Je ne partage pas tout à fait l'enthousiasme de Pierre Flinois pour plusieurs raisons. Tout d'abord Fritz Lang ne fait pas référence au Ring, mais à ce que Wagner a voulu totalement évacuer: la légende pseudo-médiévale avec ses poncifs et ses fausses brumes "nordiques". Notamment les palais des Gibichungen sont ... wormsiens, comme le constate le critique, donc très datés dans le moyen âge chrétien. On consultera à ce propos l'ouvrage de David J.Levin sur les rapports entre Wagner, Fritz Lang et les Nibelungs. (Cf. Notes de lecture dans L'Encyclopédie du Ring, Bruno Lussato, Fayard 2005).
Tant que Siegfried est montré pratiquement nu, et de préférence de loin et de dos, dans une nature sauvage et intemporelle, on peut à la rigueur adhérer au point de vue de Flinois bien que le corps du héros soit bien chétif pour se mesurer avec le dragon, et que de près, son profil anguleux, ses rides, trahissent la quarantaine du prétendu jouvenceau! Mais les choses se gâtent, lorsque les décors, les gros plans et les costumes envahissent l'écran. Essayer d'imprimer une vision médiévale chrétienne au Ring relève déjà d'un grossier malentendu. Mais si cette vision médiévale apparaît datée des années 25, ce qui est le cas, le décalage est aggravé. Par dessus le marché, une volonté esthétisante prêtant à sourire et rappelée d'ailleurs dans le générique de la vidéocassette, un style expressionniste outré, décoratif et doucereux à la fois, des maquillages Modern Style rappelant les réclames pour les élégantes, tout cela frise le bariolage, et détone avec les volumes architecturaux justes et austères. Il suffit de montrer à n'importe quel spectateur contemporain la scène sucrée entre un Siegfried accoutré du même motif géométrique que le carrelage du palais, et de ses tentures, et tenant la main d'une Gutrune maniérée sous un buisson de carton-pâte pour déclencher un rire irrépressible. Ce maniérisme, d'ailleurs absent de bien des grands films de cette époque (que l'on songe à Ivan le terrible d'Eisenstein) , s'estompe sans doute lorsque le cinéphile se replace dans le contexte de l'époque. Mais pour qui adhère au parti pris de simplicité et de neutralité des costumes affirmé par Wagner, il n'est pas moins choquant que le prétendu mauvais goût de Karajan, stigmatisé par Flinois. L'abus des qualificatifs: "référence absolue", "modèle permanent", ou pis "disqualification de tous les protagonistes à venir", jette une ombre sur l'impartialité de son jugement.
***Attention, politiquement incorrect!
La premiere idée qui vient à l'esprit, est tout simplement qu'il est de bon ton dans certains milieux de se gausser du mauvais goût américain, de Karajan metteur en scène et d'une manière générale des indications wagnériennes authentiques, que l'on feint de considérer avec une condescendance bienveillante. Mais devant les outrances répétées des mises en scène successives, le plus conformiste des critiques se prend à rêver et à regretter les illustrations douceureuses de Stassen et de Rackham. C'est le personnage de Siegfried, qui souffre le plus de l'écart entre les indications de la partition et la réalité scénique. C'est à son sujet que cette nostalgie d'un héros mythique est la plus durement éprouvée. Le seul moyen d'afficher ce rêve d'un Siegfried jeune et beau et d'un décor splendide, sans exciter les sarcasmes des "chiens de garde", est de s'abriter derrière un nom qui leur impose le respect. Fritz Lang en est un. Il permet de nous venger des Siegfried barbus, vieillissants de 1876, d'un Melchior fat et gras comme un jars que l'on gave, de la baderne en short et en bretelle du Théatre de la Monnaie, et des brutes stupides qui ne cessent de hanter les scènes des Opéras les plus célèbres.
Je relaterai à ce propos deux anecdotes. Lors de ma première visite à Bayreuth j'eus le privilège d'assister à une scène du plus haut comique. Le plateau convexe était censé représenter le globe terrestre. On contemplait de profil et en ombre chinoise la plantureuse silhouette mamelue d'Astrid Varnay dormant sans bouclier, ni heaume ni lance. Lui tournant le dos et s'adressant au public, un Siegfried au nez bourbonien s'exclamait soudain " Es is kein Mann!", (ce n'est pas un homme! ) déclenchant les rires de la salle.
