Art d'évasion, art d'élévation (suite)
Les messagers de Messager
Il vous reste à peine huit heures pour vous précipiter à l'exposition d'Annette Messager! Débrouillez-vous si vous habitez dans la région parisienne, annulez des rendez-vous, pretextez une forte migraine ou la grippe aviaire, peu importe, mais allez-y. Car vous n'aurez pas l'occasion de sitôt de vous retrouver dans un tel univers de cauchemar!
Frédéric Bonnet m'avait averti, il s'agit d'une exposition splendide qui eût mérité mieux que l'aile sud de Beaubourg. Par ailleurs j'avais visionné le DVD où l'artiste explique son parcours, sa technique, son propos. Et je connaissais plusieurs de ses oeuvres pour les avoir vu dans des musées. Mais, Marina Fédier qui m'accompagnait a raison lorsqu'elle dit que la seule manière de connaître l'oeuvre d'un artiste, est d'assister à une grande exposition et autant que possible, une rétrospective. Et, compléter par la lecture de ses entretiens et si possible lui parler, visiter son atelier. Les oeuvres isolées de Massager prenaient un relief saisissant, intégrée dans un ensemble cohérent et aussi vaste que celui-ci. En lisant Bonnet j'avais l'impression qu'il s'agissait d'une petite exposition tenant en deux salles, alors qu'il s'agit d'un ensemble d'installations immense, exigeant une heure pour son survol rapide et bien plus pour son approfondissement. Tout ce que je puis faire, n'ayant ni le talent ni les connaissances de Bonnet, c'est de vous communiquer mes impressions brutes, des connotations personnelles suscitées par ces objets monstrueux, sans cesse en mouvement et animés d'une pulsation nocturne, mystérieuse.
Annette Messager explique que sa démarche reconstitue un univers typiquement féminin, la femme dans sa complexité, bien plus grande que celle de l'homme. La femme travaillant, réflechissant, mais au contact du tissu, de la couture, de la cuisine, des courses ménagères, des enfants, porteuse d'enfants, matrice de l'homme et enfantant des visions primordiales, non dite, la lune, l'inconscient, l'informel, l'informe, le Yin. "Les messagers" expriment tout cela". Dès l'entrée, Marina Fédier qui parle spontanément à tous ceux qui l'entourent, interrogea un vieil homme qui se tenait près de la caisse sur la démarche de Messager, en lui disant à peu près ce que je viens d'énoncer. Il répondit à peu près : " Oui c'est cela, mais c'est bien plus complexe, bien plus subtil, il faut beaucoup de temps pour entrer dans ces oeuvres".
Complexité, subtilité, "large scale systems" sont des qualificatifs qui s'appliquent à ces installations très sophistiquées dont beaucoup animées par ordinateur. La plus impressionnante est sans conteste celle qui se nomme, je ne sais pourquoi, "casino".
Imaginez une immense salle sombre, percée dans le mur d'en face d'une ouverture donnant sur une autre pièce barrée par un mur de soie translucide et rouge sang. Cette ouverture, comme d'une plaie béante, vomit une sorte de vague de sang géante, qui envahit toute la salle, immense, la recouvrant d'une chape cramoisie. Comme un typhon, la vague rouge gonfle, menaçante, se précipite sur la mer sanglante, molle, informe, aussi variée et variable que les formes monstreuses et molles des flots déchaînés. Tantôt il y a une accalmie, pendant laquelle le mur carmin qui barre l'accès à la seconde salle s'illumine, laissant apparaître une monstrueuse horloge. Tantôt le flot se remet en mouvement, s'anime, gonfle comme un bulle boursière, se déverse sur la chape qui recouvre la salle principale. Celle-ci est tantôt inerte, tantôt s'éclaire par en dessous, laissant deviner des formes molles à la Dali, des méduses, de objets non identifiés, des lumières blanches oscillantes, fluctuantes. Pendant ce temps des silhouettes noires tombent du plafond, des sortes de bêtes ou d'embryons déchiquetés, pelucheux, caractéristiques du style de l'artiste. Puis pendant qu'on fixe la vie nocturne des méduses, ou qu'on est fasciné par le flot continu qui se déverse de l'ouverture du fond, les silhouettes remontent et disparaissent derrière le plafond. Soudain on s'aperçoit qu'elles ne sont plus là.
La salle est emplie d'enfants à quatre pattes qui essaient de deviner ce qui se cache sous la bâche soyeuse, enfants de six à douze ans excités, fascinés, se roulant par terre au rythme de la pulsation organique monstrueuse qui anime la gigantesque installation. On a peur. On est saisi d'une angoisse ancestrale, venue de la petite enfance, ou qui sait? de souvenirs intra-utérins.
