Bruno Lussato

L’information
Je me trouve dans une position paradoxalement opposée de celle de Keen. Contrairement à lui, je n’ai jamais été un blogueur, et dans Bouillon de Culture, comme dans bien d’autres livres, j’ai dénoncé le tout-à –l’égout culturel de l’Internet. Et pourtant ce que vous avez sous les yeux est bel et bien un blog, et auquel je me suis attaché avec passion, alors que Keen le voue au gémonies. C’est à élucider ce paradoxe que je vais consacrer ce journal.

1. Comment contester la position –au demeurant courageuse – de Keen ?. Il a notamment le mérite de rappeler la position Socratique, nous inciter à ne pas mélanger les torchons et les serviettes à une ère d’égalitarisme culturel où le pire est vanté à l’instar du meilleur. Par ailleurs il est vrai que la production Internet vérifie la loi de Russell Ackoff selon laquelle plus il y a de données moins il y a de connaissance. Lorsqu’il compare les internautes à des singes tapant sur le clavier, cela correspond assez bien à ce que l’on constate en parcourant l’univers des blogs. C’est d’ailleurs la position d’Alain Finkielkraut et le philosophe a été cohérent avec ses idées en refusant d’émettre le moindre blog.

2. Keen a le mérite de bien distinguer l’amateurisme et son à peu-près, du professionnalisme rigoureux et fiable. Il est évident que Wikipedia tombe pour lui sous le coup de l’amateurisme.

3. Keen a raison d’insister sur le côté narcissique du blog. Il suffit de voir celui du plus célèbre des blogueurs : Loïc Le Meur pour s’en convaincre. Lorsque j’ai commencé à éditer mon blog, Emmanuel Dyan, mon mentor m’a mis en garde : attention de ne pas verser dans l’égocentrisme, ne montrez pas vos photos de vacances, ni votre portrait avec des célébrités, éliminer toute effusion personnelle qui n’intéresse que vous.

L’information derrière l’information
D’où vient ma gêne à la lecture de l’article sur Andrews Keen ? Tout d’abord que sa position me paraît insuffisamment nuancée, peu professionnelle, et superficielle. Voici en effet des erreurs de perspective qui faussent des propos par ailleurs honorables et « en gros » tout à fait justifiés.

1. Les critiques qu’il adresse au blog, sont partiales car hélas, on peut en dire autant, ou pire, de la plus grande partie des médias de masse, de la télévision aux jeux vidéo. Ces critiques ne sont donc pas spécifiques.

2. Keen confond l’effet et la cause. Si les blogs sont le fait d’abrutis, ou comme il le dit aimablement, de singes qui tapent sur un clavier, c’est qu’ils étaient déjà des singes. La meilleure des preuves : des mathématiciens, des experts, pour ne pas parler de votre serviteur et de ses amis Bronstein, peuvent se servir du blog comme organe de communication d’excellente qualité. On peut d’ailleurs en dire autant de la télévision, et des DVD. L’abêtissement préexiste en quelque sorte à la technologie. Je dois évidemment apporter une sérieuse réserve à ce que je viens d’énoncer, car l’Internet comme les mass medias, jouent un rôle de multiplicateur et de catalyseur des courants dominants avec comme corollaire, la marginalisation des courants minoritaires. C’est pourquoi plus la qualité baisse sur un blog, plus elle continue à baisser, donnant ainsi raison à Keen. Mais c’est une conséquence en quelque sorte mécanique et non consubstantielle au medium lui-même.

3. Je suis mal à l’aise avec le terme « amateur ». Il revêt de toute évidence des connotations négatives chez Keen, comme dans la phrase « c’est du travail d’amateur ». Il est alors synonyme de dilettante. Mais amateur peut avoir d’autres significations : qui aime, qui exerce un art ou une activité sans être payé (comme Jean Dubuffet au début de sa carrière, ou le Douanier Rousseau) et dans « amateur éclairé » désigner un collectionneur ou un connaisseur, dont on sait qu’il peut surpasser le professionnalisme d’un marchand ou d’un expert. L’amateur est une personne qui pour son propre plaisir et sans penser à en tirer profit, s’intéresse, explore, se donne du mal pour approfondir des connaissance dans le domaine qui le passionne. Or de ce point de vue l’amateurisme se confond tout simplement avec … la culture humaniste ! En effet on ne peut considérer un pianiste professionnel comme un homme cultivé : c’est son job. En revanche un industriel (Comme V.M) ou un peintre qui jouent du piano ou du violon (comme Paul Klee) sans faute, font acte de culture.

