Le chant de la Terre
de Gustav Mahler.
Das Lied von der Erde. Otto Klemperer, Christa Ludwig, Fritz Wunderlich. Philarmonia orchestra. EMI Classic
On peut considérer le Chant de la Terre, comme le négatif de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Celle-ci partant du désespoir parvient au prix de longues luttes tragiques à "la divine étincelle de l'Elysée". Celle-là, partant semblablement du désespoir, sombre dans la dépression et la mort. Deux neuvièmes, car Mahler par superstition évita de nommer ainsi le Chant de la Terre, plusieurs compositeurs : Beethoven, Schubert, Bruckner, n'ayant pas franchi le seuil fatidique. La ruse se révèlera inopérante et la mort sera à Samarkande. La dixième restera inachevée comme celle de Beethoven. Deryk Cooke complètera le deux ébauches, celle à peine esquissée de Beethoven, celle plus aboutie de Mahler.
Le Chant de la Terre est une vraie symphonie en quatre mouvements. Le premier agité est une chanson à boire sur les malheurs de la terre. Le second décrit la solitude du poète au printemps et sous la désolation perce par endroit une douce nostalgie, celle des jours anciens. Le troisième mouvement est un tryptique un peu ironique, une méditation sur la beauté, la jeunesse et l'ivresse. Le dernier mouvement en deux parties se nomme l'adieu. Les deux parties sont contradictoires. La première est un monologue de l'artiste qui attend l'ami pour le dernier adieu. La seconde est distanciée. C'est l'ami qui rapporte les paroles du poète Entre les deux parties, un interlude est censé évoquer l'approche de celui tant attendu. C'est une marche funèbre d'une douceur déchirante, aux sons âpres, aux mélodies descendantes aigres-douces, l'équivalent au négatif de l'ode à la joie, et à mon avis d'une splendeur équivalente.
Les versions les plus célébrées sont celles de Bruno Walter et Kathleen Ferrier. Le chef, ami proche de Mahler, et créateur de l'oeuvre, a pour lui une écrasante légitimité. La fin tragique de l'admirable Kathleen Ferrier, chantant en dépit des forces qui l'abandonnaient, a frappé l'opinion par son adéquation aux dernières paroles de la symphonie. On dit que lors de son dernier concert, elle alla s'excuser auprès du chef ; elle avait pleuré. Bruno Walter lui répondit : "si nous avions été moitié moins musiciens que vous, chère madame, nous eussions tous pleuré !"
Le but de ce billet n'est pas d'analyser cette oeuvre d'une grande complexité et dont l'orchestration ouvre de nouveaux jalons dans l'histoire de la musique. Il est tout simplement de vous inciter à acheter ce disque admirable... Car il faut bien avouer que Klemperer les surpasse tous de cent coudées. Le chef qui n'avait pas le sens de la publicité, loin s'en faut, était autant et peut-être plus, le dépositaire de la pensée de Mahler, mais étant moins doué pour les relations publiques, on préféra Walter, le charme personnifié. Klemperer est un personnage âpre,presque minéral, péremptoire et lourd de toute la tradition allemande. Mais il a signé ici la meilleure version, pourtant enregistrée de bric et de broc. Il n'y paraît guère tant l'homogénéité est saisissante. La pulsion organique qui sous-tend l'oeuvre culmine dans la marche funèbre. Là où Walter détaille les sonorités et fouille les recoins les plus subtils de l'orchestration, Klemperer nous convie à un voyage déchirant, au tempo rapide, aux sons rauques. C'est insoutenable. Tous les amateurs de musique que j'ai consulté m'ont remercié de leur faire connaître ce sommet de la musique. Si vous écoutez dans le recueillement en compagnie d'amis chers et en famille, ces sons d'adieu, si vous recommencez deux ou trois fois l'audition, à, disons un mois d'intervalle, vous entendrez surgir dans votre âme, des mélodies sublimes que seul le génie dépouillé de toute contingence matérielle pouvait enfanter dans la douleur. Elles vous poursuivront, ces mélodies,elle feront partie de vous même et vous vous demanderez comment vous auriez pu vivre sans entendre ce monument d'émotion. Je joins à ces notes, quelques souvenirs qui marquent pour moi ma découverte de l'oeuvre
LA DÉCOUVERTE DU CHANT DE LA TERRE
Au lendemain de la guerre, je séjournais à l'Hôtel des Alpes de Chamonix. j'avais déniché un vieux piano crapaud au bar et je travaillais de jour, dans une salle enfumée, sentant l'humidité et le salpêtre. Mais pour moi, c'était une approximation convenable du paradis.
