REPÈRES (suite)
*** *** LES ÉVALUATEURS SÉMANTIQUES "HUMELD* OU QU'EST-CE QUE LES GENS RECHERCHENT DANS UNE OEUVRE D'ART?
Les critères de qualité que nous venons de définir : complexité, novation, professionnalisme et fini d'exécution, peuvent servir à évaluer une oeuvre d'une manière relativement objective, indépendamment des goûts et des modes. Ils s'appliquent indifféremment à un bronze du Bénin, un paravent d'Ogata Korin, un Oratorio de Haendel ou une installation de Allan Kaprow. Mais en la matière, la vérité est fille du temps. Un certain recul est nécessaire pour conférer une certaine stabilité aux jugements sur la qualité. Non seulement ils sont fluctuants (comment mesurer la complexité, ou le taux de novation?) mais ils ne sont pertinents que pour une culture donnée. Certains groupes sociaux, privilégient la valeur rituelle ou la fonction pédagogique et sont indifférents à la qualité artistique. En revanche la qualité est un élément déterminant dans toutes les civilisations soucieuses de raffinement et de culture. Aujourd'hui, la qualité est le principal critère d’admission d'une pièce dans un musée d'art, public comme le MoMA, ou privé comme la Fondation Beyeler. Il n'en est pas de même, évidemment, pour un musée ethnologique, scientifique ou technologique, comme celui des Arts et Métiers de Paris ou le Deutsches Museum de Munich. C'est le caractère documentaire et démonstratif qui gouverne le choix des pièces acquises et exposées.
* Arnaud Mulliez a proposé à la place de HUMELD-V, les sigles HUMBLES. (Echelle Hédonique, d’Utilité, Morale, Beau-laid, Logique, Evolution-dévolution, Synthétique)
La perspective change cependant lorsqu'on pose à des particuliers les questions suivantes : en fonction de quels critères évaluez-vous un objet d'art? Qu’est-ce qui vous attire dans une oeuvre? Le temps, l'espace et les ressources économiques étant limités, comment se fait l'allocation de ces denrées rares? Que recherchez-vous dans une oeuvre? Qu'est-ce qui vous apporte une jouissance, ou inversement, qu'est-ce qui ne suscite en vous que réprobation, dégoût, ou ennui? Lorsqu'on analyse les réponses à ces questions, en ratissant large, on s'aperçoit que toutes se ramènent à une combinaison de six facteurs élémentaires. Ces facteurs sont des échelles car chacun d’entre eux comprend une polarité positive et négative, des nuances plus ou moins nombreuses, que nous classons de E- à A+, et éventuellement un point neutre. La pondération de ces échelles, purement subjective, donne naissance à une échelle globale que nous appelons V, pour volonté. Une oeuvre affectée d'un V +++ est ardemment convoitée, un V - - - induit des attitudes de répulsion, voire de fuite panique. Dans un cas elle est source de jouissance extrême, dans l'autre elle est perçue comme une menace mortelle. Les échelles HUMELD qui en sont des composantes sont orthogonales c'est-à-dire indépendantes. Quelle que soit la note attribuée à un objet dans une échelle donnée, elle ne permet pas d’inférer à coup sûr son positionnement sur une autre échelle. N'importe quel objet peut donc occuper n'importe quelle position dans l'espace de six dimensions, qui contient tous les jugements possibles. On l’appelle l’espace de phase axiologique et il est symbolisé par le sigle HUMELD.
Qu'est ce que HUMELD?
Chaque lettre représente un des six paramètres qui interviennent dans le jugement: H pour Hédonique, U pour utilitaire, M pour moral, E pour esthétique, L pour logique, D, pour développement.
Les pôles correspondants de ces échelles élémentaires sont :
H + agréable, H- douloureux, désagréable. (Échelle plaisir/peine, dite aussi algédonique).
U + utile, U° inutile, U- nuisible
M+ moral, M° amoral. M-, immoral
E+ beau, E- laid
L+ cohérent, vrai, véridique, L- incohérent, faux, irréaliste
D+ progressif, D- régressif.
Les termes utilisés sont grossièrement approximatifs car ils appartiennent à l'univers de la langue (ici la langue française) non superposable à celui des choses perçues et ressenties. C’est le problème de la relation entre signifiant lexical et signifié sémantique. Ces mots sont multivoques, chacun pouvant désigner plusieurs échelles différentes et l'incertitude qui s'y attache ne peut être levée que par la connaissance du contexte. Ainsi le mot "beau" que nous avons utilisé ci-dessus pour dénoter l'échelle esthétique, peut aussi bien appartenir aux autres échelles ainsi que le montrent les expressions suivantes:
C'est une belle journée (H+)
C'est une belle affaire (U+)
C'est une belle action (M+)
C'est un beau tableau (E+)
C'est une belle démonstration (L+)
C'est un bel accomplissement (D+)
On peut même l'utiliser par antiphrase.
C'est du beau! (H-)
C'est un belle gaffe! (U-)
C'est un beau salaud! (M-)
C'est un beau navet !(E-)
C'est une belle ineptie! (L-)
C'est une belle guerre, fraîche et joyeuse. (D-)
Nous ne pouvons donc pas nous fier inconsidérément au sens des mots isolés de leur contexte. Nous devrons dans ce qui suit nous appuyer sur l'expérience et la compétence linguistique du lecteur pour essayer de lui faire ressentir intuitivement de que l’on entend par H, U, M, E, L et D, en nous bornant à constater empiriquement, que E est généralement employé pour les jugements esthétique, L pour les jugements logiques et ainsi de suite. Pour s’en persuader, il suffit de les énoncer indépendamment d’un contexte qui puisse nous orienter :
Ce que c’est agréable ! (H+). Quel objet délicieux !
Ce que c’est beau ! (E+). Quelle œuvre magnifique !
Achetez utile ! (U+). Ce monument est hautement fonctionnel.
Quel brave homme ! (M+). Ce tableau est édifiant.
Il dit la vérité (L+). Il est authentique (L+). Ces rapports sont justes.
Cette culture est hautement évoluée (D+). L’artiste est arrivé à maturité.
H, l'échelle algédonique plaisir-peine Elle mesure le plaisir éprouvé, ici et maintenant. Cette évaluation est la première qui se présente au bébé, et elle est partagée par les animaux.
Un de mes amis me disait à propos des symphonies de Beethoven : je les aime parce que lorsque je les entends, ça me remue agréablement les tripes, ça me fait vibrer. Une dame distinguée appréciait tout particulièrement Bonnard, Marie Laurencin et Domergue, parce que la mettait de bonne humeur, cela "embellissait sa vie". À quoi bon s'ennuyer à visiter des musées d'art contemporain, alors que c'est si agréable de voir un de ces Renoir qui vous donnent envie de fesser une belle croupe plantureuse, ou un beau coucher de soleil avec mer turquoise et bananiers, qui fait revivre vos vacances?
U, l'échelle d'utilité : utile-inutile-nuisible
Bien des gens recherchent dans oeuvre d'art, des avantages sociaux : prestige, mimétisme, signe d'appartenance, ou des gains financiers. Le tableau est considéré par bien des acheteurs, un juteux investissement, argument favori des marchands à l'intention des collectionneurs à qui ils font croire que leur poulain est un Modigliani en puissance. Bien souvent les critères H et U sont associés. On achète parce qu'on aime, et parce que cela risque de monter. Les snobs applaudissent de confiance tel opéra, mais finissent pas y trouver du plaisir. Mais H et U peuvent aussi être de signe opposé. On se traîne, accablé d'ennui, au musée pour des raisons de convenance sociale, comme on va à l'église pour rencontrer des clients potentiels. On feint d'admirer telle merde de Manzoni ou tel caca de Gilbert et Georges qui ne nous inspirent que de la répugnance, parce qu'on nous a expliqué que ce sont des oeuvres majeures, etc.
Le critère d'utilité, surtout lorsqu'il contredit le plaisir immédiat H+, procède d'une "décentration temporelle", compromis entre le déplaisir, infligé ici et maintenant par un objet, et le plaisir escompté plus tard.