Je demanderai au lecteur de se reporter à l'Avant-Scène Opéra, numéro 14, p.56. On y voit Siegfried Jerusalem converser avec Heinz Zeidnik. Il se trouve qu'il est le sosie d'un de mes amis, homme d'affaires réputé. Une de ses amies jetant un coup d'oeil sur le jeune héros d'exclama: il est vraiment bel homme, on lui donne à peine soixante ans!
Pour terminer, je lance un défi à ceux qui me trouveraient trop sévère. Qu'ils contemplent les Siegfried illustrés dans l'Avant-Scène aux pages suivantes: 26, 27 et 123 (tableaux de Leeke, début du siècle), 63 et 89 (théatre de la Monnaie, Bruxelles, 1991, montrant la baderne mentionnée ci-dessus), p.81 (une autre baderne, à l'Opera de Francfort 1986),p.126 (Lauritz Melchior, jars au double menton exprimant la stupidité triomphante), p.133 (le même en jouvenceau espiègle) p.134 , (Max Lorenz au visage à la Fritz Lang) et p.135, (Windgassen en 1958, parfait chevalier teutonique pour jeu vidéo), et pour achever la galerie, p.146 Alois Burgstaller congédiant un ours en peluche. Qu'ils imaginent sans rire ces figures ridicules, insérées dans une super production d'un best-seller mythologique!
Les seules images qui puissent résister à cette épreuve sont peu nombreuses. Citons la page de couverture (peinture sur verre de Joseph Hoffmann d'après les tableaux de 1876), p.5, 6, 7, (les lithos de Stassen des années 20), p.17 (Rackham, 1909-1911), p.19 (encore Hoffmann), 142 (Fritz Lang 1926). On remarquera que la seule caractérisation à peu prés plausible du héros qui ne soit pas une gravure, est celle de Fritz Lang au cinéma, et pour l'unique scène du combat avec le dragon, ce qui justifie l'enthousiasme de Pierre Flinois.
*** Toujours en restant sur le plan de l'imagerie, je ne vois s'approchant du héros que trois personnages cinématographiques, à condition cependant de les isoler radicalement de leur contexte, et de choisir soigneusement les plans, (ce qui s'applique d'ailleurs à Paul Richter dans le film de Fritz Lang). Le premier, est Encolpe dans le Satyricon de Fellini, jeune païen dépourvu de scrupules. Le second est Brad Pitt dans certaines séquences du film de Jean-Pierre Annaud "Sept ans au Thibet" (lorsque le héros essaye un costume et qu'il dialogue avec le dalai-lama). Le dernier est l'adolescent de "Blue Lagoon". Ce film-culte et kitsch, montre deux enfants grandissant en huis-clos dans un lagon paradisiaque et découvrant progressivement la sexualité et l'amour. La découverte du corps de l'autre par ces deux splendides adolescents, est conduite avec un tact et une pudeur qui rappelle parfaitement les réactions de Siegfried et de Brünnhilde, et somme toutes paraissent moins ridicules que l'expressionisme maniéré de Fritz Lang. L'intérêt de ces images, est qu'elles permettent de se représenter d'une manière plausible les rapports entre une Brünnhilde aux lèvres enfantines, et le "wonniges kind", le délicieux enfant, qu'est Siegfried d'après le texte. Qu'on se figure Manfred Jung en ravissant gamin, et les lèvres d'enfant de Gwyneth Jones ! Ces séquences du film permettent de comprendre le trouble sensuel et un peu angoissant d'un jeune homme qui découvre par lui-même le sexe dont il ne sait rien. Mais aussi la tendresse et la pudeur des sentiments profonds. Dans une certaine mesure, bien qu'elle ait le même âge, la toute jeune fille "aux lèvres enfantines" et aux yeux de biche, peut paraître protectrice. N'oublions pas que si Siegfried prend Brünnhilde pour sa mère, ce n'est pas en raison de son apparence, mais des discours qu'elle lui tient et qui l'apparentent à la sagesse du vieux Mime. Notons enfin, que comme si le couple idéal ne pouvait connaître une fin heureuse, les deux amants de Blue Lagoon se suicident. Malheureusement si le héros de Blue Lagoon a l'âge requis, l'expression de son visage dénote un caractère trop gentillet. De ce point de vue c'est le personnage de Annaud qui serait le plus représentatif de la carrure de Siegfried.
