Séquence XIX de L'Entretien
Le samovar de Galina Zoubov
La grand salle commune du châlet où s'est réfugié l'écrivain russe Vladimir Zoubov, dans le Vermont. Les baies dominent la vallée précocement enneigée. Un bon feu flambe dans la monumentale cheminée. La pièce, entièrement en rondins de bois, est imprégnée d’un confort rustique n’excluant pas un luxe discret. Galina, petite femme vive et autoritaire, préside à la cérémonie du thé. Beaucoup de monde. Ce texte a été écrit avant la perestroïka, alors que Zoubov, comme Soljenitsyne étaient des transfuges mythiques. Au fur et à mesure du déroulement de L'Entretien, le dégel ternit le lustre des dissidents et Galina en est fort affectée. Le personnage de Nina Kandinsky a servi de modèle pour Galina. C'est le type même de la femme d'artiste abusive et protectrice.
GALINA (Fort accent russe)
Il ne tardera pas à arriver.
JOURNALISTE
Nous ne sommes pas pressés.
CINÉASTE
De quoi parlera-t-on aujourd'hui?
GALINA
Il ne faut pas anticiper. On ne sait jamais avec Zoubov.
JOURNALISTE
Cela fait partie de son charme.
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Ce qui importe, ce n'est pas le sujet mais la manière de laquelle on le dit.
GALINA
Ce qu'il dit est trèès important.
ÉCRIVAIN (Servile)
Très, très important, le sujet est en effet plus important que la forme.
GALINA (Sévère)
La forme aussi est importante. Tout est important chez Zoubov.C'est pour ça que je note toutes ses remarques, ses pensées, les moindres propos, dans un journal secret que je ne rédige qu'au petit matin. Les enfants sont encore couchés, je chauffe la cuisine et tout est tranquille. Ce sera une contribution fondamentale à la pensée de Zoubov, son héritage spirituel.
JOURNALISTE
À quand la publication?
GALINA
C'est à Zoubov d'en décider. Il n'en est pas question pour l'instant et vous ne devez pas dévoiler l'existence de ce document.
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Y traite-t-on de ses rapports avec Maximov?
GALINA
Zoubov est beaucoup plus important que Maximov. Mais il l'aime bien. C'est quand même un autre niveau.
ÉCRIVAIN
Et Souvarine?
GALINA
On est voisins, mais Zoubov va plus loin.
ECRIVAIN
Il est vrai qu’on ne saurait les comparer.
GALINA
Zoubov est beaucoup proche de son milieu natal, Souvarine est déjà occidentalisé.
JOURNALISTE
Que pense-t-il de Moscou?
GALINA
Les citrons. Les citrons coûtent une fortune. Ici, on trouve des citrons. Là bas, la queue, la queue, et pas de citrons. Moscou est une ville terrible. De la boue devant notre immeuble, pas de trottoirs, on patauge dans la gadoue. Ici, la neige est propre et on trouve de bonnes chaussures. Lorsque les enfants rentrent de l'école, ils sont nets.
(Note de l'éditeur : cette séquence, qui rapporte fidèlement certains des propos de Nina Kandinsky a été rédigée voici plusieurs décennies).
ÉCRIVAIN
Vous devez cependant regretter vos amis...
ARTISTE PEINTRE (Matta a servi de modèle)
… en dépit de contraintes matérielles, qui n'excluent pas une certaine liberté. Une liberté autre.
GALINA
Non. Il n'y a pas de liberté là-bas.
ARTISTE PEINTRE
Si vous croyez la trouver ici, détrompez-vous. Attendez de mieux connaître l'Amérique, les pressions des médias, la pub, les inégalités criantes, le trop plein de la société de consommation. Avoir trop, c'est n'avoir rien.
ÉCRIVAIN
N'exagérons pas!
SOCIOLOGUE
Il est vrai que les privations matérielles forgent la personnalité. Une oppression qui se déclare comme telle développe le tempérament alors que les gens se dissolvent dans le trop plein.
ARTISTE
Il n'est pas dit, ma chère Galina, que vous ne trouviez pas à Marytown, des contraintes pires que celles que vous avez fui. C'est une affreuse petite ville conservatrice, catholique...
GALINA
On ne se plaint pas ici.
SOCIOLOGUE
Vous n'avez pas encore subi l'irrésistible poussée du Mainstream. On finira par vous avoir.
ECRIVAIN
Les jeunes n'ont plus d'idéal. Ils ne pensent qu'à l'argent.
GALINA
C'est vrai. Zoubov me l'a dit : on s'enrichit ici.
SOCIOLOGUE
Vous en convenez. Avez-vous songé à la misère morale des exclus du système, ceux qui vivotent dans les bas-fonds de la pyramide de Maslow : misère morale et culturelle, dénuement, maladie et déchéance?
ARTISTE
Le management a conditionné dès le collège les jeunes au fric, au fric tout de suite, au fric qui pue, au fric qui pue. Et ils deviennent des légumes. Dans les beaux quartiers, on en voit de ces beaux gars musculeux, comme des fruits gonflés, fades et stérilisés.
GALINA
C'est vrai qu’ici les pommes sont trop rouges et sans saveur, comme les poireaux et les bananes. Zoubov qui aime les pommes ne mange que celles du fermier écolo du Vermont Palace. Vertes, tachetées, pas belles à voir, mais bonnes à goûter, pas comme celles du Paradise Markt. Zoubov mange souvent des pommes au milieu de la nuit.
