L'art en tant qu'approche des problèmes essentiels
A propos de l'oeuvre d'Anselm Kiefer
Les œuvres d’art sont souvent des algèbres, seulement complexes en apparence, et qui nous permettent, en réalité, d’accéder bien plus vite à l’essence de nos problèmes.
Cette formule tirée de la chronique d’Alexandre Adler (Le Figaro du 13 août 2007) ferait un bon sujet de dissertation. Comme ce genre d’assertion lapidaire elle est exagérément simplificatrice et même trompeuses, en ce qui concerne le terme « complexe ». Tout d’abord il suffit de lire « Le Dernier théorème de Fermat » pour comprendre que l’algèbre au plus haut niveau est loin d’être complexe en apparence. Elle l’est réellement, épouvantablement, au point qu’il aura fallu deux siècles pour qu’on arrive au bout d’une démonstration « seulement simple en apparence ». En revanche si l’on considère que l’on peut parvenir au bout de cette complexité, qu’elle obéit à une logique claire et rigoureuse, Adler n’a pas tort. Il suffit de lire l’analyse de L’Art de la fugue par n’importe quel musicologue. Moi-même dans mon ouvrage sur Le Ring de Richard Wagner, (Voyage au Centre du Ring, Fayard) je crois avoir montré,que la plus grande partie de ce qui apparaît comme de l’arbitraire ou de l’indicible, est en réalité affaire de construction algébrique, avec ses axiomes, ses théorèmes, ses procédés de dérivation, sa combinatoire héritée de Beethoven. Mais, il m’a fallu un demi-siècle pour aboutir aux 1600 pages de ma monographie, qui n’est que la partie émergée de l’ iceberg du manuscrit original, lui-même une partie accessible de l’œuvre originale. Alors lorsqu’on dit « complexe en apparence »… Même une œuvre aussi accessible que La Flûte Enchantée de Mozart, ne livre ses mystères qu’au bout d’une vie de fréquentation.
D’ailleurs Adler montre la superficialité de sa formule et peut-être de son approche de l’Art, en taxant l’œuvre Wagner de « lyrisme facile et autocentré ». Il cède à la facilité et au conformisme le plus politiquement correct lorsqu’il oppose un créateur coupable d’un « lamentable pamphlet antisémite » à un artiste « à la subtile poésie inspirée toute entière de la kabbale juive… ». Il entend établir un parallèle entre Wagner et Kiefer, qui saute aux yeux tant ce dernier a été inspiré – non par le maître de Bayreuth – mais par l’image que s’en fait le public cultivé mais non connaisseur. C’est vrai pour certaines œuvres « post-romantiques » surtout vues de loin, mais totalement faux pour le « Ring » qui est tout sauf autocentré, et qui nous livre une vision désenchantée et subtile des rapports entre le pouvoir, l’argent et l’amour.
L’intérêt d’Adler, est de mettre l’accent sur l’essentiel : faire comprendre que sous de apparences mystérieuses et ésotériques, la grande musique classique, le théâtre d’Eschyle ou de Shakespeare, sont d’extraordinaires concentrés de situations récurrentes. Lorsque je veux apprendre à mes étudiants au niveau supérieur, et aux jeunes dirigeants appelés aux plus hautes responsabilités, l’essence des problèmes auxquels ils seront confrontés, je ne connais d’autre moyen que de les emmener voir quelques DVD : Boris Godounov dans la version Tarkowski-Gergiev, pour les mettre en garde contre les traîtres, Tartuffe, concentré d’hypocrisie qui perdure chez nos donneurs de leçon, La Flûte Enchantée dans la version de Bergman ou de Levine, pour ouvrir le chemin à une ascension intérieure du couple, Eugène Onéguine pour pénétrer un aspect de la sentimentalité russe, toujours présent même à l’ère Poutine. C’est ce qui explique peut-être le succès que rencontre le décodage des œuvres immortelles du patrimoine mondial auprès des dirigeants et des collaborateurs d’entreprises de taille mondiale, où les problèmes essentiels se posent avec le plus d’acuité. Encore faut-il que Matrix ne fasse pas échouer cette réflexion au motif que « l’on doit ce concentrer sur le business ». Quant à « Force de la Terre » qui sévit dans bien des PME, la cause est entendue : « L’art ça ne se mange pas en salade ». Dans les deux cas on déclare « quand on me parle d’initiation culturelle dans l’entreprise, je ferme le portefeuille. C’est peut-être cette tournure d’esprit qui explique la virulence des milieux intellectuels contre le « grand capital » et l’incapacité effarante des acteurs industriels et financiers dès qu’il s’agit d’aborder les problèmes essentiels non seulement du monde qui les entoure, mais de leur propre destin. La bulle économique qui a surgi dans la stupéfaction des experts pragmatiques et spécialisés, en est un exemple
J'apprends avec stupéfaction en lisant Adler, que la magistrale exposition de Kiefer au Grand Palais a été financée par l'artiste, faute de fonds publics, réservés, remarque avec justesse Adler, à des parasites et des "intermittents de la pensée". Et moi qui m'étais félicité du discernement et du courage des instances culturelles officielles ! Je me disais que l'exception confirme la règle. Hélas pas d'exception dans ce domaine.