U, est par là, associé à l'investissement de l'être et de l'avoir. Le petit enfant sait que s'il prend trop de chocolat, il risque d'avoir bobo plus tard. Il va donc se restreindre pour minimiser le prix à payer pour son plaisir immédiat. Cette prise en compte des conséquences, voire des conséquences des conséquences, est caractéristique du stade adulte. Le "span temporel", qui va du court terme au long terme , augmente avec le niveau de responsabilité de l'être humain et sa croissance est un indice de progression d’après le sociologue Eliott Jaques. On accepte de faire des efforts prolongés pour apprendre le chinois, ou de se familiariser avec le cubisme hermétique, parce qu'on croit que la récompense est au bout du chemin : compréhension d'une sentence bouddhiste, révélation d'un chef d'oeuvre cubiste. La tendance inverse, celle qui pousse à la réduction du span temporel est régressive, ainsi que le montrent les dégâts de la pensée à court terme, du "tout, tout de suite" et "après moi, le déluge". Sous cet angle, Le Cercle des Poètes Disparus apparaît comme une apologie de la régression lorsqu'il érige le slogan latin " carpe diem " au statut de projet pédagogique pour adolescents.
L’importance du jugement d'utilité est proportionnel à l'investissement en temps, en argent et énergie que nous sommes prêts à consentir pour bénéficier d'avantages différés. Cet investissement peut être matériel et viser le pouvoir, le prestige, où l'argent, mais aussi psychologique et immatériel. En ce qui concerne l'évaluation d'une peinture, ces deux aspects de l'investissement peuvent être déterminants.
Au plan matériel, on jugera une oeuvre d'après son potentiel de croissance financière et/ou le prestige que confère sa possession. Edward Kienholz estimant que ce que les acheteurs américains apprécient dans un tableau, est le prix payé témoignant de leur richesse, se mit à vendre des reçus encadrés. Un reçu de 2000€ était plus prestigieux d'un 500€. Des artistes contemporains comme Taakashi Murakami ou Maurizio Cattelan, sont plus fiers des hauts prix atteints en salles des ventes que de la qualité supposée de leurs productions.
Au plan spirituel et culturel, l’investissement consiste à passer par un apprentissage long et pénible (H-) pour atteindre un plaisir d'autant plus grand qu'il aura été différé. On entend souvent des béotiens s’écrier : " pourquoi dois-je me donner de la peine pour pénétrer les arcanes de l'art contemporain, alors que je puis accéder d’emblée aux chefs-d'oeuvre des impressionnistes?" Ou encore " Et le plaisir, qu'est-ce que vous en faites?". L’alibi qui justifie cette paresse est l’assertion « Une œuvre qui a besoin d’être expliquée, n’est pas un chef d’œuvre. La supériorité et le génie n’ont guère besoin de gloses. Ils sont éclatants et universels ». C'est que la plupart des gens ne sont guère disposés à se donner de la peine pour ce qui n'est pas matériellement et immédiatement gratifiant. Ils souffriront pour maigrir, développer leur musculation, apprendre le chinois ou l'informatique, car ils en escomptent un avantage palpable: prestige, séduction, ou arme dans un univers de compétition acharnée.
La prise en compte exclusive de U, suppose, comme tout investissement, une foi dans le potentiel financier d'un artiste ou d'une oeuvre. Si on consacre tant d'efforts à la compréhension d'une oeuvre qui nous paraît ésotérique, c'est qu'on a des raisons de penser qu'elle en vaut la peine. Elle peut nous impressionner confusément comme Le Grand Verre de Duchamp, et laisser pressentir des richesses cachées, comme Guernica de Picasso ou un dripping de Pollock, ou tout simplement satisfaire aux critères de complexité et de novation auxquels font appel les notices des catalogues et les guides des musées.
M. L'échelle de moralité : moral - amoral - immoral Le facteur M, sature les notions suivantes : éthique, bien social, désinteressement, bonté, solidarité, intégrité etc; pour M +, cruauté, sadisme, méchanceté, égoïsme, cupidité, rapacité, etc. pour M -, mais quel que soient les termes qui lui sont associés, il met invariablement en jeu une "décentration spatiale", c'est-à-dire une pris en compte de l’autre. Appliqué à une oeuvre d'art, son emploi peut paraître incongru. Nous sommes en effet accoutumés de dire qu'une action est morale ou immorale, et par extension qu'un homme qui accomplit des actions morales est un homme de haute moralité, qu'un chef d'état responsable de génocides est un individu hautement immoral : on le traitera de criminel voire de monstre. Mais peut-on dire aujourd’hui, comme autrefois, qu'une statue est immorale et un tableau moral? En fait ce n'est pas ainsi que s'applique le jugement M. Ceux qui l'emploient estiment que l'oeuvre a une influence positive - ou négative - sur les comportements, les hommes et les actions. On dit qu'un film est immoral lorsqu'il exalte le racisme et l'antisémitisme, qu'un tableau comme Guernica a une valeur morale parce qu'il est un plaidoyer contre les horreurs de la guerre. Bien entendu - et cela vaut pour chacun des critères - l'échelle de moralité peut être absente. C'est le cas de ceux qui pensent qu'on ne fait pas de la bonne peinture avec les bons sentiments, ou qui constatent qu'une nature morte ne prétend pas influer sur notre sens moral. (Encore que les memento mori aient précisément cette fonction).
M est positif, lorsque l'objet présente une utilité pour un nombre plus ou moins important de gens. Les partisans de Beuys l'admirent parce qu'il incite à la lutte des classes. Umberto Eco dénonce l'aspect "consolatoire" de l'art bourgeois et loue dans l'art post-moderne, la dérision du passé. L’œuvre possède une valeur morale lorsqu'elle fait prendre conscience des réalités révoltantes et des injustices du monde, elle est immorale ou condamnable, (conservatrice, fasciste, passéiste etc.) lorsqu'elle nous détourne par le rêve, la fiction ou l'esthétique, de cette dure prise de conscience. On retrouve ici, l'opposition entre l'art d'évasion et l'art d'élévation relevée par le sémanticien Hayakawa. L'art d'évasion , nous éloigne de la réalité alors que l'art d'élévation, celui de Shakespeare, de Goya ou de Mozart, nous parle du réel et nous permet de construire des stratégies symboliques, de modifier notre comportement pour nous améliorer.
Ceux qui taxent de récupération ou de détournement, la bourgeoisie branchée, lui reprochent d’escamoter le message sociopolitique ou spirituel en le mesurant à l’aune hédonique, utilitaire ou esthétique. Les cardinaux romains de la Renaissance se délectaient en lorgnant les fesses rebondies des putti qui batifolent dans le ciel des églises romaines. Les plus cupides des spéculateurs payent à prix d'or les brûlots gauchistes de Beuys parce qu'ils pensent en tirer un profit substantiel.
Le but proclamé de la plupart des vidéastes d'avant-garde, est la dénonciation des travers, voire des crimes de la société bourgeoise (colonialisme, inégalités criantes, désastres écologiques, tortures perpétrés par l'impérialisme de Bush et des nantis occidentaux.
Il arrive souvent que la justification morale (ou sociale) soit le seul critère invoqué par le créateur. L'oeuvre n’est qu’un moyen de lutter pour le bien, contre les forces du mal. Le problème, dont ne paraissent pas s’apercevoir les partisans de l'art "engagé" (à gauche comme il se doit), est que leur position n'est pas essentiellement différente de celle de leurs pires adversaires : le fanatisme religieux et fasciste. Pour le chrétien intégriste, le but unique d'une piéta ou d'une crucifixion est de favoriser la méditation religieuse. Le Pape Marcel était hostile à toute musique savante car elle était censée distraire les fidèles, alors que Luther la favorisait pour des raisons inverses : elle rapprochait de Dieu. Un tableau était approuvé par Hitler comme par Staline, dans la mesure où il favorisait leur idéologie, c'est à dire, ce qui pour eux, était le "bien" public. Les tableaux licencieux étaient excommuniés par la bourgeoisie étriquée du XIXe siècle, comme par les dictatures, comme hideux, inconvenants, obscènes, contraires à l’éducation du citoyen.
