Le paradigme Necromonte, niveau d'abstraction
Quatrième livraison
Bessie la vache, et ses amies
(D'après Hayakawa)
Armin Necromonte
Le grand public a compris qu'une des raisons de la desaffection des épargnants pour les actions, tient à l'opacité et à l'extrême sophistication des outils boursiers.
Alexandre
A quoi est-ce dû?
Necromonte
A un phénomène qu'on nomme l'abstraction au point mort. En général lorsqu'on remplace la réalité par des mesures, des indices de qualité, des coefficients, des chiffres d'affaires, des mètres carrés, on est capables de retransformer - au moins par l'imagination - ces données abstraites par une image de la réalité qu'ils représentent. La carte permet de retrouver le territoire, et d'en donner une idée qui permette de nous orienter. Mais il arrive des cas où les manipulateurs de signes afin de distiller les données, de les triturer, d'en évaluer les probabilités d'occurrence, ne sont plus capables de retrouver la voie qui leur permettrait de revenir au réel. C'est comme un avion monté à une très haute altitude et qui ne pourrait ni redescendre sur terre, ni rattache ce qu'il voit à une expérience concrète. C'est cela qu'on appelle l'abstraction au point mort;
Alexandre
J'ai entendu dire que les gens qui manipulent les modèles économétriques, et qui prévoient par exemple si un fonds classé AAA va donner du B, n'ont pas la moindre idée des réalités qu'ils notent. Ils ne font pas la différence entre une usine agroalimentaire tchecoslovaque et un atelier de designers situé dans la silicon valley.
Necromonte
C'est tout à fait exact. Ils manipulent des chiffres comme les physiciens quantiques ce qu'on suppose être le réel. D'ailleurs leurs modèles, comme les paquets d'ondes de la physique quantique, sont probabilistes. Plusieurs scénarios incompatibles peuvent être simultanément admis, lisez n'importe quelle prédiction sur le futur et vous verrez que souvent c'est un événement imprévisible qui oriente le trigger, l'embranchement du rail dans telle ou telle direction. Par ailleurs, lorsque nos mathématiciens formulent un prévision sur un paquet de créances sur l'immobilier, certaines informations sont superbement ignorées : la vue, la tranquillité, l'effet de masse, le voisinage etc... Et pourtant ce sont ces données qualitatives qui décident qu'un bien sera acheté ou ne trouvera pas preneurs. On voit des quantités de programmes immobiliers dont l'architecture reflète l'idéal qui les sous tend et qui a nom "greed".Mais lorsqu'on passe des ondes de probabilités à l'échelle humaine, qu'on réduit le paquet d'onde à une particule et que le chat de Shroedinger finit par mourir ou rester vivant, on se trouve dans un univers dense, concret : celui de la transaction. Et on s'aperçoit que ce ne sont par les données économétriques qui l'emportent, mais la certitude de ne pas se tromper due à l'intuition, l'instinct et la deserendipity. Ainsi, les modèles probabilistes prétendent refléter une réalité dont les constituants individuels leur échappent complètement; La réaction psychologique des acheteurs en fait partie.
Bessie la vache et ses mystères
Hayakawa, le grand sémanticien, introduit Bessie la vache pour expliquer la notion de niveau d'abstraction.
Pour un petit éleveur, à la tête d'un cheptel d'une douzaine de vaches, chacune à ses caractéristiques propres, son caractère, ses forces et ses faiblesses. Il peut même entretenir des relations conviviales avec certaines d'entre elles et leur donner de petits noms affectueux. C'est ainsi qu'il distingue Rosie la noire, de Bessie la blanche tachée de brun. Rosie peut être plus robuste, Bessie meilleure laitière... Mais qui est Bessie la vache? Si nous demandons ceci à un boucher nous n'aurons pas la même réponse que celle d'un vétérinaire. Dans tous les cas c'est un tas d'organes, de viande, et en allant plus loin, une organisation complexe de cellules.
Du microcosme au macrocosme. Entre les deux : l'homme.
Un film diffusé par IBM a rencontré un immense succès. Il se nomme "les racines de dix". On voit un couple étendu sur une plage, à Long Island, je crois. Puis, toutes les secondes on s'éloigne de 1m, puis 10m, puis 100m. Plus vide qu'on ne le penserait, on gagne les limites intersidérales, pour finir dans un univers intergalactique hostile, peuplé de vide. Si nous faisons le chemin inverse, nous retrouvons l'échelle humaine, puis nous voyons les organes, les cellules, les amas neuronaux, puis encore les molécules, les atomes qui les composent, leurs constituants, et le vide, le vide inhumain où circulent des particules, se croisent des leptons, des bozons, des quarks. Rien n'est stable, tout est en mouvement, les frontières sont floues, le couple, comme Bessie la vache sont des systèmes évolutifs sans qualités, sans couleur, sans densité concrète
.Vous avez certainement vu une plante au macroscope temporel. On prend toutes les heures un cliché et on fait défiler le film à 36 images par seconde. La plante qui nous semblait immobile, parait animée d'une vie intense : elle pousse, se déploie, se recroqueville, s'ouvre à nouveau, s'épanouit... De même, examinons une feuille de cette plante au microscope. On la verra pousser à vue d'oeil. La plante n'est immobile qu'à notre échelle. Dès qu'on en change, c'est un organisme totalement différent qui se présente à nous.
