Le paradigme Necromonte
Une leçon de démolition
Deuxième livraison
Armin Necromonte. Professeur de systémique à Berkeley.
Alexandre Ludell. Fils naturel de Lars Hall-Bentzinger, et héritier probable de son empire.
Sixtus Famulus Secrétaire particulier de Necromonte
Necromonte
Je vais te montrer un objet qui surpasse tout ce qu’on a pu te montrer dans les laboratoires de technologies les plus avancés.
Il sort de son bureau un livre de parchemin de forme carrée et de 35 centimètres de côté. Il le feuillette et on perçoit des lignes ordonnées d’une calligraphie humaniste, enluminée, rubriquée dans les marges et illustrée par des schémas brillamment colorés.
Ce codex, se nomme « Le Livre de Cristal ». Il dévoile les grandes structures fondamentales qui orientent le devenir du monde. Il répond aussi aux questions que tu peux te poser au sujet du système économique imprévisible dans lequel nous partons en dérive, comme le frêle radeau dans une mer démontée. Mais pour le déchiffrer, il te faut prendre beaucoup de distance et explorer les arcanes de la sémantique, c'est-à-dire les rapports entre la carte et le territoire, entre le mot et la chose, entre le modèle théorique, et l’économie réelle.
Alexandre Je préfèrerais, si vous le permettez … professeur, que vous m’expliquiez des mécanismes plus proches de la réalité concrète, celle que nous lisons dans la presse, les rapports des experts, les décisions des banques fédérales ou des agences de notation.
Necromonte Tu trouveras tout cela dans Wikipédia, notamment dans la rubrique CDO (Collateralized Debt Obligations) et CLO (Collateralized Loan Obligations)
Alexandre Pouvez-vous me résumer ce qui pour vous est l’essentiel ?
Necromonte C’est à la fois simple pour ceux qui savent, les acteurs de ces produits financiers d’une sophistication inimaginable, et de ceux qui ne savent pas : les banques, les actionnaires, la presse, les petits épargnants, les entrepreneurs.
Alexandre Il existe une coupure aussi nette ?
Necromonte Elle est encore plus radicale que tu ne le penses.
Alexandre Et ceux qui savent, que savent-ils ?
Necromonte Je vais t’en donner une idée.
Au départ il y a la titrisation, c'est à dire la conversion en titres cotés en bourse, d'hypothèques et autres garanties, jadis en possession des banques prêteuses. (ce sont les banques d'investissement comme Goldman Sachs, Lehmann Brothers, ou mixtes investissement-commerciales, comme la Deutsche Bank ou la Société Générale, qui vendent leurs fonds à des banques commerciales comme le Crédit Lyonnais).
Des particuliers achètent à crédit des maisons, à des taux d’intérêt ridiculement bas mais révisables à la hausse, et souvent avec des garanties hypothécaires glissantes. En effet, en cas de crise de liquidités, les débiteurs sont insolvables, la valeur de l’hypothèque, baisse de moitié avec celle du bien. Mais heureusement il y a les statistiques qui montrent que les risques ne sont pas également répartis.
L’idée est donc venue de répartir les dettes en des classes allant de AAA à D. Les risques très faibles, sont très peu rémunérés, disons, 2% par an, les risques importants 18% par an.
Ces hypothèses sont absorbées comme religion d'évangile par des banques d'investissements qui les intègrent à leurs actifs, ce qui revient à les transformer en titres négociables. Le travail de ces opérateurs consiste à partir de modèles statistiques très précis, fondés sur le calcul des probabilités, à classer les hypothèques qu'elles ont acheté sur le marché, en fonction des risques. Pour cela elles font appel à des agences d’évaluation (Rating Agencies) qui sur la base de prédictions déclarent que telle classe atteindra tel pourcentage de faillites dans les bonnes et tant, les mauvaises années. Les Rating Agencies ne savent rien d’autre sur l’entreprise, que les chiffres que leur fournit un formulaire très rigide et banalisé et censé évaluer les garanties relatives au prêt (hypothèque pour l’immobilier, portefeuille client et contrats en cours, pour des entreprises).