Un certain nombre d'artistes novateurs du début du XXe siècle, comme Kurt Schwitters, se sont élevés contre l'intrusion du critère moral, social ou idéologique dans le jugement de valeur artistique. Pourtant à l'orée du XXIe siècle, la domination de M, héritée de l'activisme anti-bourgeois et communiste du XXe, perdure, ainsi que le montrent les prises de position des artistes et des critiques d'art. Être anti-Bush, écolo, antiraciste, antimilitariste etc. est le ticket d’entrée pour accéder au cercle des artistes convenables. Les artistes situés du "mauvais côté" comme le royaliste Georges Mathieu, ou le fasciste Dali, subissent une "décote".
Il est rare que M soit seul pris en compte par la critique d'art et les conservateurs de musée, il est nécessaire en outre que l'oeuvre ne se borne pas à être politiquement ou moralement correcte elle doit en outre présenter des garanties de qualité, à l’exception des régimes totalitaires modernes, où l'art est au service exclusif de la religion ou de l'idéologie d'état. Néanmoins on aurait tort de penser que l'index, la censure et la bondieuserie Saint-sulpiciennes soient révolus. Ils apparaissent sous d'autres déguisements, et à peine moins tolérants que ceux du passé. On ne peut nier en effet l'existence d'un filtre de sélection impitoyable, écartant les "culturellement incorrects". On peut suspecter que bien des oeuvres-manifestes anti-impérialistes, gauchistes, féministes, écologistes, ou provocatrices, obéissent au souci du créateur et de son juge, de payer son écot à l'idéologie dominante. Cela n'ôte en rien à la valeur d'une œuvre obéissant à cette contrainte plus ou moins intériorisée par l’artiste.
« … Beau comme la rencontre fortuite d’une culture populaire infantilisée et d’une « morale contraire » qui mêle « pornographie, apologie des drogues, discours politiques radicaux, reconnaissance des minorités les moins « intégrables », le travail de McCarthy prend le corps comme point de départ de son exploration métaphysique de tous les tabous de la société américaine et de son hypocrisie ». Stéphane Corréart, in Art Now, Taschen 2005.
Les artistes du siècle dernier étaient presque tous engagés à gauche, ce qui favorisait leur diffusion et fondait leur légitimité dans les milieux intellectuels tout-puissants. Cela ne retranche ni n’ajoute rien à leur qualité. Massacres en Corée ne vaut pas Guernica, et la conviction révolutionnaire de Pignon ne le sauve pas de la médiocrité. Si les immenses fresques de Diego Rivera, ont atteint la notoriété, c'est principalement en raison de leurs immenses qualités décoratives et plastiques. On peut néanmoins se demander quel aurait été leur impact si elles faisaient l'apologie de la dictature? Question irrévérencieuse.
E. L'échelle esthétique Beau - Laid L'échelle esthétique E+ (beau, splendide, magnifique, admirable, superbe, magistral, harmonieux, chef-d'oeuvre, merveille, suprême etc.) E- (laid, affreux, disharmonieux, monstrueux, kitsch, raté, lourd, prétentieux, croûte, navet, etc.) a tellement dominé le cocktail HUMELD, pendant des millénaires, et dans des civilisations aussi différentes que la Chine des Song, la Perse des miniaturistes, le Grèce classique ou la Renaissance Italienne, qu'on l'a adoptée comme l’unique critère de valeur d'une oeuvre et de son créateur. « Beau » devient ainsi synonyme d'artistique.
L’origine en est vraisemblablement la sensation diffuse d’émerveillement de l’homme devant l’harmonie et la richesse visuelle des formes et des couleurs de la nature. La contemplation d’un ciel étoilé, d’une rose, d’un corps parfait d’athlète, d’un paysage éclatant de la méditerranée ou noyé de brume, ont inspiré les peintres et les sculpteurs et les ont incité à rivaliser avec leur modèle. Le public réclamait également des objets qui lui rappellent le sentiment indicible éprouvé devant un panorama sublime ou un corps dans sa plénitude. En Asie, comme en Occident, les allusions à la nature sont constantes chaque fois qu’il est fait appel à la notion de beauté. Il suffit de comparer les impressions éprouvées respectivement par un paysage tropical au soleil couchant et d’un tas d’excréments, pour ressentir la différence entre E+ et E-. La centration sur "le beau" a atteint dans la plupart de ces jugements, l'intransigeance et le fanatisme d'un véritable culte, qui quelquefois déclare son nom. C'est la raison pour laquelle d'innombrables ouvrages et manifestes ont été consacrés à sa définition.
Les axiomes proclamés, ou "canons de beauté" se muent souvent en postulats, lorsqu'ils ne souffrent pas la contradiction ni le doute. La plupart du temps, ils sont introjectés lors de l'acculturation et l'apprentissage, et deviennent alors des "évidences ressenties". Omniprésent de tous temps, encore aujourd'hui, le critère esthétique domine à ce point le grand public, que pour s’en démarquer, les artistes recherchent délibérément la laideur. L'Arte Povera dénonce le penchant vers le décoratif et l'opulence de l'aristocratie d'antan et des béotiens d'aujourd'hui. L'Opéra Garnier de Paris est le symbole de l'adéquation du beau au riche, au surchargé, au léché, à l'imitation d'ancien, au détriment de la pureté stylistique et de la novation. L'ascétisme du minimalisme, l'aspect rebutant des matériaux utilisés par Schwitters, puis par Fluxus, enfin par les artistes autrichiens et californiens, entend dissocier la valeur esthétique d'une pièce, du joli et du décoratif. Le coucher de soleil sur les tropiques avec palmier est devenu le symbole du pompiérisme alors que les déjections quotidiennes de Manzoni figurent au Parnasse de l’Art contemporain. Renversement de l’attribution des pôles esthétiques, le beau d’hier devenant le hideux d’aujourd’hui, ou tout simplement inversion de ces pôles dans le jugement d’une œuvre, le beau étant dévalorisé parce que beau ?
Les tendances post modernes adoptent une position opposée à l’évacuation du kitsch et de la vulgarité de la Mass Kultur, propres à l’art moderne. Elles réintroduisent « l’art du bonheur », comme appelle Abraham Moles le mauvais goût, par la dérision et le détournement. La confusion entre le beau et le joli, l'adoption niaise de canons du passé qui caractérise l'académisme, ont été fustigés par Dada et par la distanciation Brechtienne. Mais Jeff Koontz va encore plus loin en poussant jusqu'au bout les conséquences de l’atroce mauvais goût des classes moyennes américaines. Il n'agit pas différemment que Boileau, lorsqu'il parodiait les travers de son époque, en donnant une emphase épique et démesurée à des sujets minuscules. Koontz, traite comme du Grand Art conventionnel de minables objets de bazar. Lichtenstein et Warhol de leur côté, sans aller jusqu'à étaler sur les cimaises des objets affreux ou kitsch, se contentaient d'exposer avec le plus grand sérieux, des produits de grandes consommation, censés par conséquent ne pas satisfaire les canons esthétiques traditionnels.
Le problème dans ce détournement et cette dérision qui remontent à Dada et qui envahissent le post-moderne, est qu'ils prêtent à confusion. Des spécialistes du kitsch comme Abraham Moles et Gilles Dorflès, ont suggéré que sa parodie, non seulement n'en dédouane pas l'artiste, mais qu'elle ajoute le kitsch au kitsch, la perversion au ridicule.
Ceux qui s'extasient sur telle monumentale hideur de Jeff Koontz ou de Takashi Murakami, croient se moquer de la "populace" qui achète les humbles ou prétentieux objets, détournés par les artistes post-modernes. Ils se proclament ainsi membres d'une élite, dont le goût se manifeste d'une manière négative, par un mimétisme à l'envers. Mais si cette attitude était du kitsch au carré? interroge Dorflès. Il rejoint ainsi les remarques d'Umberto Eco à propos du post-moderne.