ARTISTE PEINTRE
Moi aussi. Ça chasse les odeurs de bouche quand elle sent le vieux cul. (ndlr.Verbatim authentique de Matta) GALINA (Sévère) Zoubov n'a pas d'odeurs de bouche et il n'aime pas la vulgarité. Mais il dit du bien de vos tableaux. C'est moche, mais ça lui rappelle les gribouillis des enfants de son école, à Minsk. En tout cas on trouve ici des carottes, de la viande et hier on a mangé une truite saumonée. Vous voyez-vous en train de déguster une truite saumonée à Moscou?
CRITIQUE
On prétend que le Maître prépare un pamphlet contre l'intelligentsia occidentale.
GALINA
Il ne faut pas écouter les rumeurs. Je suis - avec Zoubov lui-même - la seule source autorisée.
JOURNALISTE
Excusez-moi d'insister, mais on dit que Zoubov accuse nos élites intellectuelles occidentales de s'être alliées objectivement avec toutes les dictatures.
GALINA
Pour l'instant Zoubov n'a rien publié là-dessus.
JOURNALISTE
On affirme aussi qu'il en veut aux consciences autoproclamées coupables ,selon lui, d'avoir pactisé avec les ennemis de l'Occident : Lénine et Staline, Castro et Mao, Kadhafi et Khomeny, Pol Pot et la liste n'est pas close.
GALINA
Nous avons de bons rapports avec les intellectuels américains. On a beaucoup d'amis en France, à Londres et à Amsterdam. Tenez prenez plutôt de la tarte aux pommes à la crèmes fraîche et à la cannelle. Aujourd'hui elle est réussie... C'est une spécialité de chez nous.
JOURNALISTE
Extraordinaire. Succulent! Génial !!On peut publier la recette ? La tarte à la Galina Zoubov? ça ferait un tabac!
GALINA
Il faut l'arroser avec du thé très chaud.
ARTISTE PEINTRE
Le socialisme soviétique a échoué pour s'être frotté à la bourgeoisie impérialiste. New York, Moscou, même pourriture. Même Cuba me déçoit.
JOURNALISTE
Vous avez pourtant accepté une invitation par Castro.
ARTISTE PEINTRE
Je l'ai fait pour Cuba, pas pour Castro. Tous les ans on décerne un prix et l'ambassadeur a insisté pour que je me rende à la Havane pour le recevoir. J'y ai mis une condition : c'est qu'on me permette de me reposer trois jours dans cette île extraordinaire où Castro héberge les personnalités importantes. Le service est parfait et il y a de grosses tortues, de très grosses tortues qui se promènent sur la plage.
JOURNALISTE
Et Castro a accepté?
GALINA
Silence s'il vous plait, il est cinq heures, Zoubov arrive.
ZOUBOV (En veste d'intérieur et en pantoufles, barbe et sourcils en broussaille, salue en grognant et s'assied dans le fauteuil qui l'attendait).
ZOUBOV
Bien sûr qu'elle est pourrie.
SOCIOLOGUE
La société?
ZOUBOV
L'élite européenne, comme celle d'ici. Pourrie, oui, pourrie, décadente, vermoulue, décomposée, névrotique, rampant ignoble devant ses ennemis, orgueilleuse envers ses assujettis, stérile et hypocrite, cynique et culpabilisatrice, Tout bien pesé, je préfère encore les militaires communistes. Un, tigre nu vaut mieux qu'une hyène habillée.
ECRIVAIN
Vous faites allusion à Chateaubriant décrivant Fouché? L'intelligentsia ça bouffe de la charogne, on le sait.
ZOUBOV
Ces vautours! Ils préparent d'abord la démission des volontés, puis ils glorifient la soumission et achèvent la besogne des conquérants par la castration mentale de la population.
JOURNALISTE
Mais cette intelligentsia, vous même, Zoubov, n'en faites-vous pas partie?
ZOUBOV (avec lassitude) En ces temps là, c'était ça ou les camps. Vous n'avez pas cette excuse.
SOCIO
Vous ne seriez pas un peu excessif par hasard?
CRITIQUE
Souvenez-vous d’Orwell. Il a fini dans un goulag insulaire.
ZOUBOV
Il est mort trop tôt. Chez nous rien ne sert de se survivre. Et puis... Je croyais jadis à l'avènement d'un socialisme humain.
SOCIOLOGUE
Comment en êtes vous venu à répudier votre foi communiste, à stigmatiser Staline et Lénine? N'était-ce pas une trahison?
ZOUBOV
Vous êtes bouché à la cire? Aveugle, sourd, vous l'êtes, mais pas muet, oh non, pas muet!
JOURNALISTE
Calmez-vous. On dit que le Président a refusé de vous recevoir. Il fêtait la venue d'une délégation de lutteurs et de danseurs soviétiques. Vous gêniez paraît-il la détente.
ZOUBOV
Je gêne toujours. Le feu couve partout.
GALINA
Ne dis pas ça. Ils sont tous fiers de t'avoir ici.
ZOUBOV
A Marytown ils se sentent flattés d'avoir un Nobel qui amène des touristes et la télévision, mais ils sont embêtés de devoir supporter Zoubov. La terre promise est derrière moi.
ARTISTE
Vous avez la nostalgie de vos racines, de la glèbe slave, de cet amour viscéral...
ZOUBOV
Ce sera justement le thème de notre causerie d'aujourd'hui: une explication de textes chinois sur le thème de l'exil.
Tous s'assoient. Galina fait passer des tranches de gâteau et des tasses de thé brûlant. Zoubov abaisse une lampe à suspension à abat-jour vert et sort des feuillets d’un cartable Hermès un peu usé. Le crépuscule inonde la grande pièce d'une lumière sanglante. 30 Nov. 1983. 15 Juil 1993