Je m'étais lié d'amitié avec un vieil organiste aveugle, et il passait de longues après-midi à écouter les sonates de Beethoven, les Préludes et Fugues de J.S. Bach. De temps en temps il hochait la tête d'un air triste et laissait tomber : tout cela n'est rien. - Et qu'est-ce qui est quelque chose?, interrogé-je interloqué le vieillard, car Bach et Beethoven étaient mes Dieux. - Mahler, répondit le vieillard, Gustav Mahler, l'auteur du Chant de la Terre.
Je n'avais jamais entendu parler de cette oeuvre, et à l'idée qu'elle puisse surclasser la Neuvième me sembla si saugrenue que je la mis sur le compte de la vieillesse propice aux déclarations péremptoires et provocatrices. Néanmoins je ne voulais pas peiner le pauvre musicien, et je lui demandai où écouter une merveille aussi inconnue. Il me dit "justement on la donne demain à la radio, avec André Cluytens et Hélène Bouvier. C'est l'occasion de vous rendre compte de la splendeur de cette musique.
Me voici le lendemain juché devant le comptoir surmonté par un gros Grundig en noyer massif. L'émission était inaudible, au milieu des crachotements parvenait une sorte de mélopée monotone, L'organiste était transfiguré; ses traits exprimaient l'émotion la plus bouleversante, je crus même voir des larmes sourdre de ses yeux morts. Je fus empli de pitié, et laissai l'illuminé à sa marotte. Comment pouvait-on comparer ce porridge musical à la lumineuse ordonnance des symphonies de Beethoven?
Quelques années plus tard, je m'étais familiarisé avec l'art de Wagner. Je déchiffrai péniblement Tristan et Isolde, et Parsifal. A cette époque je prêtais mon studio au Grand Hôtel aux artistes de passage : Kirsten Flagstad, Max Lorenz, mais surtout plus tard, Doris Dorée, Joseph Greindl, Luwig Weber, Paul Schoeffler et ... Elsa Cavelti qui tenait le rôle de Waltraute dans Crépuscule des Dieux. Elsa Cavelti était adorable. Elle me rendit visite à ma chambre d'hôpital (j'avai été opéré des amygdales) et me fit cadeau d'un disque : le Chant de la terre, dirigé par Otto Klemperer avec Julius Patzak et elle-même. Lorsque je l'écoutai, j'eus la surprise musicale de ma vie. Contrairement auc autres oeuvres de Mahler, la symphonie était concentrée au maximum, sans la moindre longueur, la moindre complaisance. On n'y trouvait aucune des fausses vulgarités qui émaillent les autres oeuvres, (à l'exception des Kindertodtenlieder). Ce laconisme faisait ressortir l'extrême originalité de l'invention contrapunctique. Les timbres occupaient tout l'espace dans l'Adieu. Je fus tout particulièrement terrifié par la vision des singes hurlant sur les tombes avec la chute vertigineuse vers les basses. Le solitaire au printemps, répondait à ma propre solitude : un paysage de Wang Yan Chi, tout givré, et chargé de pleurs étouffés. La fin de "la beauté" atteignit un sommet de cette sehnsucht post romantique, cet oxymoron nostalgique déchirant soudain une musique apaisée. Il faut apprécier Li Tai Po pour comprendre "de la jeunesse". Ces jeunes précieux, intellectuels papotant, gonflés de leur importance... et tout cela vu à l'envers, donne la juste mesure des choses. L'ivrogne au printemps flirte avec l'atonalisme, et de grands écarts nous heurtent et nous secouent.
Et il y a, bien entendu l'adieu, déchirant, avec ses grands espaces vides,ses régistres extrêmes, caractéristiques des oeuvres ultimes des grands musiciens. La fin, ressemble aux ondes concentriques qui partent d'un caillou jeté dans le cosmos, infiniment répétés. Le procédé a été galvaudé par tous les musiciens de variété, mais ici il surprend toujours.
Depuis, je n'ai jamais quitté le Chant de la Terre, il habite mon coeur, et ses mots musicaux sont les miens. Achetez ce disque et écoutez-le toute votre vie. Il transformera votre vision du monde si vous lui accordez respect et attention.
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