Pour compléter la description de l'apparence physique de Siegfried, je ferai référence à un autre huis clos dans un autre lagon bleu. Mais au lieu des rapports d'amour et de tendresse entre deux adolescents, il s'agit des rapports de haine et de sensualité perverse entre deux hommes également naufragés et condamnés à un tête à tête quotidien. Ce roman terrifiant complète le portrait de Siegfried qui dans le lagon bleu apparaît d'une douceur sucrée frisant le kitsch. Le personnage de Tapie, dans le Désir du cannibale parait au début aussi innocent que l'adolescent du lagon bleu, mais il se révèle progressivement aussi dangereux pour son compagnon que Siegfried pour Mime. Si je cite aussi longuement cet ouvrage, c'est qu'au delà d'une description très fine des rapports entre barbare et civilisé, conforme à l'analyse proposée dans le paragraphe précédent, il me parait décrire mieux que je ne saurais le faire l'aspect d'un Siegfried plausible vu par son souffre-douleur.
*** Attention, ce passage peut choquer certaines sensibilités. ** Notes personnelles sujettes à caution.
SIEGFRIED et "LE DÉSIR DU CANNIBALE" de Jean-Paul Tapie. (Laffont 1996).
Un de mes éditeurs m'a offert en 1996 un ouvrage qu'il venait de publier et dont le héros lui rappelait Siegfried par certains traits. J'ai failli l'abandonner en chemin tant le sujet me paraissait incongru et même franchement scabreux. Comme je l'ai annoncé, il s'agit de l'histoire de deux hommes naufragés, condamnés à coexister dans une île déserte. Lagon paradisiaque mais redoutable quand le Mime est un homosexuel phraseur et pédant et le Siegfried, un ...Siegfried homophobe et anti-intellectuel! Cela finit mal. Comme dans le Ring, le Mime terrorisé projette la disparition du jeune homme pour sauver sa tête. Je ne vis pas sur le moment l'intérêt d'un tel rapprochement. Ce n'est qu'après avoir terminé mon analyse de la partition que je m'aperçus que le livre de Tapie, au delà de son sujet scabreux, mettait en lumière des sentiments très complexes et proches de ceux que peuvent éprouver secrètement non seulement les deux personnages mais aussi leur créateur tel qu'il s'exprime dans la partition et que j'ai décrit à propos de Mime et de ses rapports avec son fils adoptif. La description du héros de l'ouvrage, peut servir de stimulant pour le casting d'une doublure de Siegfried.
Les références au Ring figurent en italique, les citations de l'ouvrage de Tapie, en caractères normaux.
Siegfried et Mime, 1er Acte. Siegfried se sent à l'étroit dans la grotte sombre du forgeron. " Non seulement c'était un jeune homme, mais c'était un très beau garçon. Blond, bâti en force. Le visage tendu, avec une expression amère. Mais très beau. D'une beauté incongrue en un tel endroit. "
Siegfried doit avoir 16 à 17 ans dans l'opéra éponyme mais en parait davantage armé de pied en cap par Brünnhilde, dans Crépuscule des dieux. "Il n'avait pas plus de vingt cinq ans.Il semblait très costaud. ... "
Siegfried rit beaucoup avant sa rencontre avec Brunnhilde et son rire est associé à la cruauté. Il rit juste avant d'attaquer et plaisante après. Mime, le dragon, le voyageur, en ont été victimes. "...le plus costaud mangera l'autre."Il a éclaté de rire. Je me suis également rendu compte à quel point quand il riait il était beau. Sa beauté se mettait à vivre, comme un tableau enfin correctement éclairé". Siegfried est sans doute le seul personnage d'opéra dans lequel le compositeur ait autant mis l'accent sur la beauté physique. Signalons par rapport au rire, celui du brigand violeur et invincible de Rashomon (Kurosawa). Il rit aux éclats lorsqu'il médite un mauvais coup
Wotan lui-même est émerveillé par la splendeur du garçon et accepte de disparaître pour qu'il vive, alors qu'il a sacrifié Siegmund à son intérêt. Lorsqu'il affronte l'adolescent, son orgueil et sa joie sont décrits par par un leitmotiv (l'orgueil paternel). Malheureusement pour lui, Siegfried l'humilie et le massacre psychologiquement. "Ce garçon ne pouvait que survivre, j'en étais convaincu, même s'il fallait pour cela qu'il me dévore. Qu'il me dévore, mais qu'il vive."