Les gens non initiés peuvent fort bien percevoir au premier degré l'objet parodié, le prendre au sérieux, et admirer de bonne foi, ce qui est considéré par l'artiste et le connaisseur, comme un canular. Bien des spectateurs admirent la fugue dans le style de Haendel de L'ascension et la chute de la ville de Mahagonny de Bertolt Brecht et de Kurt Weil. Dans l'esprit de Brecht, cette fugue majestueuse, qui accompagne une péripétie ridicule, était l'équivalent du Lutrin de Boileau, ou si l'on veut, d'un nounours en peluche de Jeff Koontz, enflés à la dimension d'un monument muséal. Mais il se heurta violemment à Kurt Weil, qui prenait au sérieux les canons académiques censés être parodiés. Le compositeur tombait ainsi dans le piège de l’esthétisme dénoncé par Brecht, et les spectateurs au lieu de se moquer de la "grande musique", se disaient plus ou moins ouvertement "ça c'est du grand art", ou encore "une fugue classique, c'est quand même formidable!". Cette ambiguïté détruit toute la portée révolutionnaire d'un Beuys, dont l'oeuvre, loin de promouvoir le message iconoclaste de l'extrême gauche, apparaît comme objet esthétique, ou pis encore, comme pièce de collection susceptible d'atteindre des prix élevés.
Une autre faiblesse de la contestation de l'esthétisme par la dérision ou le détournement, est qu'elle est purement négative. Lorsque Paul McCarthy et Mike Kelly, représentent des gens en train de déféquer, ils promeuvent l'obscène au rang de sujet privilégié de la pièce pour connaisseurs, la catégorie d'obscénité participant à la fois de E - et de M -mais ils ne font que promulguer des canons à l'envers. Par une double rotation de 180 degrés, ils rejoignent les partisans les plus inconditionnels du beau. On pourrait dire des oeuvres obscènes de McCarthy, qu’elles sont l'hommage que la laideur rend à la beauté.
Il devient donc nécessaire, à ce stade de notre réflexion, de nous interroger sur les axiomes qui conditionnent nos jugements esthétiques. Les Demoiselles d'Avignon comme les monstruosités des frères Chapman, participent de ce questionnement. Qu'est-ce que le beau, qu'est-ce que le laid? On pourrait d'ailleurs, par une régression temporelle, poser cette question à propos des sculptures des Cyclades et des peintures noires de Goya.
LES CANONS ESTHÉTIQUES
Comme le jugement d'utilité et le jugement moral, le jugement esthétique résulte d'un double processus de décentration et de pondération de l'échelle algédonique tout en s’en démarquant par certains traits spécifiques.
L'échelle U, est systémique. Elle mesure la contribution de l'agent soumis à jugement par rapport à un organisme, ou une organisation finalisés. U est positif, lorsque l'agent renforce les chances de survie, de développement du système et sert ses finalités. Il est nuisible lorsqu'au contraire il l'affaiblit. L'agent peut être un individu, un processus, un objet. Dans le jugement porté sur l'art, c'est respectivement l'artiste, la performance (art in progress), la sculpture, le tableau et le monument. Une des manières de dire qu'un objet d'art est utile, est de déclarer qu'il est fonctionnel. Le design, l'artisanat, visent à l'adéquation entre l'utilité et la beauté. Pour les tentants du fonctionnalisme l'objet est nécessairement beau, lorsqu'il accomplit parfaitement la fonction qui lui est assignée : protéger, voler, transporter, fabriquer, ou décorer. Le Concorde, le corps humain, une architecture minimaliste sont beaux parce qu'ils sont parfaitement adaptés à leur fonction, sans fioriture, ni redondances décoratives. La notion d'intégration, est ici primordiale, comme celle d'économie de moyens. Il faut tenir à l'esprit que le but visé dépend essentiellement de la nature du système. Au niveau le plus primaire, il s'agit de maximiser le plaisir de l'organisme. La décentration temporelle se manifeste par le fait qu'on accepte de sacrifier un plaisir momentané pour assurer un plaisir futur. Cela nécessite un compromis faisant intervenir une échelle temporelle et un indice de pondération. On investit à long terme ou à court terme, le sacrifice (ou l'investissement) consentis sont plus ou moins importants. Dans le cas de l'oeuvre d'art, ces notions sont essentielles. Si le but à atteindre est d'ordre financier, on peut soit attendre une valorisation rapide de l'oeuvre achetée, soit au contraire se résigner à patienter des décennies pour qu'elle "prenne sa place". Dans le cas d'un but culturel, on attend de l'oeuvre, qu'elle satisfasse notre plaisir de connaître dans un délai par trop long, et sans trop de douleur. La plupart des amateurs abandonnent le processus d'apprentissage que requiert l'oeuvre nouvelle, parce que l'investissement en temps et en plaisir est trop important et/ou, que la récompense de ces efforts ardus, est lointaine.
L'échelle M, présente des caractéristiques analogues de décentration et de pondération. On se prive d'une partie de notre bien (plaisir, temps, argent, pouvoir) au profit d'autres qui en sont démunis. Mais qui sont les autres? La famille, les amis, la ville, le clan, ou le monde tout entier? Et de combien de biens devons nous sacrifier pour que d'autres puissent améliorer leur condition? A une extrémité du spectre, l'égoïste entend ne rien donner, bien au contraire, il accepte de sacrifier dix millions de chinois, pour une heure de plaisir. A l'autre extrémité, Jésus Christ donne l'exemple du sacrifice total pour le bien de l'humanité toute entière. Pour ceux qui privilégient l'échelle morale, l'artiste, la performance, l'oeuvre, doivent contribuer au bien d'autrui : de la nation, de la race, du clan, du parti, pour les conservateurs et les idéologues, de l'humanité toute entière sans distinction, pour les écologistes et les socialistes. La notion d'altérité, de respect des différences, de discrimination positive, sont des termes reflétant la notion de décentration et de pondération entre moi et les autres.
Si nous avons tenu à revenir sur des échelles précédemment définies, au risque d'une certaine redondance, c'est qu'on ne peut se contenter d'une approche purement linéaire du processus d'évaluation. La spirale est plus adaptée à l'élucidation, car au fur et à mesure que l'on poursuit notre quête, les nouvelles découvertes, viennent enrichir les anciennes et les resituer.
L'échelle esthétique répartit les objets en fonction d'un sentiment diffus qui combine décentration et pondération. Il part de l'échelle algédonique, comme les précédents, mais ne se confond pas à une simple évaluation du plaisir dispensé. Un objet est considéré comme beau, indépendamment de la jouissance qu'il nous procure ici et maintenant. Nous pouvons en même temps apprécier les figures noires de Goya et ne pas vouloir vivre avec.
Cette distinction entre échelle algédonique et plaisir est particulièrement marquée dans l'art du XXIe siècle et elle atteint son point extrême avec l’actionnisme viennois où la douleur se double d’une prise de risque pour la santé, voire pour la vie des artistes et des spectateurs. Ceux-là mêmes qui trouvent esthétiques les monstruosités de certaines oeuvres de ces artistes, auraient du mal à les supporter au delà d'un bref passage dans une salle d'exposition. Mais c'est une caractéristique de toute contemplation d'un objet d'art. Un tableau que nous jugeons admirable à un instant donné, c'est à dire qui nous procure un plaisir particulier que l'on appelle esthétique, peut à la longue nous devenir indifférent, voire lassant. C'est le cas de La Joconde pour les dadaïstes, qui, exaspérés l'affublent de moustaches ou la transforment en Mao Zedong. Inversement, une oeuvre qui à première vue nous déplait souverainement, voire qui nous répugne, peut à la longue nous procurer un vif plaisir, qui va en grandissant.