Il faut comprendre que la théorie du risque, érigée à l'état de dogme, postule qu’en mélangeant des garanties provenant de secteurs aussi différents que possible, on réduit les risques grâce à une effet de compensation. Il est nécessaire pour cela que la corrélation entre les secteurs soit aussi éloignée de 1 que possible. Ainsi, si le yaourt se vend mal chez Danone, la corrélation avec les ventes d’appartements à Londres sera très faible.
Des organisations financières, partant de ce principe, se sont mises à acheter frénétiquement tous les titres disponibles. Leur appétit était illimité, et en vertu de la "colletarization" des risques, elles ne se préoccupaient pas de la nature du bien : tour géante en Chine, usine d’alimentation biologique en Pologne, ou banque d’affaires à Costa Rica. La composition de la mixture titrisé par la banque d'investissement devient de ce fait, une véritable salade niçoise où il est très difficile de connaître la proportion et la composition de chaque ingrédient.
Normalement si le postulat à la base des SDO et des CLO avait fonctionné, l’incident américain eût été limité au secteur immobilier et aux seuls Etats-Unis, sans affecter les autres activités. La perte, d’environ 200 milliards de dollars est une goutte d’eau par rapport à l’ampleur du marché et des liquidités. Mais rien ne se passa comme prévu, et ceux qui savaient, anticipèrent quelque peu la crise, sans se douter cependant de son ampleur.
C’est que non seulement les banques d'investissement contenaient des fragments minuscules d’activités disparates, (en fonction du postulat de diversification et de mélange hétéroclite des garanties), mais de plus elles se fractionnèrent à leur tour pour vendre leurs titres à la plupart des banques commerciales, abusées par le bagout des économistes, et impressionnées par celui des Rating Agencies.
C’est ainsi que lorsque survint la « catastrophe » immobilière américaine, le principe du fractionnement et du mélange, au lieu de stabiliser et d’amortir les risques les multiplièrent. En effet, tous les fonds se trouvèrent contaminés par les produits statistiques, désormais sans valeur réelle. D’une part on était incapable de déterminer la proportion de Junk bonds et de AAA déclassés bien souvent en BB, de l’autre, toute évaluation était impossible tant le mélange était inextricable et les règles de notation arbitraires.
Or les porteurs ont horreur de ne pas savoir pourquoi ils ont perdu de l’argent. Il s’en est suivi immédiatement une suspicion généralisée sur tous les fonds, un retrait de liquidités, aboutissant à un assèchement des capitaux disponibles. Cette réaction exagérée, due à la panique, se transforme dès à présent en réalité, par son incidence sur l’émission des banques centrales, des taux d’intérêt (ce qui est un réajustement bienvenu), et l’arrêt de nombreux projets d’investissement dans les pays occidentaux. C’est ainsi que contrairement au postulat, la corrélation a atteint le seuil sinistre de 1. La faillite d’un programme immobilier en Floride a retenti sur les ventes de Yaourt chez Danone.
Voici esquissé d’une manière excessivement simplifiée, un processus pervers, qui a échappé au Grand Public et qui menace notre croissance et notre prospérité. Mais je suppose que tout cela tu devais le savoir.
Alexandre
Oui
Sixtus Famulus
Vous perdez du temps avec ce jeune homme, Maître. Il ne sait pas ce qu’il cherche.
Alexandre Je regrette, professeur.
Necromonte Ne regrette rien. Tu cherches ta voie, et on ne peut la connaître qu’en s’y engageant. Tu cherches la vérité et la raison que tu n’as pas trouvées dans les rapports et les manuels. C’est que la vérité et la raison qui s’expriment pas la parole, ne sont pas la vérité et la raison éternelle, celles dont tu poursuis la quête.
Alexandre Oui, Monsieur.
Nécromonte Tu pourrais continuer à fouiller les moindres mécanismes de cet énorme pétrin, sans rencontrer autre chose qu’une obscurité de plus en plus épaisse. Ce n’est pas en descendant le courant dans le sens économiquement correct que tu trouveras la source, c’est le remontant.
Alexandre Oui, je comprends
Necromonte Pourtant quand j’ai essayé de te faire nager à contre-courant en te parlant des trente glorieuses, tu as manifesté de l’agacement.
Alexandre. Oui. Mais maintenant j’ai compris ce que vous voulez dire.
Necromonte Assez perdu de temps. Nous reprendrons demain la troisième leçon.
Alexandre Je vous remercie, Monsieur.