Wagner s'est beaucoup exprimé (Richard Fricke cf. notes de lecture), à propos du corps de Siegfried et le souhaitait robuste, de proportions qui attestent sa provenance "divine", puissamment musclé mais encore "en devenir", laissant deviner une plénitude encore plus grande. "Il avait un corps splendide, comme je n'en ai vu que... très brièvement chez des garçons à la recherche de la musculature la plus impressionnante possible. Un bref instant pendant quelques jours, quelques semaines à peine, leur corps passait par un point de perfection. Mais cela ne durait pas. Les muscles continuaient de grossir... Lui, était demeuré à ce point de perfection. Il avait un corps juste, comme les vrais sportifs, les athlètes, les gymnastes, les lutteurs. Un corps adapté à l'effort qu'il exigeait de lui. Par exemple tandis qu'il ramait, son corps se mettait entièrement à son service. Au lieu de le gêner comme l'eût fait celui d'un culturiste, il lui donnait un maximum d'efficacité. Les deux bras tiraient sur les rames avec une puissance harmonieuse. Les jambes prenaient solidement appui sur le fond du canot. Les abdominaux fournissaient la résistance nécessaire. Le dos... reliait bras et jambes dans une torsion idéale. ... Sa force était naturelle, il l'avait lentement acquise et elle avait peu à peu transformé son corps pour y être tout à son aise, comme on aménage un bâtiment." Hagen reconnaît Siegfried par son aisance physique: "D'un geste tranquille, comme d'une main nonchalante, il lance le canot à contre-courant; seul le vainqueur du dragon peut se glorifier d'une telle vigueur pour manier la rame. Ce ne peut être que Siegfried! "
Siegmund était brun affirme Gerhilde, une des Walkyries. Siegfried est donc blond comme sa mère. Les yeux des Wälsungs sont verts et étincelants: Hunding les compare à un serpent luisant. " La beauté de son visage, elle ne s'arrangeait pas du vocabulaire mièvre habituel. ses lèvres n'étaient pas délicatement ourlées, ni ses oreilles fines et ciselées, ni les ailes de son nez légères et palpitantes. Ses traits, en fait, étaient simples, presque sommaires: les lèvres égales légèrement renflées, le nez un peu épais, la mâchoire solide, les sourcils droits et sombres, les pommettes hautes et marquées, presque asiatiques, les oreilles franches. Seuls les yeux d'un vert hardi et les dents blanches, carrées, solides, capables sûrement de déchirer une viande crue, sortaient de l'ordinaire. C'étaient sa jeunesse, son évidente énergie, sa force profonde, débordante même, qui inspiraient ses traits et leur donnaient cette ahurissante beauté." Cette beauté et cette énergie débordantes sont décrites à satiété par Hagen, Gunther, les filles du Rhin et exprimées par de nombreux leitmotive. Siegfried, en trois circonstances, apparaît d'une sauvagerie accentuée par l'agressivité des thèmes qui l'accompagnent. Il y a bien entendu le combat avec le dragon où toutes ses forces sont bandées pour transpercer le coeur du monstre. Mais aussi une impitoyable étreinte, celle par laquelle il soumet cruellement celle qui une nuit auparavant lui avait tout donné. Enfin, dans un dernier sursaut, le dos transpercé il essaye d'écraser son meurtrier sous son bouclier. "Il était dressé en plein effort, les traits figés par la rage. Ses muscles étaient bandés avec une violence extrême, sur le point de rompre, tels des cordages soumis à un travail excessif, cherchant en eux un supplément de force, une ultime énergie. Il était impressionnant de puissance. Un animal piégé, réduit, qui lutte pour survivre, qui se bat sans réfléchir et sans douter. "
L'opposition entre l'intelligence érudite et raisonneuse de Mime, de Wotan et de Brünnhilde et l'intelligence limitée mais pratique de Siegfried, est constamment soulignée. Mime voit avec ahurissement le garçon réduire en poudre son épée et lui reproche de ne pas avoir appris ses leçons. Mime déplore que dans les circonstances pratiques de la vie, "l'habileté ne peut rien... seule la sottise vient en aide au sot! Comme il s'agite, comme il se démène! Le fer se défait, mais lui n'est pas inquiet! " Wotan de son côté répond à Siegfried qui le menace de lui crever un oeil: "Quand tu ne sais rien, je vois mon fils, que tu sais te tirer d'affaire".Siegfried lui-même avoue à Brünnhilde qui lui révèle le sens de son combat: "Je ne puis percevoir ces choses lointaines, quand tout mon être ne voit et ne sent que toi! "Je le devinais plein de ressources, rarement pris au dépourvu.; en tout cas jamais longtemps. D'une intelligence limitée, peut-être, mais pratique. Instinctif jusqu'au bout des ongles. Insensible au découragement, à la fatigue, au renoncement. Ignorant le sens des mots abandon, abattement, désespoir".