4. Il s’ensuit que dans la mesure ou un blog pousse les gens à consacrer d’une manière sérieuse à des connaissances qui ne font pas partie de leur profession, il jouera un rôle éminemment culturel. Il profitera aussi aux professionnels de haut niveau, qui sans un auditoire de connaisseurs (c'est-à-dire d’amateurs éclairés) ne peuvent bénéficier du support populaire. Il n’ay aurait pas de champions de foot-ball sans amateurs de foot-ball.
5. Un proverbe chinois conseille « plutôt que de lancer des imprécations contre les ténèbres, allumons une petite lanterne. » Contre l’avis général, et pour tester l’hypothèse nulle, c'est-à-dire pour me faire l’avocat du diable, j’ai, voici six mois lancé ce blog. J’ai séparé les billets destinés aux « amateurs » de ceux consacrés au professionnels et précédés du signet violet, ou encore expérimentaux, précédés du signet vert ou noir. Je m’attendais à un nombre très faible de visites, quelque chose comme une dizaine par jour. Et en effet le premier mois je comptai 1700 visiteurs. Mais en dépit de la difficulté d’un grand nombre de ces billets et du mois d’août peu propice à la communication Internet, le nombre de visites de ces trois derniers jours dépasse nettement le total mensuel de Février. Les statistiques montrent également que ce ne sont pas forcément les billets les plus faciles qui totalisent le plus de visite, mais bien souvent des articles professionnels comme les « masterclasses ».

6. Il résulte de tout cela, qu’un blog peut si on s’en donne la peine, attirer des internautes de qualité, et que cette initiative devrait se diffuser. Ce ne seront pas des professionnels desséchés, qui pourront inciter les débutants à entrer dans la voie merveilleuse des grandes réalisations de l’humanité. Ils arrivent rarement à se débarrasser de leur jargon. Ce sont des hommes studieux et passionnés, soucieux de communiquer leur passion avec amour et enthousiasme aux hommes et aux femmes de bonne volonté.

A ce propos je voudrais revenir sur une expérience qui m’a beaucoup ému. Je me souviens que pendant une soirée chez Christoph Eischenbach, pour essayer son piano, j’avais joué l’adagio de l’Op. 106, ni bien, ni mal sans doute, mais correctement, en respectant les nuances. Les participants, tous des chanteurs et des instrumentistes professionnels, continuèrent à papoter à haute voix, dans la salle attenant où se trouvait le buffet. Un seul s’approcha, fasciné par ce qui est sans doute la plus émouvante œuvre pour le piano qui ait jamais été composée : un jeune altiste polonais. Il se mit à côté de moi et écouta avec la plus extrême attention chaque note. Les autres étaient indifférents car je n’étais pas professionnels, et puis… ils n’étaient pas en poste. Or tous ces temps-ci chaque fois que je travaille ma huitième sonate de Mozart et mes ballades Op.10 de Brahms, je bénéficie d’un auditoire bouleversé et enchanté. Non pas les riches oisifs qui passent par le relais du Château, mais les apprentis cuisiniers, le chef de la réception, tout le petit personnel qui attend avec impatience que je joue.

Une des raisons de cette affection, est la surprise d’entendre joué sur un vrai piano à queue, une musique étrangère pour eux dont ils pressentent la charge émotionnelle. Et d’un piano véritable, le son émis a des résonances mystérieuses qui manquent au meilleur des DVD. Puis et surtout comme je joue plusieurs fois les morceaux, et notamment certaines phrases musicales, leur sens apparaît aux auditeurs, comme un polaroïd qui se développe progressivement. Plus ils entendent les mélodies sublimes de Mozart et de Brahms, plus elles émergent du chaos musical, elles deviennent lancinantes, elles envahissent tout l’être et le plongent dans l’univers du génie créateur. C’est une expérience presque chamanique qui n’a rien à voir avec le divertissement. Il en est de même pour les articles de ces blogs. Ils reprennent, en dépit de leur variété, toujours le même thème, ils creusent un sillon incertain, toujours plus profond, parti du cœur, allant au cœur. Il suffit que quelques blogs aient cet effet sur les internautes, qu’ils établissent cette merveilleuse communication, pour donner tort à Andrew Keen, car l’exception infirme la règle !