Le magnat et le mendiant
Une rencontre avec Oil-egg Derryck Pacha
Mon éditeur le comte Stanislas de Kuglov me téléphone ce matin. " Le Pacha a entendu dire beaucoup de bien de vous, et il est impatient de faire votre connaissance, ce qui peut déboucher sur une collaboration profitable pour tous les deux. "
Je suis stupéfait et un peu sceptique. Abasourdi parce que le Pacha est l'homme le plus riche et le plus connu de Russie. Ce n'est un secret pour personne car il a affiché avec orgueil sur l'Internet, ses trois avions privés, des Airbus, je crois, et ses trois navires privés qui lui tiennent lieu de Yacht. Dans le Point on pouvait admirer (?) sa villa, la plus grande, la plus somptueuse, la plus chère de Saint Tropez. On l'a deviné, ce n'est pas exactement le genre de mes clients habituels, très discrets et ligne basse. Mais tout le monde sollicite en vain le grand homme, et le voici en chair et en os dans mon modeste appartement! Oui. Il est là, élégant, très discret dans son costume bleu-noir et sa cravate bleu nuit (l'uniforme de tous mes clients) avec je ne sais quoi de Poutine, yeux bleu acier, corps mince et bien charpenté, de taille moyenne, d'une grande courtoisie légèrement empreinte de méfiance.
Je l'interroge sur les relations Franco-Russes. Elles sont exécrables, dit-il. On s'entend bien avec les allemands, les autrichiens, les canadiens, les italiens, les espagnols... mais les français! Le courant ne passe pas, ils sont arrogants, agressifs, et puis, c'est un pays à faible potentiel, hostile à ce que nous sommes à ce qu nous représentons..
- Mais avez vous l'intention de développer des affaires ou des liens avec notre pays?
- Avec la Colombie, le Mexique, l'Australie, Monaco,... et tous les autres pays civilisés, oui... sauf la France. Je n'ai rien à faire avec la France.
- Mais vous y êtes souvent?
- Oui, j'aime la France.
- Tout de même ! Et qu'aimez-vous dans la France?
- Ma villa de Saint Tropez.
- Et la Tour Eiffel, les Folies Bergères?
Le Pacha a compris. Il sourit sans rancune.
- Etes vous interessé à rencontrer nos officiels pour consolider les liens ?
- Non. Je ne suis qu'un homme d'affaires. Le reste ne m'interresse pas. Je ne touche pas à la politique.
Je m'adresse au comte de Kuglov : - cher ami, je ne vous pas en quoi je puis être de quelque utilité à votre ami.
- Kuglov ne répond pas, visiblement embarrassé.
Je réitère la question à Oileg Derryck Pacha. Il sourit un peu gêné.
A ce point, j'avoue que je ne sais comment conduire notre entretien. Il est venu pour douze minutes, une heure en retard, à 19 heures, pour aller en jet dîner en Allemagne avant de revenir ici pour un meeting. Je ne sais ce que j'ai pu inventer, mais il est parti trois quarts d'heures après. Il paraît que je ne l'ai pas trop choqué. Pourtant j'avais commencé ainsi ma péroraison:
Monsieur Oil-egg Deryck Pacha, tous vous connaissent, mais qui êtes vous vraiment? Je voudrais le deviner. J'ai remarqué que chez des êtres d'un niveau supérieur comme vous, sommeille dans un petit coin de leur psyché, quelque chose qu'on nomme un coeur, ou une âme, une parcelle d'humanité. Ces organes métaphoriques sont étouffés par le poids des intrigues sans lesquelles vous seriez un homme mort. La question est la suivante : vous reste-t-il encore quelque chose de vivant?
Le Pacha sourit toujours mais il est étonné. J'enchaîne en toute sincérité : vous avez besoin d'un petit clan de gens fidèles, sincères, qui ne désirent pas voir en vous un dindon à plumer, qui vous donnent même toutes les garanties sous ce rapport. Il vous suffit d'en connaître quelques uns et de les fréquenter pendant des années sans jamais rien leur demander ni leur vendre. Si ces relations privilégiées survivront au temps, vous aurez acquis le plus grand trésor, que seuls les siciliens, et les peuples d'honneur découvrent spontanément. Faîtes ce que je vous dis, et venez au concert de Gergiev et de Dutilleux. Je vous en ferai connaître. Vous êtes un type formidable. On dit que vous avez profité comme tous vos pairs de circonstances exceptionnelles, (c'est un euphémisme) mais tous ne parviennent pas là où vous êtes sans des qualités remarquables d'esprit d'entreprise, de lucidité et de jugement. Bien VIP respectés qui nous dirigent, auraient intérêt de parler avec vous plutôt qu'avec leur environnement d'énarques, et de PhD de Harvard. Venez au concert. Il y aura quelques gens vivants.
- Je suis pris.
- Venez au concert. Vous connaîtrez des gens dignes et sincères.
- Je vais essayer...
- Vous devez venir! Promettez-le moi.
- Je vous le promets, je viendrai.
C'est sans doute une impulsion spontanée sans suite de sa part. Mais je reste fidèle à mon intuition win-win. Et qu'est-ce-que j'y perds? Le Pacha se demandera quelle idée saugrenue lui a pris de gaspiller son temps précieux et je n'entendrai plus parler de lui. Bon. et après?