes stéréotypes que Rosnay, pour la bonne raison qu'ils étaient inclus dans l'objet.
Dans l'avion de retour
Au retour, nous voici Joël et moi très affairés, lui avec son Toshiba, moi avec mes feutres de couleur Pilot, et un petit Makemono de brocard acheté dans un monastère.
Que faites vous donc avec votre ordinateur?, interrogeai-je Joël.
- Je mets à jour ma comptabilité me répond-t-il. Grâce au logiciel fourni par IBM les moindres frais sont comptabilisés: communications téléphoniques, pourboires, taxis, timbres, amortissement de l'ordinateur, nombre d'heures supplémentaires au téléphone, travaux préparatoires, frais d'administration, forfait général, suppléments divers. Tout cela est comptabilisé comme rattaché aux droit de mon livre, on paye du 8 pour cent au lieu du trente pour cent, (Note : si ma mémoire ne me trahit pas), mais il faut boucler tous les comptes et c'est tout un travail qu'il faut faire tout de suite au retour d'un séminaire. Et vous, que faîtes vous-là avec vos feutres?
- Je viens de formaliser la notion de qualité à l'intention de mes élèves et de mes clients qui font dans le luxe. Ce voyage m'a beaucoup appris, et je ne veux pas laisser s'évaporer les idées qui se pressent dans mon esprit.
- Et la comptabilité?
-Mon comptable s'en charge. C'est son travail, pas le mien.
-On n'est jamais aussi bien servi que par soi même.
Joël marque un point, et j'aurais sans doute du suivre son exemple. Mais c'est plus fort que moi. L'oiseau chante, la grenouille croasse et le théoricien formalise. Joël qui s'est emparé du makemono est étonné. Vous venez-de faire TOUT ÇA ? me dit-il incrédule. - Sous vos yeux, répondis-je.
Si cela vous intéresse, je pourrais éventuellement introduire dans le blog ces réflexions sur le luxe, la qualité et l'excellence, vieilles de vingt ans. Il vous appartiendra de juger si elles ont vieilli. En attendant, je continuerai ma réflexion sur la perfection en établissant des distinctions entre quintessence, excellence, qualité totale, et qualité optimale, luxe et kitsch.