Lorsqu'en paraphrasant Picasso, l'on admet que si les femmes de Domergue sont belles et les Demoiselles d’Avignon sont monstrueuses, les tableaux de celui-ci sont monstrueux alors que ceux de celui-là sont admirables, on marque bien la différence entre le jugement hédonique et le jugement esthétique. Alors que l’effet produit par le tableau de Domergue est subordonné à l'ici et maintenant, celui de Picasso est beaucoup plus stable et fait intervenir une décentration temporelle et spatiale. Il transcende le point de vue immédiat et subjectif.
L’étude approfondie des faux, éclaire ce propos. Les experts hollandais dans leur ensemble sont tombés dans le piège de Meegeren qui avait voulu prouver leur nullité dissimulée sous un vernis d’érudition. La corporation des critiques d’art s’est d’autant plus couverte de ridicule, que des marginaux de talent avaient dévoilé la supercherie. En étudiant les plus célèbres Meegeren, comparés par le conservateur du Musée Boymans à La Lettre Volée de Vermeer, on comprend d’où vient l’erreur. Du point de vue de l’imagerie et de la facture, les personnages de Meegeren étaient semblables à ceux de Vermeer. Mais la structure était défectueuse, c’étaient de mauvais tableaux. A titre d’exemple, les personnages masculins dépouillés de leurs vêtements souffraient d’anorexie, les proportions du nez, des lèvres, l’expression du visage, étaient grossières et banales. Les experts ont négligé le facteur esthétique pour ne prendre en compte que des critères analytiques et historiques abstraits. Ils se sont demandés si le tableau était vrai et non si le tableau était beau.
Tout ceci ne nous éclaire pas sur ce que nous avons nommé le plaisir esthétique, immédiat ou décentré. Qu'est-ce qui fait que nous trouvons, beau ou hideux un objet?
Il faut à ce stade de notre analyse séparer la notion esthétique, en tant que ressenti, de celle que nous aborderons plus bas de "logique". Molière disait d'un de ses adversaires, qu'on mourait d'envie de trouver ses pièces belles. Ce que nous entendons par jugement esthétique est donc affaire de sensation diffuse, de ressenti d'une justesse de proportions, d'une harmonie dans les formes, les couleurs, et les sons. C'est un jugement holistique, qui a valeur d'évidence, comme le plaisir, la douleur et la jouissance, et qu'il ne faut pas confondre avec le discours sur le plaisir, l'analyse de la douleur, ni l'explication de la jouissance.
Une constatation triviale à propos du jugement esthétique, est qu'il ne s'applique pas en particulier à l'art, bien au contraire. Pour la plupart d'entre nous, on l’a vu, aucun tableau ne peut rivaliser avec la vision d'un cerisier en fleurs, aucune sculpture, avec la beauté du corps humain, aucune architecture ne peut se comparer à la grandiose ordonnance de la création. Répétons-le, une des plus puissantes motivations des peintres chinois de l'époque Song, comme des sculpteurs grecs et italiens, était de rivaliser avec la nature et de faire revivre le sentiment aigu d'admiration devant tel site célèbre, ou tel corps athlétique, comme celui du jeune tailleur de pierre qui inspira le David et longtemps considéré par les experts comme un faux, processus inverse à celui du jugement sur les faux Vermeer, admis par les officiels.
Une autre constatation non moins banale, est que si la beauté a force d'évidence, cette évidence est étroitement dépendante de la culture, du temps et du lieu. Les fesses molles, et les grosses mamelles des beautés de la Galerie des Médicis, au Louvre, rebutent la plupart des jeunes occidentaux.
Une interrogation se pose à ce propos : comment peut-on trouver belle une de ces géantes monstrueuses de Picasso, ou un de ces environnement cauchemardesques dont Ed Kienholz a le secret? Gilson nous a fourni une réponse en distinguant la peinture de l'imagerie, Picasso de Domergue.
L'imagerie
Toute peinture, à l'exception des tableaux abstraits qui ne représentent qu'eux mêmes, renvoie à un élément de la réalité. C'est une image dont l'objet est réel, concret, ou imaginaire, intellectuel, mais toujours en amont de la peinture. La chaise en paille de Van Gogh, le pape ricanant de Bacon, les morphologies de Matta et de Tanguy, l'assertion de Ben " ceci est une oeuvre d'art ", sont du domaine du contenu, du message, de la représentation d'un objet extérieur, exactement comme les caractères d'imprimerie représentent un roman, un poème ou un slogan publicitaire.
La Peinture
Mais ce contenu est matérialisé par un contenant, c'est à dire une forme inscrite dans un support, comme n'importe quelle information. Lorsque nous lisons le journal, ce qui compte, c’est le contenu, la forme des caractères, la qualité du papier, n'ont qu'une incidence mineure. La relation entre le contenu, la sémantique du message, et le contenant, dépend de l'apprentissage et de l'attitude du lecteur. Un cas limite est la transparence, où le contenant disparaît livrant passage au contenu. Le lecteur passionné dévorant le Da Vinci Code se voit soudainement au Louvre et vit les affres du conservateur menacé par le meurtrier albinos. Il se soucie peu de la typographie. Mais il existe une version prétendument de luxe du best seller, surchargée d'ornements kitsch, et d'images vivement colorées des lieux cités. Ces images n'ont aucune prétention artistique, elles aident l'imagination du lecteur, complétant la description littéraire. Dans les "installations" du Musée Grévin ou d'une chaise de Kosuth, ce qui importe est la ressemblance à Napoléon, ou la traduction du concept « chaise » à l’état pur. Dans les deux cas on oublie, et pour cause, l'artiste et la manière qui ont produit le gardien de cire qui somnole à la porte du musée, et la qualité de la photo de la chaise de Kosuth, sa dimension, sa texture, la typographie de l’article « chaise » emprunté à l’encyclopédie. Dans la chaise de Van Gogh, au contraire, ce qui importe n’est pas le sujet mais l’agencement des couleurs, des textures, des formes, c'est-à-dire le contenant. La peinture l’emporte sur l’imagerie qui n’est qu’un prétexte.
La peinture abstraite ou une calligraphie chinoise (pour qui ne sait pas lire le chinois, évidemment) sont du contenant pur, à l’inverse du document ou de l’objet conceptuel. Nous ne pouvons percevoir de contenu, parce qu'il n'y en a pas, comme dans un tableau blanc de Ryman, ou encore parce que nous sommes incapables de le décoder. Il ne faut pas confondre, bien entendu ces deux cas de figure. André Malraux s'exclamant à propos de Georges Mathieu "enfin un calligraphe occidental!" tombe dans ce piège. L'abstraction lyrique de Mathieu produit des formes pseudo calligraphiques par leur vitesse, l'énergie que dégage leur trait, esthétique qui caractérise également l’action painting de Pollock. Mais ces tableaux n'ont pas de contenu. Ils n'expriment rien d'autre qu'eux-mêmes alors que la plus audacieuse des calligraphies chinoise exprime toujours un contenu.
La relation fond-formeEntre des deux extrêmes : contenu à contenant indifférent, (image) et contenant sans contenu (peinture, sculpture, abstraites), on trouve toutes les nuances intermédiaires. La plupart des oeuvres penchent aujourd'hui soit du côté contenu (message politique, idée, concept) soit du côté contenant (formalisme, minimalisme). Lorsque nous admirons un objet d'art, il faut nous demander si notre approbation va au contenant ou au contenu. Lorsque j'étais jeune je me postais souvent, le dimanche, au centre de la grande galerie du Louvre, là ou était accroché un tableau de modestes dimensions et assez terne de couleur. Quelques touristes déambulaient paresseusement dans la galerie, s'approchaient des tableaux pour lire les étiquettes, puis émettaient des jugements définitifs. Je me souviens d'un jeune Texan qui s'écria "Ce qu'elle est moche! Quelle déception ! Je préfère mon poster de Mae West". Il n'avait pas tort. Le teint de la femme était cireux, elle n'avait pas de cils, son regard était opaque. C'était Mona Lisa. Notre Texan était incapable de juger la peinture. Elle disparaissait, comme transparente sous l'image. Et cette dernière choquait le sens esthétique du jeune homme, conditionné par la BD, les films glamour et les magazines du show biz.
