Art d'évasion et art d'élévation
Grace Kelly, Hitchcock et Annette Messager
On a beau tolérer les passerelles, on se demande quel rapport il est possible d'établir entre le documentaire sur la vie de la Princesse de Monaco à l'occasion du vingtcinquième anniversaire de sa mort, et l'exposition "Les Messagers" déjà commentée par Frédéric Bonnet et dont j'avais promis de livrer mes réactions; Mais le rapport existe, il faut oser le voir. Osons.
Le parcours d'une princesse
L'information : le bonheur, l'information derrière l'information : le vide.
C'est un vrai conte de fées que nous donnait à voir Arte avant-hier : les quatre chapitres d'une vie d'exception prématurément tronquée.
1. La naissance et la jeunesse protégée, dans une famille quelque peu puritaine et richissime.
2. L'évasion et la carrière de star. Mais quelle star : non pas une actrice mimant le comportement d'une princesse, mais une jeune fille qui pouvait en remontrer aux vraies princesses, sous l'angle de la dignité, de la discrétion un peu froide, de l'élégance, de la beauté, du charme, de l'intelligence et des bonnes manières, avec cette simplicité intimidante qui est la marque des vraies âmes artistocratiques. La rencontre avec Hitchcock permit à toutes ces qualités exceptionnelles d'atteindre leur apogée avec en prime un humour irresistible. Fenêtre sur Cour, la main au collet, sont des chefs'd'oeuvre de raffinement.
3. Le sacre de la princesse. La vie rattrape le personnage, et voici Grace Kelly devenue princesse plus vraie que nature. Elle imprime à ce pays d'operette, Monaco, un faste d'operette, un brillant, un prestige, une classe qui sont à son image. Aucune femme ne parait plus distinguée, plus racée, plus souriante, que la princesse à la beauté irréelle. Elle paraît presque plate, presque inexistante tant elle est parfaite, immuable, charmante et transparente comme un personnage de bande dessinée. Diana nous touche par ses imperfections, sa chaleur souvent déplacée, ses révoltes. Grace est parfaite.
4. Le rôle de mère est tenu comme un rôle idéal de mère au cinéma. Les enfants sont beaux, sains, heureux, le garçon en particulier, blond comme les blés, passionnément attaché à sa mère, le père bourru mais protecteur, et une harmonie parfaite avec le petit peuple de Monaco. Luxe, calme et volupté sont la devise de ce paradis qui n'est pas uniquement fiscal. En même temps avec l'explosion des magazines people et des tabloïds, les fêtes médiatiques se multiplient. On voit les enfants dans les bras de tel artiste légendaire. La Callas, Onassis, Sinatra, Cary Grant, Hitchcock, figurent parmi les hôtes habituels du rocher. Tout n'est que réceptions d'une élégance extrême, spectacles raffinés, alternant avec des scènes de famille touchante de simplicité et irradiant de bonheur.
Happy daysD'où vient que comme Siegfried Idyll , ce tableau des jours heureux, de Wagner père d'un adorable garçon, ce documentaire hagiographique, laisse un arrière goüt d'insondable mélancolie, d'insatisfaction lancinante, de ce que les allemands nomment "sehnsucht"?
Il est aisé de répondre en faisant allusion à la fin tragique de la princesse, de la déception causée par le sort des deux filles, marquées par l'échec, et celui du prince Albert, dont on attend toujours - comme jadis de Siegfried Wagner - et pour les mêmes causes, un héritier mâle.
Mais il y a autre chose qu'une simple prémonition après le fait, quelque chose de plus profond, de plus sournois, un mélange de sentiments mêlés, troubles, doux-amers... Nous y voici : un redoutable oxymoron, bonheur malheureux, ou encore décevante réussite, existence pleine et vide, chaleureuse et glacée, oeil du cyclone paisible et ensoleillé.
En analysant mes impressions, je trouve deux racines à cette tragédie heureuse, à cette gaîté d'une tristesse infinie, à cette beauté vide et admirable.
1. La beauté absolue est triste.
Colette appliquait cet aphorisme à Chéri, l'adolescent splendide au corps et aux traits d'une perfection digne de Praxitèle. En contemplant ce chef'-d'oeuvre de la création, le sentiment de sa fugacité s'imposait irresistiblement. On imaginait le déclin sournois se profiler derrière le profil ciselé,les yeux d'un bleu limpide, le corps plus expressif que le regard et que les lèvres ourlées. Et l'on sentait plus cruellement la fuite du temps.
On trouve d'autres équivalents à l'adéquation beauté-fuite du temps. Shakespeare louait la beauté parfaite de son jeune amant et lui rappelant les ravages du temps, l'adjurait de prendre femme et de produire des enfants qui lui ressemblent. Ainsi, insensible au temps, la beauté se perpétuerait. On ne saurait dire que ces passages des sonnets nous satisfassent.
Autre exemple, emprunté à la peinture celle fois. La Vénus sortant des flots de Botticcelli. Le regard mélancolique, perdu dans un rêve nostalgique a frappé les commentateurs. De même, le tableau qui lui fait pendant : Le Printemps a quelque chose de claustrophobique, et la beauté diaphane des nymphes, l'expression sérieuse de Vénus, nous emplissent d'un délicieux sentiment de frustration. On se sent vaguement triste, en manque de quelque drogue inconnue après avoir contemplé ces tableaux.
Paradoxalement des oeuvres emplies d'horreur, comme le Jardin des Délices de Hieronymus Bosch, se dégagent des effluves vitaux, qui nous apaisent et nous reconcilient avec des zones souterraines de notre psyché.
La réponse, nous la tenons peut-être : il manque dans les tableaux Idylliques de la scène monégasque, du jardin aux pommes d'or de Botticelli, une tension dialectique qui opposerait les malheur au bonheur, qui les ancreraient dans le réel. L'artiste de génie sait concilier les inconciliables à condtion qu'ils soient réellement anatagonistes et qu'il entrevoit le dépassement dialectique que permet l'union des contraires.
2. Le rappel du rêve américain des années cinquante, est la quintessence d'un monde de beauté radieuse, inatteignable, apportant un instant de distraction, un contrepoids à la morosité actuelle, Lorsqu'on voit les chevelures dorées admirablement mises en valeur par des permanentes sophistiquées, le teint de pêche, le corps et la mise en flagrant contraste avec le dégueulasse actuel érigé à la dignité de l'esthétique, la dégradation du langage et des moeurs, en attendant la disparition que ne saurait tarder de tous repères.
Les films hollywoodiens qui montraient jadis des robes magnifiques, des femmes divines parées avec discrétion et richesse, des hommes galants et raffinés, de très confortables maisons aux moulures et aux faux tableaux de maïtre et aux somptueuses piscines, présentent aujourd'hui le spectacle d'une crasse, d'une déchéance totale ou pis, les villes se couvrent de bâtiments érigés à l'honneur de leur architecte noyés dans des lotissements ou des barres, à donner le vertige par leur déshumanisation., spectacle aujourd'hui sans espoir de la massification et de la globalisation.
Suite dans le journal du 17 septembre