Quoi de commun entre Grâce Kelly et Annette Messager?
RIen en apparence. Mais lisez Hayakawa. Le grand sémanticien établit une claire distinction entre l'art d'évasion et le grand art, celui des génies de la dramaturgie, des arts de la peinture, des architectes, des compositeurs. L'art d'évasion qui est souvent celui du divertissement, nous éloigne de la réalité, d'une réalité douloureuse ou décevante, à l'instar d'une drogue, d'un tranquillisant. Vous vous projetez dans un monde imaginaire, vous vous identifiez à un personnage flatteur ou puissant, vous vivez par procuration des situations d'autant plus fascinantes qu'elles sont faites pour fasciner. Mais après, vient le réveil, et vous vous sentez désemparé, dépaysé par la rude réalité, le monde est désenchanté, et aussi vite que possible, vous vous replongez dans l'univers sans pesanteur de la fiction, comme l'enfant effrayé se blottit sous les couvertures dans une chaude obscurité utérine. Mais il en subsiste toujours un sentiment d'incomplétude, causé par un décalage deviné pais nié entre la fiction séduisante et la réalité. La magnifique saga de Grace Kelly fait partie de ces fictions enfantines, primaires. L'image de la princesse ne peut survivre au temps. Nul enseignement ne peut être tiré des ces images polychromes d'un bonheur inatteignable, et on n'en retire que le sentiment fondé, d'un paradis d'autant plus perdu qu'il n'a jamais existé.
En revanche, voyez Wozzeck, l'opéra d'Alban Berg. L'histoire atroce d'un homme misérable qu'on rend fou, qui égorge sa femme et se noie, laissant un petit orphelin. Les dernières mesures juxtaposent trois images mentales fortes, plus fortes encore de leur superposition. 1. Les enfants excités qui cruellement viennent apprendre la nouvelle au petit : "La Marie, elle est morte! " et qui, joyeusement vont voir le cadavre, 2. Le pauvre petit tout seul dans la rue déserte et dans le monde hostile, qui continue à chevaucher son cheval de bois, un vieux balai et dit "hop hop ! hop hop ! ". 3. A l'orchestre un accord de douze sons étale répété trois fois, accord horizontal calme comme le grand sommeil, comme l'étang, comme la mort injuste et indifférente. Et cela donne une immense pitié, qui nous anime du désir que cela n'arrive jamais plus, une grande compassion. On pleure et cette catharsis est nécessaire, la splendeur formelle de la musique, le génie du compositeur, inversent le désespoir, apportent une réponse à tant de malheur quotidien. Sans cynisme, l'oeuvre d'élévation accroît notre lucidité, elle nous prépare à affronter les malheurs de l'existence et à y apporter des réponses positives. Et c'est cette catharsis qui fait que contrairement à l'oeuvre d'évasion, des images éffrayantes nous laissent un arrière goût consolant, nous font progresser dans la voie du développement et dans la connaissance de notre être essentiel.
Les installations d'Annette Messager sont des visions funèbres d'épouvante et une révélation des tréfonds de notre inconscient; Mais nous en sortons émerveillés, grandis, plus sages et plus conscients de la complexité de l'âme féminine et pour les hommes, mieux préparés pour la comprendre.