Siegfried n'aime pas les bavardages inutiles et rabroue les phraseurs: Mime et Wotan. Il ne comprend rien aux propos de Brünnhilde qui n'ont pas de signification pratique immédiate. Il veut en venir au fait. Mime a dû beaucoup souffrir de cette relation et il fait allusion à sa solitude, sur les mêmes thèmes qui accompagnent celle de Siegfried. "Il parlait peu et toujours à bon escient. Il ne prolongeait jamais une conversation au delà de l'indispensable. La solitude ... l'avait sans doute rendu taciturne. Il répondait à mes questions d'un ton rogue, expéditif, qui n'était ni agressif ni moqueur. Ces premiers jours ont profondément contribué à l'image que je me suis forgée de lui, et dont j'ai eu tant de peine à me défaire, même lorsqu'il est devenu évident que je m'étais grossièrement trompé. Il ne mettait aucune passion, aucune véhémence dans ses propos, ce qui leur donnait l'évidence du bon sens. L'absence de toute courtoisie rendait la discussion âpre et inconfortable. Je me suis senti entraîné ou poussé, contre mon gré et presque à mon insu, vers le silence. "
Siegfried est fondu dans la nature. Il se compare à un poisson luisant et contemple avec tendresse louves, biches et oisillons. Lorsqu'il s'agit d'attaquer Fafner, alors que Mime le croit terrorisé, il médite ses gestes et recherche l'économie de mouvements et l'efficacité. "Il possédait une science intime de notre environnement mais il n'éprouvait pas le besoin spontané de me la faire partager. Même s'il n'était pas le plus inspiré des professeurs, mon admiration pour lui ne connaissait plus de limites. J'étais frappé par la rapidité et le naturel avec lesquels il s'assimilait... Quand je me cognais aux arbres, , il passait sans encombre. L'économie et l'efficacité de ses gestes trahissait un instinct animal qui le rendait chaque jour plus authentique, plus dépouillé...Une absence de rupture avec le milieu naturel qui le rendait invincible et fascinant."
L'iconographie contemporaine de Wagner dépeint Siegfried comme un gentil écologiste, comme un délicieux jeune homme au teint rosé et aux formes douces. Plus tard Arthur Rackham accentue le côté doux du jeune homme. C'est plus tard, que dans les illustrations de Braune et Franz Stassen, Siegfried devient une belle bête blonde à la musculature agressive."Fascinant, il l'était aussi, tout simplement par cette beauté physique...(mise en scène par l'environnement austère). Le corps d'une femme est beau par sa ligne, celui d'un homme par son relief. Son corps était beau dans son ensemble et dans chacun de ses détails: la rondeur souple des biceps, l'angle du cou près de l'épaule, la planche flexible du ventre, l'échancrure des pectoraux, la fragilité de l'aine et de l'intérieur de la cuisse, la courbe du dos juste au dessus des reins, l'élégance des mollets, la nervosité des avant-bras. "
Mime a élevé Siegfried dans la conviction que nulle animosité ne s'installerait dans le huis-clos de la taverne. Mais il s'est trompé: Siegfried le déteste parce qu'il est laid et intellectuel. "Maintenant nous allions devoir affronter le redoutable face-à-face auquel nous étions contraints. Je m'efforçais de me convaincre qu'il n'y avait aucune raison qu'une lourde animosité ne s'installe entre nous. Sauf si..." Sauf si Siegfried perçait à jour les plans de Mime et ses mensonges. Ce qui est précisément le cas. La relation entre maître chétif et disciple athlétique est une longue suite d'humiliations déshonorantes et de sévices honteux. Le sadisme n'en est pas absent car le rire de Siegfried , comme on l'a noté plus haut précède où suit une action d'agression ou de provocation. Après avoir épouvanté Mime, il doit d'asseoir pour récupérer son accès de fou-rire. Par exemple, dès le début du Ier acte, le jeune homme fait irruption, tenant un ours en laisse. Il le lance sur le nain à la distance juste pour ne pas le dévorer d'un coup. Sa victime essaye désespérément d'échapper aux morsures, et obtient sa rémission provisoire. "Ce sera pour une autre fois" menace Siegfried. Devant la terreur du malheureux, il est saisi d'un tel fou-rire qu'il est contraint de s'assoir. (Ces précisions ne viennent pas d'une interprétation ni d'un témoignage