Les rives grises du purgatoire
L'Entretien IIème partie
Séquence I
Invocation
Seigneur,
je viens de quitter les reliefs tourmentés de l'enfer des hommes, bien plus terrifiant que celui qui hantait les imaginations des albigeois. Pays noir et flammes, contrées riantes bariolées et tracées à la peinture phosphorescente sur velours noir, celui qui servait jadis aux funérailles.
Un jour, un rabbin nommé Cohen vint me voir, muni d'un jeu de calames.
- Rabbi, me dit-il, je suis mandé par un groupe de cabalistes et je viens de Jérusalem te demander en leur nom de nous dévoiler les derniers secrets. Car tu es le descendant des plus illustres d'entre eux, le dernier prophète.
- Je suis catholique, répondis-je, et la Bible m'est inconnue, sinon par des rudiments piqués au hasard de mes lectures. Je suis donc indigne d'une telle responsabilité.
En fait j'espérais surtout me débarrasser du bonhomme. Moi, descendant du dernier grand cabaliste, que faut-il entendre !
L'année suivante, je venais de subir une opération sérieuse et je me préparais à prendre des vacances, seul dans une plage de Normandie.
De retour à Paris, je reçus une nouvelle fois Cohen. Il réitéra l' invitation à me joindre à leur quête. Je refusai, et comme il insistait, je le mis à la porte sans ménagements.
Mes souvenirs sont brouillés, mais il me semble que ce n'est que quelques mois avant la première visite de Cohen, qu'en convalescence j'errai sur les plages désertes de Houlgate. La grève était désolée en ce mois de mars glacial et, comme jadis dans la plaine de Recloses, j'entendais le bruit du vent. Mais cette fois-ci il était accompagné par le grondement des vagues, déferlant régulièrement sur le sable terne jonché de débris calcinés par le temps. Et le vent avait aussi changé de nature : il me semblait que son souffle me traversait et que me sentant ainsi pénétré, tout mon être se mettait en mouvement. Comme les feuilles jaunies dispersées par la bise hivernale, mes souvenirs tournoyaient dans le champ bouleversé de ma mémoire. Et à ces bribes de restes diurnes, s'ajoutaient des voix étrangères. Ainsi, crois-je, s'ordonnèrent les étranges injonctions qui ouvrent ce qui devait devenir L'Entretien. "Joignez vos volontés", entrecoupées d'interrogations absurdes comme celle qui ouvre le prologue: « sais-tu pourquoi on ne trouve plus de carottes au marché?". Le sifflement du vent résonnait dans ma tête et se muait en une séquence ininterrompue de six, six, six. Suivait alors, comme sortie des flots, l'invocation à l'océan, avec ses diphtongues redondantes et irritantes, ces han-han-han- rythmés par le battement sourd des vagues saisies d'une agitation monotone.
Mon ego avait disparu et avec lui ma jeunesse. Je me sentais, vieillard de soixante dix ans, un témoin de la fin des temps, ballotté par la course incessante d'événements imprévisibles, d'ondes chevauchantes, de cycles avortés, de boucles cumulatives gonflées comme des vagues charriant des épaves, grosses de colère, puis s'écroulant en un bruit de tonnerre, suivies sans répit par d'autres tout aussi puissantes. Oui, il s'agissait bien de la fin des temps - non pas celle de l'histoire temporelle, dont le fracas incessant ne finirait qu'avec l'histoire dernière, mais de celle des valeurs qui ordonnaient le monde. Le grand livre du sens se ferma et avec l'involution des valeurs, la nuit tomba sur le monde.
Oui, du combat du bien et du mal, les forces antagonistes s'annihilèrent au lieu de se renforcer. Si radicalisation il y eut, ce fut celle des diverses variantes du monstrueux, jamais celle de l'amour, ce mouvement divin annoncé par les prophètes. Les populations éperdues, les jeunes et les vieillards, qui avaient échappé à l'emprise du cyclone, se posaient la question dernière : pourquoi mon Dieu? Dieu, où est-tu? C'est ce cri de désespérance des jeunes que le pape entendit la semaine dernière à Loreto, sans pouvoir y apporter une réponse rationnelle.