En dépit du vertige qu'il nous cause par la démesure qu'il nous fait ressentir, le film d'IBM, ne peut nous donner une idée même lointaine de la réalité de Bessie la vache, ou du couple de Long Island.
Tout d'abord parce qu'à une échelle très fine, quantique, la matière se dissout, on n'a plus affaire à un monde physique, mais à un système incompréhensible d'ondes de probabilités, dont l'existence réside dans des formules mathématiques qui échappent à notre regard et à notre entendement. C'est ainsi qu'au niveau le plus fin les constituants de Bessie la vache sont dispersés dans tout l'univers, il est impossible de les localiser exactement, ils se trouvent ici et là simultanément.
Puis, parce-que toute tentative d'observer Bessie, au niveau subquantique, transforme brutalement la réalité. Les ondes disparaissent, l'incertitude aussi, et à leur place on trouve des particules solides, minuscules, bien localisées, matérielles. Le passage de l'onde probabiliste, immatérielle, dispersée dans tout l'univers, au corpuscule solide, concret, localisable dans l'espace temps, se fait tout simplement parce qu'il existe un observateur conscient, un humain, pour observer. C'est ce qu'on appelle la réduction du train d'ondes. (cf. les billets de Marina Fédier sur la physique quantique).
Tout ceci nous montre l'illusion du réel. Il nous est impossible de le considérer comme quelque chose d'objectif, de stable, de réel.
En revenant à Hayakawa qui ne se doutait guère à quel point son intuition était exacte, notre Bessie la vache, bien différente du sympathique animal qui regarde paisiblement passer les trains, apparaît dans ses constituants ultimes un non-objet, un train d'ondes impensable, que l'espace le temps, l'énergie, la masse, ont déserté.
Le téléscope comptableMais de même que grâce au télescope temporel on s'éloigne du couple de Long Island pour foncer vers les galaxies, il existe un outil pour prendre de la distance par rapport à Bessie. C'est tout simplement la comptabilité. Nous savons tous que pour le comptable, Bessie n'a pas plus de réalité qu'une abstraction. Au fur et à mesure qu'on monte dans la hiérarchie du management, elle se dissout dans un nuage de chiffres jusqu'à pratiquement disparaître. Tout d'abord, elle devient un carnet où sont consignés ses capacités physiques, son poids, son âge, ses maladies, le débit de lait délivré et le numéro par lequel on la reconnaît lors des inventaires.
En continuant à grimper dans l'organigramme, elle devient chiffre dans un cheptel, évaluation financière, élément de capital. On perd progressivement les signes distinctifs qui lui donnent une existence concrète, qui nous renseignent sur ses spécificités. On dit qu'on perd du degré de résolution, ou encore qu'on abstrait la réalité de Bessie. Plus l'organisation est grande et centralisée, plus Bessie devient une abstraction, le composant indiscernable de chiffres tellement globaux qu'ils ne sont plus guère rattachés à la réalité.
Dans le cas opposé, on se trouve dans une situation inverse de celle postulée par la physique quantique. La réalité dont Bessie la vache fait partie se transforme dans un train d'ondes probabiliste, nommé modèle mathématique de gestion des stocks. En l'observant à l'échelle humaine, il se produit une sorte de de réduction du modèle probabiliste, qui donne naissance à un objet concret, spécifique, que l'on peut toucher, manipuler, connaître. Dans les deux cas : physique quantique, modèle de gestion, on se meut dans un univers fantasmatique, et on ne peut en sortir que par l'observation humaine.
Alexandre Est-ce que vous pourriez rattacher votre exemple au cas des suprimes et de la bulle immobilière aux Etats-Unis?
Nécromonte Il en est de la gouvernance des entreprises comme du cas de Bessie la vache. La dimension des organisations tient à croître en vertu de la loi de synergie et de d'économie d'échelle. La réalité, au fur et à mesure qu'elle est filtrée pour devenir donnée, s'estompe aux approches du sommet, là où sont prises les décisions. Elle est remplacée par des agrégations monstrueuses (en billions de dollars) structurée comme des cartes imaginaires : les logiciels de gestion. Ces amas de données se trouvent au point mort, il nous est impossible de le rattacher à des éléments concrets englobant des données aussi importantes que la qualité de la construction, le voisinage, la qualité de l'entretien, l'ensoleillement, l'harmonie des couleurs, la prise en compte des facteurs culturels. Plutôt de nous demander pourquoi cela ne marche pas on devrait se demander pourquoi ça marche.
Alexandre
Pourtant ça a marchait pendant des années.
Necromonte
Souviens-toi du Haï-ku : le nuage qui ne bougeait jamais n'est plus.