d'assistants, mais des didascalie elles-mêmes, c'est dire qu'elles font partie de l'oeuvre). "... Soudain il commence à me provoquer et à m'humilier... J'ai eu l'impression d'avoir changé à mon insu d'interlocuteur. Son regard brillait d'un éclat nouveau. Mais je ne pouvais y départager l'amusement de l'arrogance. Il a éclaté de rire. Son rire m'a troublé plus que je n'aurais voulu. C'était un rire très physique, qui ne venait pas simplement de la gorge, mais du ventre aussi, et auquel le corps tout entier semblait participer. Il n'était pas tonitruant, il était solide. Ce n'était pas un rire social, une réaction convenue. C'était un rire extrêmement viril. " (voir plus haut au sujet du rire).
Siegfried n'est jamais satisfait des informations délivrées par Mime. Il les trouve rabâcheuses et incomplètes. Il essaye d'en savoir plus, toujours plus, et toujours sous la contrainte et les humiliations. " Ecoute... j'ai quelque chose à te proposer. Il y a eu une hésitation dans son ton qui aurait pu passer pour de la timidité J'aime apprendre. Chaque soir tu me raconteras une histoire vraie. Et si tu racontes bien... Il y aura un autre soir." J'ai eu la funeste impression de me trouver face à un inconnu. J'aurais dû approfondir cette impression. Mais je ne l'ai pas fait. "
Siegfried annonce à Mime, qu'il menace à deux reprises de le faire dévorer, (par l'ours ou par le dragon) qu'une fois encore il a sauvé sa peau. Plus tard, comme il lui ment, il commence à le broyer pour lui faire dire la vérité, pratique qui lui est habituelle. ".. Il éclata de rire : je me réjouis de toutes ces soirées qui nous attendent. Tu racontes bien mais je pense que tu ne t'es pas tenu à la stricte vérité. Mais tu m'as distrait. Le sultan satisfait de Shéhérazade, décida qu'elle n'aurait pas ce soir la tête tranchée. Bonne nuit. "
Jour après jour, par la violence, Siegfried arrache au nain terrorisé, de nouvelles connaissances. " Il m'a fallu ainsi tout t'extorquer... puisque de bon gré tu ne m'apprends rien!" Pis encore, Mime sait que Wotan, par jeu, parce qu'il n'a su répondre à une de ses questions, l'a voué à la mort et charge Siegfried de l'exécution. Il se demande comment lui échapper."Soir après soir je me suis transformé en Shéhérazade , à cette différence prés que chaque nouveau récit n'avait pas pour but de repousser le sort qui m'attendait mais au contraire de le hâter." La vie de Mime dépend de sa capacité à dissimuler la vérité intégrale, à ceux qui le questionnent, Siegfried pour commencer. " Il a secoué la tête en souriant: "tu n'es pas très honnête. Tu refuses de répondre à mes questions. Si ça continue, tu finiras par me mentir. " J'étais sur le qui-vive, je sentais que je ne serais pas en mesure de lui resister longtemps. Pourtant ce soir il en est resté là et il a été s'allonger dans la cabane. Le lendemain il est revenu à la charge. ... Il ne serait jamais rassasié. Il lui faudrait chaque jour davantage. Si je ne me défendais pas, je finirais bien tôt ou tard par tout lui livrer de moi, en finissant par ces pénibles secrets, dissimulés à tous, presque oubliés de moi. Ce serait un suicide, une mort acceptée de gaîté de coeur... Au moment où je m'allongerais sur l'autel, dos tendu, poitrine offerte... j'aurais le temps de reconnaître ses traits réjouis et sa bouche de carnassier. Même s'il avait de très belles dents, je n'avais pas envie de finir sous ses crocs. Seulement... Seulement il y avait en face de moi un adversaire redoutable que rien ne rebutait et qui avait fait du temps son allié en minant mes défenses et en sapant mes convictions. Comme un chateau de sable attaqué par la marée, j'allais me déliter, tôt ou tard, nous le savions tous deux, je me rendrais, je m'agenouillerai devant lui et réclamerais le coup de grâce. Mon avenir m'avait rarement paru aussi préoccupant. Seul un miracle pouvait me sortir de là. " Mime a compris que la torture a pour but la transparence totale, et que celle-ci est synonyme de mort psychologique. (cf. Sironi, psychologie de la torture,Paris,1999). C'est pourquoi il garde par devers lui des bribes d'informations: même sous la pression de la violence physique il prétend ne pas connaître le nom du père de l'adolescent.