Aujourd'hui, le temps réel, existentiel, a rattrapé celui, imaginaire, qui balisait les événements de L'entretien. Je suis devenu le vieillard témoin des désordres du début de millénaire, celui qui marquerait la jonction difficile entre l'ère du poisson et celle du verseau. Mon témoignage, m'a été dicté par cette araignée mystérieuse qui tisse sa toile dans des lieux tranquilles. Le silence, la solitude, le repliement, favorisèrent la montée de ces messages issus du bruit du monde mais organisés par des ondes de forme énigmatiques.
Comme dans la cabale, L'Entretien est sous le signe des nombres : quatre cavaliers, quatre églises, six valeurs, deux couples de civilisations mutuellement antagonistes. Je compris progressivement que Cohen avait peut-être raison, l'inconscient prophétique, celui qui animait mon ancêtre supposé, m'avait traversé. Il imprima en moi un processus fatal, boule de feu dévorante, tantôt couvant sous la cendre, tantôt faisant irruption comme un volcan en éruption. Comment dans un tel état, vivre complètement dans une sphère existentielle ? Comment donner de la chair aux réalités qui nous entourent? Comment attirer des amis, susciter des affections, un échange humain, être à l'écoute des espoirs et des préoccupations de ceux qui m'entourent? Le bruit intérieur m'empêche bien souvent de les entendre alors que je voudrais les écouter. Pis encore, la toile de L'Entretien, ne venait pas d'un monde lointain fantasmatique. Elle était tissée de quotidien, sa substance était bien réelle, mais ce réel où je me trouve plongé est absorbé, adsorbé, digéré par l'araignée et lorsque le temps est venu, restitué, transformé par une alchimie glaciale, dans cette série de séquences disparates, violemment contrastées par le style, le ton, le contenu.
Jusqu'ici L'entretien vivait en enfer, vomi de l'enfer, sous le signe de Pluton, mon signe, l'enfer grondait dans ses soubassements, dissimulé sous le glacis d'une ironie perverse, celle d'Hilarion, celui qui nie, ou sous la nostalgie post romantique d'un amour jamais vécu, pas même entrevu.
Mais il semble que les hormones que je dois prendre régulièrement, en supprimant la libido, font régresser les flammes de l'enfer, laissant place une lande terne, couverte de cendres, calmant les vagues, éteignant le grondement. La calme étendue d'eau grise, succède à l'agitation passée, comme la convalescence vide les révoltes du moi existentiel de leur énergie sauvage. L'horizon matériel est menaçant et je crains ne pas pouvoir mener à terme l'Apocalypsis cum Figuris, surtout sous sa forme définitive : l'hypertexte lancé sur la toile, non celle tissée dans le replis de mon psychisme par l'araignée créatrice, mais le http// www qui fait éclater les murailles charnelles de l'ici et maintenant.
Cependant une idée me frappe : Cohen avait raison sur un point : il était survenu à un moment où une vision eschatologique et axiologique commençait à prendre possession de mon être. Mais comment me pencher sur le décodage d'un texte ancien, quand l'esprit de la cabale soufflait en moi? Alors que mon activité de décodage n'avait plus pour objet un rouleau vénérable hérité du passé, mais le champ du monde actuel, dont les caractères ne sont plus des caractères hébraïques tracés au calame, mais les événements extrêmes dont les artistes ont compris qu'ils annonçaient la fin des temps?
Reste, en rétribution pour tant de temps consacré à cette toile de Pénélope, la lancinante question : tout ceci a-t-il une valeur quelconque, ou n 'est-ce que travail d'amateur mythomane et grandiloquent? Les stades intermédiaires hélas ne sont pas admissibles dans une démarche aussi absolue que celle qui a marqué le surgissement de cette chose étrange, inclassable qu'est cet Entretien hanté par des voix prophétiques s’imposant malgré que j’en aie.
Bruno Lussato, ce Dimanche 9 Septembre 4h46 à Deauville.
A lancer dans l'Entretien sous une double protection de liens afin de décourager les curieux.
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