L'auteur et son blog
A Renzo Ardiccioni
C'est on le sait avec une certaine apprehension que j'ai lancé sur ce blog mon travail personnel le plus représentatif de ma vision et de mes choix essentiels : L’Entretien.
Pour ne pas déroger aux lois de Wikipédia que je me suis imposées, j'ai toujours évité de me mettre en valeur, et d'étaler mon ego. Notamment ne pas mettre à tout bout de champ et à toutes les sauces mon portrait. (Il n'apparait que deux fois : dans ma biographie, avec Bill Viola et Marina Fédier, dans le compte-rendu de mon pèlerinage à Rotterdam), ou citer les personnalités prestigieuses qui fréquentent ce blog,
J'ai fait précéder mes travaux personnels d'un rectangle vert, et les séquences de l'Entretien, d'un carré noir . Néanmoins je ne regrette pas de l'avoir publié, car à mon grand étonnement, les visiteurs qui le fréquentent s'est révélé largement supérieur à la moyenne.
Toute autre était la pulsion qui m'a poussé à publier "Journal d'Automne". J'ai ressenti dans ma solitude, le besoin de me confier à la petite communauté de sympathisants qui m'encourage à tenir quotidiennement ce blog. Elle m'est apparue dans le silence nocturne presque physiquement proche, et pleine d'indulgence pour mes tics et mes excès.
Mais comment laisser libre cours à mes sentiments sans déroger à la pudeur et à la réserve nécessaires pour un blog d'une haute tenue ? C'est ainsi que m'est venue l'idée d'un double barrage, avertissant les internautes : passez, il n'y a rien à regarder. Ces indiscrétions autobiographiques, rappellent à ceux qui s'y intéressent, que l'auteur est un pauvre homme, perdu dans la tourmente des idéologies, le fracas des mass média, la fuite démente du temps. Il continue d'oeuvrer sans beaucoup d'espoir mais convaincu que plutôt que de lancer des imprécations contre le monde qui nous entoure, il vaut mieux allumer une petite chandelle.
J'ai été profondément touché que Renzo Ardiccioni, que j'ai connu grâce à ce blog et au dévouement de qui je dois d'excellentes traductions en italien, ait apprécié ces confidences parties du coeur.
Point d'indiscrétion, ni de voyeurisme dans sa démarche, mais la constatation que ma tristesse, mon découragement, ma lassitude, sont à l'unisson de tant de gens, en ce début de siècle qui porte à son comble la déshumanisation, la solitude, le mépris des laissés pour compte : jeunes abandonnés aux ondes mauvaises, vieux interdits de travail et attendant la mort, pendant les décennies qui suivent une retraite prématurée.
Monsieur Ardiccioni a eu la délicatesse de m'écrire
: votre mélancolie est notre mélancolie, votre joie est notre joie. Il a donné ainsi ce que j'estime être une définition convenable de l'amitié :
"Quand tu es heureux, je suis heureux, quand tu souffres, je souffre aussi".
Pour clore en guise de remerciement ce journal, permettez moi de vous rappeler une poésie de Verlaine qui ne m'a pas quitté depuis mon enfance. J'ai une très mauvaise mémoire, et celle-ci, particulièrement courte est la seule que j'aie pu retenir par coeur.
Chanson d'automne
Les sanglots longs
des violons
de l'automne
Bercent mon coeur
d'une langueur
monotone
suffoquant
et blême quand
sonne l'heure,
Je me souviens
des jours anciens
et je pleure
Et je m'en vais
au vent mauvais
qui m'emporte,
déça, delà,
pareil à la
feuille morte
Paul Verlaine, Poèmes saturniens.
COMMENTAIRES Ce poème est fascinant à plus d'un titre.
Tout d'abord il montre l'importance des connotations linguistiques qui rendent toute traduction impossible. Lorsque j'écris :" la cigale ayant chanté tout l'été, se trouve fort dépourvue quand la bise fut venue", le sens en est compréhensible dans toutes les langues. (Sous réserve que les gens aient expérimenté la bise, et aient entendu ou vu une cigale).