Aujourd'hui, n'importe quel visiteur de musée peut faire l'expérience inverse. Voici un groupe de connaisseurs s'extasiant devant des gros nounours aux couleurs criardes en train de pisser, (Pump Pee Doo, Richard Jackson, 2004/2005) ou une photo montrant un père et un fils copulant mécaniquement avec un arbre (The Garden, McCarthy 1991/1992). Pour eux, le sentiment de laideur du contenant cède à la force de la structure, l'ordonnance, l'originalité, en un mot, ce que nous avons nommé la qualité artistique. Dans la plupart des oeuvres du XXIe siècle, les contenants ont souvent une valeur esthétique radicalement opposée à celle des contenus, et cette contradiction fait partie du jeu créateur du post-modernisme. On en trouve les prémices dans les tableaux de l'avant garde du XIXe siècle. Que l'on compare la richesse des draperies et des costumes, la somptuosité du décor et le raffinement des objets, représentés dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein, avec la misérable chaise en paille de Van Gogh. La pauvreté du lieu, fait ressentir la maîtrise du peintre, et nous serions choqués de le voir prendre pour modèle un précieux fauteuil régence! L'esthétique de la laideur que l'on trouve à partir de Dada, chez les peintres allemands de l'après guerre, prolongée par le misérabilisme de Giacometti, de Gruber et de Bernard Buffet, puis dans Fluxus, et portée à son paroxysme avec Paul McCarthy, signe le divorce entre l'image et l'art. Ce schisme a pénétré toute la culture d'avant-garde, et on la rencontre à un degré inouï de violence dans certaines mises en scène d'opéra ou se joue la contradiction provocante entre la musique suave de Mozart, et la vue d'un bourreau sadique en train de taillader les seins d'une prostituée dans un bordel. (Nous faisons allusion à L'Enlèvement au Serail dont la mise en scène entraîna à la suite du scandale, l'interruption des représentations au Stadt Oper de Berlin).
L'INTERACTION ENTRE ESTHETIQUE DU CONTENANT ET ESTHETIQUE DU CONTENU
Pierre Boulez me raconta, que lors d’un séjour à Osaka, il admirait tous les matins une merveilleuse calligraphie qui ornait le bâtiment d'en face de sa chambre d’hôtel. S'étant renseigné, il apprit qu'il était écrit "laverie municipale d'Osaka" ou quelque chose d'approchant. L’impression de beauté s'en trouva cruellement affectée. Il existe donc une contamination des jugements relatifs au fond et à la forme.
Dans toute oeuvre d'art, les jugements esthétiques diffèrent selon qu'ils s'adressent au contenu (l'intrigue, les évocations poétiques, le sujet et le paysage) ou au contenant (le style, la forme, l'écriture, la maîtrise, la structure, l'harmonie). Lorsque l'émotion d'ordre dramatique ou sentimentale suscitée par le contenu n'est pas compensée par une émotion esthétique équivalente de la forme, la qualité de l'oeuvre s'en ressent. Elle penche alors vers le sentimentalisme, le grand guignol (farce ou gore), le mauvais goût, ou l'art idéologique. En revanche l'oeuvre d'art peut se passer de contenu extérieur à elle-même, et tirer ses qualités de sa composition et de sa matière. Elle se suffit alors à elle-même. Evidemment, comme le disait l’infortuné Pritchard, un chef d'oeuvre stylistique, ne peut que gagner à véhiculer un message d'une qualité équivalente. C'est le cas de la plupart des chefs-d'oeuvre universels de l'art. Les canons esthétiques s'appliquent aussi bien au contenu (intrigue, image, modèle) qu'au contenant (style, formes et couleurs, structure ou support). La règle des trois unités, le nombre d'or, les rapports harmoniques, la symétrie, ou l'asymétrie compensée, sont des exemples de canons esthétiques.
L. L'échelle logique. Vrai - faux. Il s'agit essentiellement d'un jugement sur la cohérence d'une assertion : tableau, poème, proposition, roman. La cohérence peut être externe ou interne.
Dans le premier cas, on compare l'oeuvre à son modèle: paysage, personne, événement ou toute information puisée dans la réalité. On dit qu'elle est vraie lorsqu'elle est fidèle au modèle. Le trompe l'oeil, l'art réaliste, le portrait expressif, sont jugés d'après ce critère de vérité. La ressemblance est un exemple d'appréciation positive. L'art dit d'évasion, la décoration, le kitsch, sont considérés négativement car ils ne reflètent pas la réalité sociologique ou psychologique.
Dans le second cas, on compare l'oeuvre à un modèle introjecté, canon esthétique ou niveau souhaité d'intégration ou de complexité. On dira ainsi d'une oeuvre abstraite, que ses rapports sont faux, qu'elle n'est pas authentique, que sa forme est lâche, désordonnée ou inharmonieuse.
Le jugement logique L est analytique contrairement au jugement esthétique E qui est holistique. E et H, sont ressentis, ici et maintenant. Il sont intuitifs. L n'apparaît que lorsque l'on essaie de savoir pourquoi on aime ou on déteste telle oeuvre. L'activité herméneutique donne alors naissance à des analyses formelles facilement communicables. C'est ce qui explique que toute pédagogie de l'art fait appel en priorité à l'analyse et au raisonnement.
Les deux échelles, E et L, ne s'opposent dans l'instant mais se complètent sur un mode diachronique. On ne peut en même temps tracer dans un tableau de Raphaël les lignes de construction et se laisser absorber par la jouissance esthétique. En revanche, l'étude de la géométrie cachée du tableau, est absorbée par notre psychisme et accroît notre impression esthétique, en lui conférant une plus grande acuité et une stabilité accrue. Le jugement esthétique précède le jugement logique à condition que le récepteur ait l'oeil exercé. Certains grands médecins ont "l'oeil clinique" : ils établissent un diagnostic souvent plus perspicace que toutes les analyses numériques les plus raffinées. Mais encore faut-il ajouter que ce don apparemment spontané s'appuie sur une solide expérience et une compétence durement acquises... par voie analytique!
Un exemple personnel permettra de rendre compte de l'antinomie E - L. J'avais acquis un "contraste de formes" de Leger, de la meilleure époque : 1913. Cette oeuvre provenait de la Galerie Louise Leiris, achetée par Kahnweiler lui-même, documentée dans la rétrospective du Guggenheim comme une des plus significatives de la période, exposée chez Berggruen ou elle avait fait l'affiche et la couverture du catalogue. J'avais acheté ce tableau sur la base d'une étude historique et stylistique qui m'avait persuadé de son importance, son pedigree garantissant de surcroît son authenticité. Un conservateur de musée, m'affirma même que l'oeuvre "tournait", preuve de son accomplissement. Cependant Marina Fedier, ma soeur, me convainquit de vendre la gouache. Elle la trouvait faible, sans pouvoir expliquer pourquoi. Sothéby's contacté, nous apprit qu'il s'agissait d'un faux, faisant partie d'un lot acheté par Kahnweiler! Les experts les plus renommés n'avaient pas ressenti la "faiblesse" du simulacre. Par la suite je m'aperçus que les couleurs, trop pastel, ne faisaient pas partie du "langage" de Leger. Les formes tubulaires et vigoureuses contredisaient la mollesse des teintes. Comme les acheteurs institutionnels des faux Vermeer, je fus influencé par des érudits raisonnant fort bien, mais dépourvus d’intuition esthétique.