Lorsque j'étais petit, aux environs de sept ans je suppose, malade j'étais confiné dans une grande pièce dont la fenêtre donnait sur une cour sombre et percée de fenêtres sombres, toujours closes.On ne voyait pas facilement le ciel. Il m'arrivait d'être saisi par un vision : un cintre immense descendait du ciel couvert d'une chemise. Et cette vision était d'horreur, je me recroquevillais et me blotissais sous mes couvertures pour ne plus voir cette chemise géante, qui flottait dans la cour.
Ce tissu mou, animé de frissons, d'une vie étrange, je le reconnaissais dans le flot rouge fantôme qui sans répit surgissait de l'ouverture béante.
Je me souviens aussi d'une nuit terrorisante. Je couchais dans la chambre de mes parents et l'aube pointait. A travers les persiennes closes filtrait une lumière douteuse qui se projetait dans le mur opposé, nu, comme un écran de cinéma. Une porte ouvrait sur les entrailles noires du corridor et des pièces intérieures de l'appartement. Et j'entendais un râle régulier, inspiration et expiration, comme une sorte de ronflement, et peut-être en effet était-ce le ronflement ou la respiration régulière de mon père que j'entendais. Mais ce râle me paraissait provenir des ténebres de l'appartement, la porte semi-ouverte, bougeait imperceptiblement, dévoilant le corridor baigné de nuit impénétrable. Et voici. Sur l'écran, apparaissaient des formes glauques, molles, un bras gigantesque et poilue, des mains dépourvues d'ongles, barrait le mur, me pénétrant de terreur. Je n'osais bouger, ni crier. Puis l'aube se levant, l'écran se brouillait, on ne voyait que des images floues diffractées à travers les persiennes en provenance de l'avenue et de la circulation matinale. Cette nuit fut suivie d'une ou de deux autres nuits semblables. Peu de chose en vérité, mais qui reste imprimé dans les tréfonds de mon psychisme. Pourquoi ces formes molles, ce râle régulier organique, cette nuit sous-jacente, m'épouvantaient à ce point? Je ne sais.
Mais je retrouvai cet univers dans une pièce immense de l'exposition. Inspiration, expiration tel était je crois le titre de l'installation. Des formes mystérieuses : organes, sexes, méduses, araignées, corps humains étaient animés d'une respiration nocturne. Tantôt le mouvement organique s'assoupissait, tantôt quelques unes de formes se réveillaient de leur somnolence : pénis en érection, flancs d'un poulpe frémissant, corps affalé sur un autre et animé d'un souffle régulier, les mouvements de ces choses innommables étaient me semble-t-il intégré d'une manière significative, ballet fantomatique et onirique, comme l'ensemble de ceux qui hantent cette exposition.
Je n'ai parlé que de deux installations parmi d'autres, mais d'autressont remarquable et, surtout, de l'ensemble se dégage une profonde unité de style en dépit de la variété apparente des objets; fétiches, totems, réseaux de deuil couvrant de vieilles photos, des dessins en couleur emblématiques... L'artiste elle -même installa ce happening grandiose, allant jusqu'à écrire sur les murs, jusqu'à répéter des centaines de fois des mots pregnants; confiance, menace, résignation etc... comme ceux que l'on impose de copier aux enfants désobéissants.
Ce qui est désespérant dans ce genre d'expositions, est leur fugacité. Vous admirez le rétable d'Issenheim, polyptique encore plus complexe que ces messagers du Yin le plus profond. Mais vous savez que vous pourrez le revoir en vous rendant à Colmar, autant de fois qu'il sera nécessaire, et plusieurs visitent sont nécessaires pour l'apprehénder même en surface. Et après vous, vos enfants, vos petits enfants, les générations à venir éprouveront le même choc. Mais qu'en est-il de ces messagers de Messager? Comme Le Regard du Sourd de Bob Wilson, le Cremaster de Matthew Barney, ou Tristan et Isolde de Bill Viola, ils ne subsisteront que dans la mémoire de ceux qui ont eu le privilège de les connaître, mémoire bien lacunaire et destinée à s'effacer au cours des années. Un palliatif serait de filmer ces installations et de projeter les images en un spectacle video. En attendant, il ne vous reste que quelques heures pour vivre un moment exceptionnel, des visions qui s'inscriront durablement dans votre mémoire.
P.S. Le catalogue de l'exposition ne peut servir que de vague aide mémoire. Notamment l'illustration de Casino est particulièrement trompeuse, terne et mal photographiée. Le DVD est meilleur mais il est essentiellement téloignage pédagogique et ne donne pas une idée de l'amplitude de l'oeuvre ni son caractère magique.