Mais essayons de nous mettre à la place d'un chinois qui essaie de se représenter le sens des mots du poème saturnien:
Les sanglots longs - Y a-t-il chez les français des sanglots courts?
des violons - depuis les violons pleurent-ils? Les flûtes rient-elles dans cet étrange pays?
de l'automne - de mieux en mieux : voici une saison qui comme un instrumentiste joue du violon !
En conservant la structure sémiologique de ces vers, je me vois autorisé, dit le chinois à écrire : Le rire épais des tambours de l'hiver, ou le cri raccourci des luths de l'été.
Puis, il y a le bruit que fait le poème déclamé, par rapport au texte. Il est le même que le son d'une symphonie par rapport à la partition.
Le chant du poème est comme un accompagnement musical parfaitement adapté à son contenu sémantique. D'une part les sonorités mouillées des l, de gl, les diphtongues on, les voyelles o. (les sanglots longs au lieu des longs sanglots D'autre part la coupe asymétrique et décalée des vers dont le déhanchement rythmique imprime un caractère haletant à cette évocation désespérée. Par exemple, " je m'en vais / pareil à la / feuille morte, au lieu de "je m'en vais, pareil/ à la feuille morte".
Et puis, il y a l'intrigue.
Ce poème est un vrai petit drame en miniature, avec ses trois actes : exposition, péripétie, catastrophe.
L'introduction: elle évoque le bruit lancinant, hypnotique, qui assoupit le poète et le prive de toute énergie.
La péripétie: l'intrusion du temps dans la langueur intemporelle, monotone : l'horloge se met à sonner, et ramène à la fuite du temps, charriant des souvenirs comme jaunis et nostalgiques. Dante écrivait dans La Divine Comédie "Non c'è peggior dolor, che ricordare i giorni felici, nella disgrazia," si j'ai bonne mémoire. " Il n'est de pire douleur, que de se souvenir des jours heureux, dans le malheur". Cette triste constatation, Verlaine l'exprime autrement, "Je me souviens/ des jours anciens/ et je pleure". Il est sous-entendu que ces "sundays", ces jours sont ensoleillés par le bonheur. Le mot "ancien" les fait cruellement reculer dans le temps, comme si le poète était vieux, en fin de course.
La catastrophe: C'en est une, et effrayante, qui n'est pas sans évoquer le presto final de la sonate funèbre Op.35 de Chopin et où Cortot croit entendre les rafales fantomatiques du vent qui souffle sur les tombes. Ce vent mauvais qui fait tournoyer les feuilles mortes, c'est aussi, ces ondes de forme maléfiques qui ont pris possession de l'artiste, et le privent de tout repère, de tout espoir. Dans cette solitude existentielle, ceux qui sont privés d'un milieu familial, d'amis qui les soutiennent, du miroir compatissant que vous tendent des sympathisants affectueux, ces âmes sensibles emportées par le vent mauvais qui souffle sur notre siècle, comment pourraient-elles ne pas se reconnaître dans cette tiste chanson d'automne.
Mais une caractéristique des grands chefs d'oeuvres artistiques est la présence de la catharsis. Une évocation aussi sinistre, aussi déprimante que ce chant de solitude, poussant presque au suicide moral, laisse pourtant une impression positive. c'est que le morbide du sujet est en quelque sorte magnifié puis inversé en un sentiment positif de compassion et d'empathie. Toute l'amertume est effacée par la splendeur formelle de la construction, la magnificence sensuelle des vibrations sonores enfermées dans le texte, l'étonnement divin de la création jaillissante qui imprime son dynamisme à ces vers sublimes, surprenants, improbables.
L'admiration, ce sentiment que je place au dessus de tous les autres (après l'amour), efface les plaies, nous rappelle que tant qu'il y aura des Verlaine pour chanter notre condition, notre monde est capable de choses merveilleuses et que la création a un sens.