En contre-exemple je citerai une vidéocassette sur Guernica dont je suis l’auteur, rassemblant les travaux les plus significatifs et analysant en détail les éléments essentiels de la forme (diagonales, nombre d'or, tryptique etc) et du fond (tauromachie, crucifixion, panique etc). Marina n'avait pas besoin de ces explications. D'emblée elle avait ressenti le sens de l'oeuvre et son harmonie profonde. L'impact éprouvé était tel qu'aucune analyse ne pouvait l'enrichir. Mais Marina était incapable de transmettre son admiration autrement que par des appréciations floues : c’est magnifique, c’est très fort, c’est bouleversant etc. En revanche l'analyse logique de la structure et de la genèse de Guernica, permit aux non-initiés de fixer leur attention pendant plus de deux heures sur le tableau et leur ouvrit les portes de l'initiation. Elle dissipa bien des lieux communs : non, un enfant n'aurait pu peindre cela, non ce n'est pas de la fumisterie, non ce n'est pas désordonné... Ces jugements font sourire les connaisseurs et les personnes cultivées, mais ils étaient très répandus voici quelques décennies dans la population. L'analyse permit de les évacuer et de dégager l'extraordinaire complexité du chef d'oeuvre. Les néophytes purent commencer à découvrir et à aimer sans être victimes d’une autosuggestion.
Certaines oeuvres à haute complexité, comme La Grande Jatte de Seurat, Cremaster de Matthew Barney ou Le Départ de Max Beckmann, ne peuvent que bénéficier d'une analyse qui en dégage les lignes essentielles et la logique interne. Paul Klee accordait la plus grande importance à l'explicitation de l'acte créateur, ainsi que le montrent ses admirables volumes de sa confession créatrice. Il appelait cela « brouter le tableau » ou « retrouver la genèse de l’œuvre » par opposition à « prendre son plaisir et décamper ». L’artiste reconnaissant, ajoutait-il, sèmera dans le tableau des indices révélateurs. Le rassemblement de ces indices permettent de découvrir la géométrie cachée de l’œuvre, ce que les chinois appelaient les « veines de dragon » et qui n’est que la manifestation d’une logique interne rigoureuse. (cf. Un article de Bruno Lussato sur rythmes des arbres, Musée de Genève).
L’ART ET LA VÉRITÉ
Nous avons jusqu'ici appliqué le jugement logique au contenant. Il équivaut à l’évaluation de la cohérence formelle. Ainsi dit-on que des proportions sont vraies (ou justes) comme on dit d’une assertion philosophique ou d’un théorème mathématique qu’ils sont vrais.
Appliqué au fond : sujet en peinture, intrigue dans un roman, scénario d'un film, le jugement logique jauge le degré de ressemblance au modèle, défini comme le réel. Il s’agit alors d’une cohérence externe entre image et objet, le peintre et son modèle.
Si dans le trompe l'oeil et dans l'hyperréalisme, ce critère est respecté à la lettre, se limitant aux apparences, les connaisseurs avisés recherchent plutôt la vérité cachée, secret d'un personnage, vraisemblance de l'intrigue, justesse d'une vibration ou d'une expression. Chez les artistes, nombreux, qui se servent de l'oeuvre comme d'une arme de combat (Diego Rivera, Joseph Beuys, artistes nazis ou staliniens), la notion de vérité dépend de la conformité à l'idéologie. Le tableau est réaliste, lorsqu'il exprime la révolte des masses, la nécessité de la révolution, la voix du sang, ou celle du prolétariat. Réciproquement, toute oeuvre neutre ou contredisant l'idéologie, même, et surtout, si elle présente des qualités esthétiques, sera jugée fausse, irréaliste, complaisante, mensongère, et instrumentalisée par les adversaires qualifiés d'impérialistes ou de fascistes. On n'est pas si loin de l'inquisition, pour laquelle la Bible détenait la Vérité absolue. Galilée contredisant le témoignage biblique du soleil arrêté par Dieu dans sa course lors de la Bataille de Jericho, était dans le faux. Inspiré par le diable, il était voué au supplice et à la mort. Il dut abjurer pour ne pas connaître le sort de Giordano Bruno.
D. La voie du progrès Nous avons précédemment distingué avec Kurt Lewin deux directions antagonistes : la progression, coïncidant avec le développement de l'être humain, de l'enfant à l'adulte, la régression que l'on constate dans les états pathologiques, et en particulier dans le retour à des comportements enfantins. Progression et régression, traduisent respectivement des processus de complexification ou de désagrégation. Ce sont des notions applicables à des sociétés, à des civilisations, à des cultures, à telle enseigne qu'on établit des équivalences entre elles. Les expressions " civilisé, cultivé, en voie de développement, évolué, vs. "Incivil, inculte, barbare, sous-développé" traduisent des états de développement. "Se civiliser, se cultiver, évoluer, se développer, pays en voie de développement", sont connotés par l'idée de progression, "Tomber dans la barbarie, retomber en enfance" par celle de régression. On retrouve la même opposition dans les stades successifs de développement décrits à partir de Freud.
Le jugement D, évalue une oeuvre d'après son aptitude à faire évoluer le spectateur dans le sens positif de progression, à l'aider dans son développement mental, ou au contraire à l'entraver. On pourrait donc estimer que cette échelle est une composante des échelles précédentes. Lorsque la fréquentation du tableau, de la sculpture, de l'installation, aiguisent notre discernement, on peut estimer que H, U, M, E et L sont positifs et favorisent l'apparition de conduites plus complexes, au sens lewinien du terme. Exemple de H-, un disco à 110 décibels, dépassant les seuils de la douleur, induit une destruction massive de connexions neuronales entraînant une régression. C'est pourquoi la torture est utilisée comme moyen de faire régresser vers l'état indifférencié la victime. L'abus de drogues U-, des conduites égoïstes ou sadiques M-, la complaisance pour l'inharmonieux, E- ,l'évasion, l'illusion, l'utopie, le mensonge L- sont des facteurs de sous-développement D-. Au contraire des conditions de plénitude des sens, des conduites orientées vers l'utilité individuelle et sociale, la recherche d'harmonie, de beauté, et de vérité, favorisent le développement ou sont des indices de D+. Cette covariance est commune dans les jugements portés sur les oeuvres d'art. L'Avant-garde notamment revendique D+ en exaltant les oeuvres à portée sociale, ou encore soucieuses d'équilibre formel, réalistes ou cohérentes, les conservateurs et les traditionalistes mettant l'accent sur l'apprentissage de la qualité, comme moyen de développer l'enfant et le profane.
Si cette hypothèse était exacte, il serait contraire au principe d'économie d'ajouter D aux autres échelles d'évaluation, dont elle ne saurait être qu'une combinaison. Or il se révèle à l'analyse poussée, que D est bien orthogonale aux autres échelles. C'est à dire qu'il est des objets connotés H+,U+,M+,E+,L+ et D-, et réciproquement d'autres connotés H-,U-,M-,E-,L- et D+. Des oeuvres très agréables, enrichissant financièrement l'individu, apportant beaucoup de plaisir aux masses, réalistes, et décoratives, peuvent être néanmoins un facteur de régression. C'est notamment le cas de l'art bourgeois de la fin du XIXe siècle, ou de l'art fasciste, nazi ou soviétique. Les oeuvres des pompiers (Bouguereau, Jérôme) et des néopompiers (publicités pour les cosmétiques ou répliques de la Victoire de Samothrace) qui envahissent les mass media et les catalogues pour possesseurs de cartes de crédit, maximisent les facteurs de plaisir, d'utilité, de distraction et de détente pour les consommateurs incultes. Les BD et les best-sellers dans leur majorité, le cinéma d’action de Hollywood, sont de puissants moyens de régression, à telle enseigne qu’un ouvrage décrivant leur impact sur la planète a pour titre Les Armes de Distraction Massive (distraction laisse apparaître Destruction à demi-effacé. (Matthew Fraser, 2005).