Pendant que Siegfried travaille avec acharnement à l'épée, Mime songe au miracle qui pourra le sauver. Ce miracle, c'est le narcotique. "Il devait continuer à travailler avec cet acharnement qu'il mettait en tout. Peut-être était-il en train de songer à la façon dont le soir même il me contraindrait à lui livrer mes souvenirs. Chaque nuit il me menaçait en riant de recourir à la violence pour m'extirper mes secrets. Il avait toujours une phrase ironique à ce sujet. Une phrase qui ne me faisait pas rire".
La seule solution pour Mime, est de tuer Siegfried, "...si tu t'éveillais, annonce-t-il au garçon, nulle part je ne serais en sûreté devant toi, même en ayant l'anneau. ". En riant, Siegfried a déjà menacé le nain de l'offrir en pâture à Fafner avant de tuer ce dernier. Les sentiments de Mime pour Siegfried semblent simples: haine pour les humiliations subies, cupidité et manipulations. Mais la musique est plus complexe. Mime se plaint de sa solitude et de son abandon sur les mêmes thèmes que ceux de Siegfried. Le refrain de Siegfried, son thème de la nostalgie, sont empruntés au chant d'apprentissage du nain qu'il qualifie de rengaine.".... Il fallait aussi penser à me protéger... Il chercherait à me retrouver pour me casser la geule et plus si affinités. Il m'arrivait quelquefois de souhaiter notre future confrontation. Je suis convaincu qu'il n'y aurait pas que de la haine, de mépris ou le désir de se venger dans son oeil. Il y aurait l'espace d'une seconde, autre chose. Un sentiment complexe que j'aurais ensuite toute la vie pour analyser. Je suis partagé entre l'envie de le diaboliser et la tentation de l'absoudre. Après tout il ne m'a jamais trompé. Il m'a prévenu plusieurs fois de ce qui m'attendait mais je ne l'ai pas cru. Par exemple il m'avait dit un jour que le plus fort mangerait le plus faible. J'ai cru qu'il parlait au premier degré.
" Je n'ai jamais été confronté à une telle volonté de faire mal sous un masque si placide. Je n'ai pas essayé de comprendre. Je me suis éloigné.Mais pas assez vite pour lui échapper." Le jour de l'exécution, Mime se jette tête baissée dans le piège encouragé par Siegfried qui joue avec lui au chat et à la souris et qui l'attire au bord du charnier. Attiré par son apparence placide et inoffensive, en dépit de signes inquiétants il ne peut s'échapper à temps et le garçon lui fait "déguster son épée". et plaisante sur son futur rôle de gardien du trésor. Un autre rire salue l'exécution: celui d'Alberich. "J'aime à penser que le premier être humain combinait en lui la puissance virile et le charme féminin. Un mélange divin forcément de brutalité et de grâce. Un corps musclé aux courbes sensuelles. Une peau parcourue de violence et d'érotisme. Vénus et Hercule. Puis Dieu...avait amputé cet être parfait pour créer l'homme et la femme. Il avait ôté à celui là ce qu'il avait donné à ceux-ci et au lieu d'un pur chef-d'oeuvre, il s'était retrouvé avec deux réalisations d'honnête facture. Michel-Ange s'en était certainement inspiré pour sa création de l'homme, puis pour le David. " Siegfried combine arrogance brutale, impatience et violence érotique, et douceur, tendresse rêveuse presque féminine. La ligne vocale douce et sensuelle et aux lignes beethovéniennes rondes et chantantes, beethovéniennes fait soudain place à des ruptures agressives et à des chansons brutales. "Délicieux enfant! ta mère ne reviendra pas,"sourit Brünnhilde en lui tendant la main. Citons à ce propos Jean Azouvi (L'Avant-Scène Opéra N°14, Siegfried ou la Quête de l'unité). " ... selon Platon vécut à l'origine des temps un genre distinct d'être qui étaient à la fois mâles et femelles. Ces androgynes étaient dotés d'une force et