L'art chez les (très) riches
Suggestion ou autosuggestion?
Frédéric Bonnet débarque de Mexico, tout excité. Il a fait l'inventaire d'une des plus importantes collections d'art contemporain du pays afin d'en choisir les meilleures pièces pour monter une exposition qui fera date. Le collectionneur est l'héritier d'une fabrique de jus de fruits, dont je suppose celui de la passion. Il habite Los Angélès dont il ne bouge pas, alors que le gros des oeuvres et dans ce pays qu'il évite pour des raisons de sécurité. Son ambition : constituer une collection qui compte dans le monde, à l'exemple de Pinault, d'Arnaud pour ne citer que les deux seuls mécènes Français.
La collection comprend trois cent pièces majeures, ce qui est suffisant en effet pour attirer un public de connaisseurs. Le reste est constitué de 1700 oeuvres sans qualité, dont une majorité d'horreurs. Par ailleurs la sélection a été établie dans le désordre total, sans aucun plan muséal ou pédagogique. Le mécène a acheté au nez, à l'inspiration, d'après des propositions filtrées par sa directrice qui n' apparemment aucune initiative. Le pire du pire est mexicain et correspond sans doute au goût inavoué du mécène pour ce qu'il est capable de comprendre. Le médiocre vient des galéristes qui font la cour au bonhomme, et profitent de son ignorance pour lui fourguer des oeuvres secondaires de grands noms. Le choix du mauvais vient de la mode, d'artistes dont le look et le chic tiennent lieu de génie. Ceux qu'un très riche doit avoir dans sa collection. Il y avait Clemente naguère à New York, il y a Murakami partout.
On pourrait croire qu'un Pinault, qui aime sincèrement l'art contemporain, y passe beaucoup de temps, et possède une collection dix fois supérieure à celle du mexicain, fait preuve de discernement. C'est ce qu'on supposait en feuilletant le catalogue de sa première exposition au palais Grassi à Venise. Mais la seconde fut un ramassis de pièces médiocres ou mauvaises, et elle fut d'ailleurs unanimement critiquée.
Je me souviens que Daniel Henri Kahnweiler, le premier propagateur du cubisme, marchand de Picasso et de Léger, se disputa chez moi avec André Naggar qui défendait Hartung et Kandinsky. Kahnweiler, alors agé, devint tout rouge et je craignis une attaque d'apoplexie. Il n'admettait pas qu'une oeuvre abstraite ait la moindre valeur. Certes Kahnweiler était une sommité mais ses critères éteint-ils vraiment solides? Il me vendit un Leger de 1913 manifestement faux et sans vie, il défendit Elie Lascaux survivant des naïfs de XIXe siècle et sombré dans l'indifférence.
En revanche des marchands comme Pierre Matisse; Beyeler et Berggruen ne commirent jamais la moindre erreur. Bayeler en particulier ne rassembla jamais que des chefs-d'oeuvre gardant pour la postérité et pour sa fondation de Bâle, les plus importants qui soient. André Naggar collectionneur sans grands moyens, n'acheta que des Viera da Silva, des Dubuffet, des Bacon... Il liquida vivement les fausses gloires comme Vasarely, Dado, Riopelle.
Comment expliquer ces comportements si différents? Une analyse des motivations et des statuts des amateurs et professionnels peut nous apporter un éclairage interessant.
Tout d'abord,ainsi qu eme le faisait observer Bonnet aujourd'hui, une nouvelle espèce de collectionneurs est née : le très riche. Un homme à la tête d'une grande fortune mondiale se doit de collectionner des pièces importantes. Cela fait partie de son statut, de son prestige, de sa respectabilité. Même si d'aventure il s'intéresse à ce qu'il achète et essaie d'apprendre, il se heurte à trois handicaps :
1. La superficialité.
Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, analyser une oeuvre d'art novatrice, est pour un financier plus compliqueré que de disséquer un bilan. Même lorsque l'oeuvre semble simple d'abord, comme une installation de Damien Hirst, elle exige la connaissance d'un passé culturel et d'une réflexion élaborée qui dépasse souvent en complexité la connaissance d'une entreprise. Je puis en témoigner, c'est mon métier! Et d'ailleurs, avec le gigantisme et la centralisation galopante qui affecte les grandes multinationales, c'est le management superficiel qui est la plaie des entreprises, ainsi que le déplorait Mintzberg, un des plus grands spécialistes. Si les dirigeants ne prennent pas le temps du recul avant d'engager leur firme dans une voie qui peut se révéler sans issue, où le prendraient-t-il pour une décision d'acquisition?
2. Le temps
Le nombre des artistes, le foisonnement des épigones, la multiplication des galeries, leur dispersion dans le monde, la vitesse apparente des mutations, font qu'il est difficile même à un professionnel de suivre et d'anticiper. Faute du temps nécessaire pour se former, les collectionneurs se fient à quelques galeries ayant pignon sur rue ou à des critiques et spécialistes, riches d 'érudition et pauvre de discernement.
3. La mode
C'est la plaie. On achète ce qu'il faut acheter pour être admis dans le cénacle des collectionneurs à la mode, mode qui comme en couture est lancée par quelques grandes galeries.
Plus que jamais la sagesse consiste à se limiter à des artistes universellement admirés par leurs pairs, à en approfondir la démarche, et voir, voir et encore voir leur production. On ne sera pas noyés sous un déferlement de choses allant de l'avant-garde outrancière au kitsch faussement distiancié.
Mais exclure, sélectionner, élaguer, sacrifier, renoncer, est plus difficile que de tout avaler, y compris des "jeunes à potentiel" susceptibles de monter. L'approche artistique s'apparente alors au loto. Ce n'est pas la notre.