Tristan et Isolde à Rotterdam
Marina Fédier et moi-même avons assisté à la répétition générale du drame musical de Richard Wagner, à Rotterdam. Nous sommes descendus à l'hôtel de luxe Westin, un gratteciel réfrigérant aussi accueillant qu'un aéroport et doté de tous les conforts de l'électronique. On trouve dans chaque chambre de luxe de ce palace des accessoires utiles : une machine à faire du café, un nécessaire de racommodage, un fer à repasser à vapeur. Il ne manque qu'un aspirateur et un kit de remplacement des ampoules brûlées. Cela signifie tout simplement que si vous voulez repasser votre veste froissée par un long voyage, pour un cocktail d'affaires, inutile de sonner la femme de chambre. Vour la repassez vous-même. C'est la toute nouvelle conception du luxe.
De la suite que j'occupe à l'executive floor, on domine toute la ville. Ce n'est qu'un chantier : on construit partout des gratte-ciels qui pourraient se trouver aussi bien à Tokyo qu'à Vancouver. Quelques arbres survivants ressemblent à des plantes en pot. Cela évoque à la Défense de Paris, en mieux cependant, à cause de la noblesse des matériaux et l'imagination des architectes. Par endroits, il subsiste quelques pâtés de maison de style hollandais. On dirait des maisons de poupée, ridicules et déplacées.
L'hôtel communique par une passerelle avec la salle de concert où on donne Tristan. Celle-ci est inhumaine et grandiose (2200 places). Elle ressemble à l'Opéra-Bastille en petit, et comme toujours de beaux matériaux : noblesse du marbre, chaleur du bois exotique. Un déconvenue m'attend. La salle est trop exiguë pour loger les chanteurs en costume. Ils viennent chanter, assis et en costume de soirée. Par ailleurs, l'écran, bien trop petit, est trop proche de l'orchestre qui projette de la lumière qui pâlit les zones sombres de l'image.
Dans la version grandiose de Paris, on critiquait Sellars, le dramaturge. A quoi bon vêtir de noir les chanteurs et les faire évoluer avec un lenteur digne de Wilson et dans un cadre tout noir. Autant remplacer ces silhouettes à la limite de l'invisibilité par des chanteurs en version de concert. Mais la version de Rotterdam donne raison à Peter Sellars. Il vaut mieux faire minimal que de ne rien faire du tout. En l'absence des personnages en costume, l'attention se concentre exclusivement sur l'écran, et entre la musique et l'image, le barrage du texte, en néerlandais, c'est à dire rien.
C'est bien ce qui bouleversa le public: ce décalage constant et symbolique entre Wagner, Viola et les critiques de cinéma.
Voici un décodage succinct du troisième acte, l'acte de Tristan.
1. Prélude.
L'écran est vide, vertical et faiblement éclairé à la base par les lumières de l'orchestre, ce qui est gênant. La direction de Gergiev me parait sublime, la dynamique de la basse profonde et omniprésente, évoquant la mer, et la montée de plus en plus ténue des cordes, représente la solitude indicible de Tristan étendu sans connaissance sur sa couche de douleur.
2. Le cor anglais.
Le pâtre joue d'un balcon latéral, effet attendu. Jamais sa mélodie ne m'a semblé plus lancinante que sous la baguette de Gergiev. L'écran s'anime. On voit la mer et à l'horizon, les lumières vacillantes d'un paquebot. J'interroge Bill Viola, est-ce la bateau qui amène Isolde. Il répond à côté : le bateau est là pour exprimer l'immensité de l'étendue d'eau, l'impossibilité de l'atteindre. Et d'ailleurs, au lieu de se rapprocher le bateau s'éloigne, il ne subsiste que les lumières vacillantes, sorte de lampions que l'on trouve déjà dans la première vidéo japonaise de Viola.
3. Kurwenal
La mer est vide. Tristan est comme mort, inerte sur sa couche. Il finit par égrener quelques mots, comme sortis d'un coma partiel. Plein d'espoir le brave mentor, Kurwenal essaie de remonter le moral à Tristan en lui rappelant ses hauts faits d'armes. En effet on perçoit des silhouettes guerrières, mais tout est flou.
Le génie de Viola est de nous faire ressentir de l'intérieur, les différentes phases du flux inconscient d'images chaotiquesn tantot d'une immobilité hypnotique, tantôt animées d'une translation ou d'une rotation qui donne le vertige.
On distingue nettement les trois séquences du délire de Tristan.
I. Tristan est dans le coma, images floues, personnage féminin distordu par une sorte de vibration atmosphérique surchauffée, un mirage.
II La mer est vide. La mélopée du pâtre est reprise par l'orchestre, gonflée, exaltée, insoutenable. L'image commente. On voit Tritan enfant, fasciné par le feu, apprenant la mort de son père, puis de sa mère. Les images sont d'une beauté insoutenable.
III La nef d'isolde apparaît, mais point sur l'écran qui dépeint en torrents de feu l'exaltation croissante de Tristan. Le feu, la mort, le sang, la purification...Enfin se détachant sur le fond embrasé surgit la silhouette noire d'Isolde. Mais c'est trops tard. Nouveau pic d'émotion.
IV, on s'accorde à considérer comme inutile tout ce qui s'interpose entre la mort de Tristan. Cette opinion est certainement justifiée ici. Tout le passage où Kurwenal et Melot s'entretuent, le jeun de scène entre Brangaene et le Roi Marke, est sacrifié, les chanteurs chantent bien sagement assis. Sans les sous-titres, l'attention faiblit et finit pas s'éteindre, en dépit d'une belle péroraison musicale.
V. La mort de Tristan est le clou de toute la production. Dans la version de Paris, on voit sur scène Tristan enveloppé dans un suaire étendu sur une couche. Sur l'écran on voit exactement la même chose, comme si le même personnage était présent simultanément en deux endroits distincts. Mais lorsque Isolde commence son chant, le personnage en chair et en os sur scène disparaît et laisse place à son double immateriel, projeté sur l'écran. Et peu à peu, par un processus opposé à celui de la transformation du paquet d'ondes immatériel en particule dense materielle, le corps vibre, est traversé par des bulles d'air qui traversent son suaire, qui le soulèvent, le dématérialise. Tristan devenu vibration sonore, se fond dans le cosmos et s'élève pour disparaître hors champ. Ainsi se justifie le format inusité vertical de l'écran.
Bill Viola m'a beaucoup parlé de l'importance de l'opposition bas -haut, qui oriente le rectangle de l'écran et explique sa verticalité. Il confirme l'interprétation quantique de Marina Fédier. C'est exactement à cela qu'il faisait allusion dans cette fin. Viola ajoute que contrairement à Romeo et Juliette, Tristan n'est pas une tragédie, c'est l'histoire d'une transformation, de la fusion avec le soi. Et c'est ainsi que tout à fait à la fin, à son tour Isolde surgit de la mer sans plage, elle est projetée vers le haut, ayant franchi l'initiation de l'eau vive et rejoint Tristan vers les hauteurs.