Beethoven. Concerto N°4. Wilhelm Backhaus et Karl Böhm. Wiener symphoniker. (avec la 2eme Symphonie de Brahms). 3 avril 1967 (Unitel). ***
Enfin un enregistrement convenable de celui qui est peut-être le plus grand pianiste allemand : Wilhelm Backhaus, et en DVD de surcroît. Il incarnait l'école classique dans la droite ligne de Beethoven, Czerny, Brahms, Liszt, Eugène d'Albert. Je fus moi-même élevé dans cette atmosphère où curieusement le respect le plus scrupuleux de la lettre musicale, fusionnait avec un mysticisme quasi religieux, l'autorité peremptoire du maître : celui qui sait et a gagné durement son savoir, et l'humilité du dépositaire de la pensée du génie.
Le jeu de Backhaus a valeur d'évidence, il n'admet pas de discussion tant chez lui une technique transcendante se cache derrière une simplicité et une sérénité olympiennes. Comme Toscanini, il s'impose à toutes les grandes âmes et fait grincer les dents aux snobs pommadés, et aux critiques en quête de polémique. Le minuscule Clarendon, dont le titre de gloire fut les orgues de St. Louis des Invalides, coqueluche du beau monde et chroniqueur au Figaro, l'étrilla bien souvent en le comparant à un maître d'école laborieux. Cette condescendance jointe à d'autres aigreurs, décida Backhaus à ne plus remettre les pieds dans la capitale. En soliste du moins, car en tournée il exécuta le IX concerto de Beethoven qu'il affectionnait tout particulièrement.
Je le comprends car d'entre tous les concertos il est le plus personnel, le plus empreint de nostalgie, voire de menaces (le second mouvement). Sa séduction est immédiate et Beethoven montre sa capacité à renouveler un simple rythme, celui de la Veme symphonie, qu'on nomme stupidement " le destin frappe à la porte". C'est une des oeuvres les plus accessibles et le profane peut très bien commencer par là sa quête initiatique. Au plaisir de l'écoute s'ajoute un supplément de nostalgie, d'humour, et de splendeur sans panache. L'oeuvre demeure intime.
Sonate op. 106, Wilhelm Kempff.
Radio Canada;émission télévisée 29 novembre 1964. ***
Le disque est précédé par le rondo Op51N°2 de Beethoven. On peut le situer à mi-chemin entre de la musique de pur divertissement et une pièce raffinée destinée aux connaisseurs. C'est un joyau délicat comme un filigrane, plein d'humour et de légereté. Encore faut-il l'interpréter selon l'esprit qui l'a vu naître, celui du badinage pianistique. C'est le meilleur exemple de ce style perlé, fin, d'une grâce indicible que seul Kempf maîtrisait. Au point que mon professeur de piano, qui préférait l'art sévère et magistral de Backhaus, trouvait le jeu de Kempff trop salonnard et que Hans Pfitner le nommait mademoiselle Kempff ! Vous aurez devant vous un style pianistique articulé et léger tel que vous ne le retrouverez plus aujourd'hui.
Mais c'est la sonate Op.106, dite Hammerklavier qui est la raison qui me fait vous conseiller ce disque. Cette oeuvre effrayante de complexité, souvent pénible et aride pour qui ne l'a pas approfondie (voir les commentaires stupides de Guy Sacre qui est tout sauf stupide, dans le billet sur la Hammerklavier), est très mal servie au disque. Aucun pianiste ne s'y sent chez soi. C'est que l'on se trouve non plus dans la chaîne des alpes, mais dans les sommets désertiques de l'Himalaya. Il n'est donc pas étonnant qu'on souffre d'apnée, surtout si l'on n'a pas de masque à oxygène. Même Backhaus et Kempff, ne parviennent pas à en venir à bout.
Lorsque j'eus dix sept ans, je jouai par coeur toutes les sonates de Beethoven, fort mal s'entend, mais toutes les notes y étaient à peu près. Toutes, sauf une : la hammerklavier. En ce temps de pénurie il était difficile de se procurer des disques, et je dus me contenter de lire la partition. Elle présentait un effet terrifiant : cinquante pages hérissées de quadruples trilles, de contrepoints bizarres, de rythmes suspendus sans barres de mesure; d'accords d'une brutalité inouïe sillonnant tout le clavier. Evidemment je n'entendais pas ce que je lisais, mais périodiquement en feuilletant le livre des sonates, mes regards me ramenaient inlassablement à ce sphynx musical. Je brûlais de curiosité de l'entendre... Mais où? Aucun pianiste n'osait le mettre au répertoire.
Et voici que Berthe Lapp, mon professeur me dit un jour : je sais que vous voulez jouer la 106. C'est du culot. Mon maître Hans Pfitzner, n'autorisait l'appassionata que passés les trente ans et voici que vous voulez vous attaquer à la Hammerklavier! Vous autres Français, vous êtes tous les mêmes, prétentieux et paresseux. - Je n'eus pas le temps de rétorquer que je ne m'étais jamais permis de lui demander de m'apprendre l'Op 106. Elle venait d'attaquer l'oeuvre sur mon miteux Gaveau droit de location aux touches branlante. Trois quarts d'heure de vacarme incompréhensible, irritant, chaotique, hérissé de fausses notes. Je détestais !
"Bien, puisque vous y tenez tellement, je vais vous l'enseigner, soupira-t-elle". Je n'y tenais pas du tout, mais j'obtempérai car la curiosité l'emportait sur l'ennui, et il y avait aussi la fierté de défier le sommet périlleux.
Aujourd'hui, au bout de cinquante ans de fréquentation et d'exploration de tous les coins cachés du labyrinthe je puis affirmer que toute l'oeuvre est devenue aussi claire qu'organisée. Tout est d'une logique axiomatique d'une rigueur et d'une complexité miraculeuse. Mais c'est également la confession la plus douloureuse, la plus poignante, d'un homme face à sa solitude et ses démons. On peut comparer ce chant de douleur à celui décrit par Thomas Mann dans le Docteur Faustus. En général on s'accorde à déclarer que l'adagio EST la confidence ultime, "l'élégie sur les malheurs du monde".Mais ce jugement est ssingulièrement restrictif : les flammes de l'enfer, les perversions douceureuses et vipérines des contrepoints finaux, la sécheresse monumentale des développements, ce labyrinthe musical déroutant vous enveloppe comme les spires d'un boa et vous laisse désorienté.
Ce que j'ai essayé d'exprimer maladroitement, est dit avec une force de conviction impressionnante par le maestro, qui s'exrpime de surcroît en un français rocailleux mais aux termes choisis. Cette introduction vous fera ressentir mieux que n'importe quelle dissertation, la différence entre l'art des cimes et la production commerciale, émane-t-elle d'une artiste tirant à des millions d'exemplaires. Vous admirerez aussi la simplicité du jeu qui est l'apanage des grands artistes du passé : pas de visages torturés, de jeux de manches, de ballet des mains volant sur le clavier.