Par réaction les « modernistes » passent de la covariance des échelles à la contravariance, afin de découpler HUMEL de D. Les oeuvres seront connotées positivement, du point de vue du développement, lorsqu'elles seront désagréables à regarder, voire pénibles à ressentir, douloureuses, élitistes, poussant à l'anarchie, désorganisées et incohérentes. Dada, Fluxus, des artistes de tendance HUMEL négative comme Tracy Emin ou Jenny Saville, font partie de ceux qui se disent progressistes (D+). Le terme même d'avant-garde, indique bien leur revendication évolutionniste. Les critiques d'art qui justifient des "travaux", des "propositions" , des « performances » (ils n'osent parler d'oeuvres) pénibles H- (mutilations), nuisibles U- (mettre le feu à un bâtiment, ou à un musée), Immoraux M- (porter atteinte aux convictions religieuses d'autrui, comme promouvoir des condamnés à mort violeurs d’enfants), affreux, E- (l'art scatologique), incohérents L- (accumulation de n’importe quels objets assemblés au hasard) ou irréalistes (présentation fantasmatique et partisane d'événements sociopolitiques) le font au nom du développement. Ils revendiquent le caractère progressif, adulte, positivement formateur des ces pièces. Ils nomment "provocation", la contravariance et la notent D+. Qu’on approuve ou qu’on s’indigne, il nous faut bien convenir que D est une échelle à part entière, en particulier dans le domaine artistique, celui qui nous occupe.
Il est intéressant de noter que bien des artistes modernes, loin de se défendre de leur tendance régressive – au sens lewinien du terme – s’en glorifient. Déjà Jean Dubuffet dans Asphyxiante Culture combattait la tendance humaniste de la culture et exaltait l’art des fous et des enfants. Mais il répondit d’une manière ambiguë à Vivifiante Culture où je lui démontrais sa mauvaise foi, en en convenant, et Petites Ailes, montra qu’on ne peut confondre des ouvrages dépourvus de qualité comme ceux des incultes, avec des œuvres « adultes et matures », celles des artistes professionnels. C’est Mike Kelley qui eut la franchise d’avouer clairement son attirance pour la régression. Il déclarait que le rôle de l’œuvre d’Art est de transgresser et de révéler les dysfonctionnements. Il était attiré par le retour au primitif, à l’enfant, au désorganisé, au morbide, en un mot à la mort. Il ne s’agissait plus de détruire pour rebâtir, ce qui est le but de l’utopie révolutionnaire, mais de détruire pour détruire, y compris l’espoir, de viser la déréliction comme seule réalité.
COVARIANCE et CONTRAVARIANCE Il arrive fréquemment que l'espace d'évaluation se rétrécisse et que les six échelles se réduisent à trois, voire deux seules échelles. Nous avons déjà montré que pour la bourgeoisie conservatrice, seul compte l'utile et l'agréable : U+ et H+. L'idéal est de maximiser les deux pôles positifs (joindre l'utile à l'agréable). Cela ne signifie pas que les mots désignant les autres échelles soient supprimés, bien au contraire ils sont d'autant plus ressassés que leur contenu est vide. Cette langue de bois, prise souvent pour de l'hypocrisie, joue sur les ambiguïtés sémantiques. Pour le conservateur bourgeois, l'oeuvre agréable à regarder et fonctionnelle, est considérée comme belle, morale, et réaliste. Les artistes pompiers entrent dans cette catégorie. Mais on aurait tort de limiter à la bourgeoisie provinciale cette focalisation sur HU, l'immense masse des non-initiés à l'art pense de même sans le dire.
Un bon exemple de covariance est fourni par les contes de fée : le héros et la princesse sont charmants et évoluent dans un cadre idyllique (H+), ils sont utiles à leur peuples et font le bien (U+, M+), ils sont beaux, intelligents, et lucides, il aspirent au bien, à un accomplissement et une transcendance (E+,L+,D+). La sorcière et le "méchant" sont désagréables, nuisibles à la société, méchants, laids, bêtes et barbares. Cette covariance dénote un aplatissement général de l'espace d'évaluation qui entraîne une vision manichéenne du monde, et une perte d'aptitude à saisir la complexité.
C'est pourquoi la tendance inverse, la contravariance, a essayé de faire contrepoids en tombant dans l'excès inverse. Le gentil évolue dans des décors misérables et laids, il parle le langage des banlieues, moins par solidarité que pour justifier l'emploi des gros mots et de l'obscénité, supposés l'apanage des "couches populaires", lui même est laid, mal habillé, mal rasé. Des séries comme Colombo, ou leur équivalent français sont caractéristiques de cette contravariance. Le criminel habite généralement les beaux quartiers, il est raffiné, éduqué, élégant, amateur d'art, riche et prestigieux. Le misérabilisme de l’arte povera, et à sa suite, d’une bonne partie de l'avant-garde, privilégie ainsi une contravariance provocatrice.
L’ironie est qu'il s'agit bien souvent d'un moyen de gagner de la notoriété, du statut, et ... d'immenses fortunes. La pauvreté, la misère, et les injustices sociales sont ainsi récupérées. Picasso le communiste a montré la voie : l'auteur de Guernica fut complice du stalinisme, il chassait les quémandeurs qui rodaient autour de son château, et sa cruauté était proverbiale, ce qui a fait dire à Dali "Picasso est communiste, moi non plus". On pourrait appliquer ce paradoxes à toute l'avant-garde actuelle, qui prenant la défense des pauvres, des opprimés, de la nature et de la spéculation, accumule les richesses, pollue, ne fréquente que la jet-set (elle aussi contravariante pour des effets de mode, ou parce que cela rapporte notoriété et légitimité). Ce phénomène propre à la fin du XXe siècle, s'est étendu à l'orée du XXIe et a pris des proportions effarantes.
L'ART DES EXTRÊMES
Alors que dans la culture humaniste, celles des âges d'or, la recherche de la tempérance, de l'harmonie, de l'équilibre entre les échelles HUMELD était recherchée, on assiste avec l'explosion des idéologies post-gauchistes, religieuses fanatiques, trotskistes, matérialistes et spéculatives, envahissant par la mondialisation à outrance et la prolifération démentes du bombardement médiatique, à la destruction de ces "régions tempérées" nécessaires au développement de l'esprit humain. Les positions se radicalisent au point où elles perdent tout sens et font perdre tout sens à la vie. L'art est un reflet de la vie, il anticipe son développement et agit comme un révélateur en poussant vers les pôles extrêmes l'esprit du temps. Or ce dernier est marqué par une centrifugation des valeurs, la fuite vers les extrêmes. Cela explique que l'art présente une vision de la société qui ajoute l'extrême à l'extrême, exalte les contradictions, contribue à plonger l'individu dans l'écartèlement du sens, à brouiller ses repères, à donner du futur un paysage brouillé et souvent sinistre ou faussement enchanteur. L'interaction entre l'Art et la société, se manifeste par la porosité entre les Mass Media et l'Art. Les Mangas japonaises, les publicités américaines, les postures gauchistes françaises, l'obscénité autrichienne, la pornographie généralisée, ont établi des liens d'interaction réciproque avec le cinéma et l'art d'avant-garde. Que l'on s'imprègne de l'atmosphère des films Akira, Matrix, Fight Club, Cube et autres Alien, et des oeuvres contravariantes issues de Fluxus et de la contre-culture californienne, on en sortira profondément déprimés. En revanche la culture conservatrice américaine, les pubs, des séries comme "les feux de l'amour", des best-sellers comme le Da Vinci Code de Dan Brown donnent une vision édulcorée et kitsch totalement décalée et hypocrite du monde. (Voir ci-dessus, la citation de Art Now à propos de McCarthy). Les deux postures extrêmes se confortent mutuellement et entraînent un clivage dans les jugements artistiques qui devient gouffre, abîme, faille sismique. C'est ce qui explique peut-être l'immense influence de l'art populaire japonais et de l'avant-garde californienne, marqués par l'éphémère et les tremblements de terre, cyclones et déserts de la nature et de l'âme. On a relevé le caractère apocalyptique des mangas, des films de Kurosawa (Rêves) et des navets "gore". Leur succès dénote bien la dérive non moins apocalyptique des idéologies et des valeurs. Dans la mesure où l'art reflète les croyances du temps, il est nécessaire de proposer un modèle succinct de ces dernières.