d'une vigueur prodigieuses. Les dieux paralysèrent leur puissance ne les séparant en deux. De même la dualité de Siegfried et de Brünnhilde, ne se dissout-t-elle pas dans l'unité de l'androgynie reconciliée?... Le mythe de l'androgyne symbolise précisément la chute dans la dualité et l'incomplétude." Or curieusement, après son union avec Brünnhilde, Siegfried perd son côté féminin et nostalgique. Il devient un "macho" brutal, animé d'un désir sexuel irrepressible et donnant libre cours à son mépris des femme. Il ne retrouvera son anima perdue qu'au moment ultime. Brünnhilde subit une évolution symétrique. Avant de s'unir avec Siegfried elle combinait charme féminin et combativité virile. La Walkyrie, "garçon manqué", fille à papa, selon Shinoda-Bolen, était également capable de compassion et d'intuition. Elle supplie Siegfried de ne pas la violenter car elle pressent que l'union sexuelle serait fatale à tous deux. Elle implore Siegfried de l'épargner. Mais elle ne peut lui échapper, et se laisse glisser vers la "riante mort ").
Il apparaissait tel que je l'avais pressenti: brutal, sauvage, cruel. J'ai tenté de m'esquiver, mais c'était difficile. L'avenir s'annonçait préoccupant ". (Brünnhilde avait effectivement raison de se préoccuper: ayant perdu sa sagesse, elle devient une femme possessive et vindicative, entraînée par ses passions et incapable de se maîtriser. Ce n'est que dans la mort qu'elle retrouvera elle aussi l'union avec son animus perdu. Siegfried meurt sur un thème féminin, mais symétriquement le dernier souffle de Brünnhilde est celui d'une Walkyrie guerrière.)
Il peut paraître choquant d'établir un parallèle aussi étroit entre Siegfried et l'ouvrage de J.P.Tapie, chargé de connotations homosexuelles déclarées. Et il faut reconnaître que cette lecture est largement biaisée et proposée à titre heuristique, d'où le signet vert. Cependant les correspondances sont troublantes et méritent d'être signalées. D'une part la structure romanesque du récit est semblable, d'autre part les relations entre les personnages sont préservées.
Dans Siegfried comme dans Le désir du Cannibale, deux hommes s'affrontent en un huis-clos claustrophobique, dont un seul s'échappera abandonnant par vengeance, son adversaire à son sort : mort rapide ou mort lente. L'opposition homosexuel-homophobe du livre de Tapie, occulte celle tout aussi frappante intello-macho, très répandue aux Etats-Unis et dans les cultures YANG. L'intello,(le geek des américains) c'est le "fort en thème", le "disieux" par opposition au "faisieux". Un mélange de jalousie, de curiosité, de répulsion et d'agressivité, débouche chez le "costaud primaire" dans le désir d'humilier l'autre, de prendre sa revanche, de le dominer et de le détruire psychologiquement. Le sadisme n'est pas loin. Les victimes des deux intrigues, se plaignent sans cesse, excitant l'agressivité de leurs bourreaux. Il s'ensuit une issue débouchant sur la décision de "l'intello" de supprimer son adversaire, dictée par la peur de ne trouver dans le monde aucun sanctuaire à l'abri de ses attaques mortelles.
Enfin, j'ai déjà signalé les résonances homosexuelles, passagères et voilées, il est vrai, présentes dans la troisième journée du Ring, notamment le désir du héros, maintes fois répété, de trouver un compagnon aimé à chérir. Siegfried manifeste cette attraction trouble, même lorsqu'il a appris par l'oiseau l'existence de la femme. (Il continue de chercher un "lieber Gesell" même dans son escalade du rocher, il prend la Walkyrie pour un garçon et s'extasie devant sa chevelure et son corps). En définitive, dans le quadruple drame wagnerien, comme dans le roman de Tapie, c'est le héros qui sera tué par l'intrigant.