Implosion silencieuse
La disparition du cinéma européen sous les assauts de Matrix
Je me souviens d'une conversation avec Gilles W*** le vice-président du leader mondial de la beauté et de l'élégance. J'ai été son conseiller pendant des dizaines d'année et cet homme d'une parfaite élégance, d'une distinction presque professionnelle, amateur raffiné et esprit d'une grande hauteur de vues, m'a tenu de tels propos, qu'ils m'obsèdent encore aujourd'hui et que j'ai du les relater dans un de mes billets. On parlait de la disparition des grands cinéastes européens, les Bergman, les Fellini, les Resnais, les Risi, les Hitchcock. Il essaya de me convaincre que cela était une excellente chose. après tout ces européens étaient des artistes, (entendez des bousilleurs, des amateurs, des gagne-petit) alors que les américains eux, avaient fait preuve d'un professionnalisme admirable, dignes des grandes transnationales comme Coca Cola, Nestlé ou l'Oréal. Aujourd'hui, continua-t-il le cinéma d'auteur est fini, c'est de l'a-peu-près déguisé en inspiration, et la démonstration en est fourni par le chiffre d'affaires et les entrées dans les salles. Nous entrons dans le XXIe siècle, affirma-t-il enthousiaste, le siècle du Marketing scientifique, professionnel, dont le but est l'efficience et l'ultima ratio le retour sur investissement. Les sommes engagées sont colossales et toute erreur est fatale pour l'actionnaire.
Bruno, poursuivit-il, vous qui êtes un homme de système, et qui avez coopéré depuis des décennies avec notre compagnie, vous devriez être le premier à le savoir. Aujourd'hui le scénario et le projet dramatique ou comique (car le mot poétique est désuet), n'appartient plus à un auteur. C'est tout au plus un point de départ. Le scénario est retravaillé, analysé et chaque séquence est proposée à des test-groups dans le monde entier. Des logiciels très sophistiqués pondèrent les notes de chaque séquences afin d'en optimiser le taux d'écoute. On fait également intervenir à ce stade, les réactions politiques, la sensibilité des auditeurs (par exemple on peut sans danger caricaturer Bush, mais non tel leader musulman, le catholicisme doit-être mis sous le boisseau, il se vend mal et a une coloration sectaire, en revanche le féminisme, l'écologie, la lutte contre Matrix, rapportent, d'où le paradoxe apparent qui fait que Matrix finance anti-Matrix). Mais le plus sûr est le vide, où l'adrénaline et les stimuli biologiques intenses remplacent la pensée (reportez-vous par exemple à la publicité de Pioneer). Et puis il y a les produits dérivés, vous y avez pensé, vous, aux produits dérivés? Des poupées, de modèles réduits, des jeux vidéo, des jeans, des disques, des hot-dogs, des voyages organisés, et j'en passe. Tout cela est soigneusement calculé, testé, contrôlé, modélisé, suivi, par les meilleurs cabinets de marketing, d'enquêtes d'opinion, du show business, d'accords avec les salles et les people, et vous n'avez ici que la partie émergée de l'iceberg de la production d'un navet produit réussi. Et vous venez me parler de Fellini, de Tarkowsky (celui-là, on ne le trouve même pas à la FNAC !). Oui, c'est la concurrence qui décide de ce qui est bon et ce qui ne l'est pas. Un de mes amis qui le connaissait bien, me dit en parlant de lui, d'un air condescendant, "c'est un calicot !". Quelle sévérité! A ce compte, dans l'industrie du spectacle il n'y a plus que des calicots!
Redevenons sérieux. Je viens de revoir les DVD de trois films qui sont encore appréciés par des aficionados. Mon oncle et Playtime de Jacques Tati, Juliette des esprits de Fellini.
Le premier film passait pour provocateur et futuriste en son temps, il était en tout cas comique. Aujourd'hui il suinte l'ennui, l'ironie tombe à plat car la vision qu'il se fait de la France traditionnelle et charmante, est sâle et déprimante. C'est un travers bien intellectuel-français de confondre pittoresque et misérabilisme, convivial et sordide. Quant à la description de la maison futuriste, elle est encore plus ratée à force d'être visionnaire. Tati tombe si juste, que ses caricatures se trouvent partout autour de nous. On ne les voit plus. Le masque stupide a pris la place du visage. On peut en dire autant de Playtime, où Tati soutient la vision futuriste d'un voyageur d'affaires, passant de New-York à Tokyo, de Londres à Moscou, de Paris à Mexico, sans changer d'environnement. D'un aérodrome à l'autre, d'une salle de réunion à un cabinet d'avocats internationaux, partout des images miroir d'un même lieu imaginaire, abstrait. Mais aujourd'hui la réalité a dépassé la fiction et les galeries marchandes vous mettent au défi de deviner le continent qui les abrite. Les japonais vont acheter des Vuitton, des Hermès à Paris où les répliques se trouvent n'importe où dans le monde.
Le troisième film Juliette de Esprits est d'une invention, d'une splendeur, d'un mystère inépuisables. Lorsque l'on songe qu'il fait partie de toute une civilisation européenne du cinéma, détruite par Matrix, par ces "armes de destruction distraction massive" venues d'Amérique, on mesure mieux la chute. Alors que les concerts et les opéras restent vivants pour une élite, bien que fortement altérés, les grands films non idéologiques mais simplement poétiques, qui étaient le dernier lien entre la haute culture et le grand public, ont disparu. Achetez Juliette des Esprits, c'est avec le Satyricon le plus beau film de Fellini, beau au sens de splendeur esthétique et de mystère poétique. Mais hélas, le Satyricon a disparu du commerce.