J'ai suivi plusieurs réalisations de Bill Viola, depuis sa fresque japonaise, jusqu'aux derniers DVD et j'ai admiré chez cet artiste un ensemble de qualités, qui réunies, le rendent unique dans toute l'histoire de l'art contemporain. Comme Mozart ou Raphaël, il est susceptible d'être apprécié par une très vaste palette de spectateurs, depuis les enfants et le grand public, jusqu'aux connaisseurs les plus exigeants et les experts les plus pointus. De surcroît, indépendamment de ses qualités formelles et émotionnelles, son message est toujours d'une haute tenue et révèle, outre une méditation poussée sur l'art humaniste de la Renaissance Italienne, et l'esprit de l'art asiatique, une spiritualité rare dans un monde dominé par le cynisme et la contestation iconoclaste.
C'est par hasard que Bill Viola a rencontré Wagner. Nous devons cette conjonction à un metteur en scène et un chef d'orchestre aussi éloignés que possible de l'esthétique wagnérienne. Depuis c'est Valery Gergiev qui a pris le relais, infusant sa passion aux images passionnées de Viola.
Le résultat fut la plus importante installation vidéo jamais réalisée. On ne peut la considérer, je l'ai dit ailleurs, comme une interprétation du plus grand opéra du XIXe siècle, mais comme une évocation poétique et initiatique. La musique et l'image sont des univers parallèles qui se meuvent en synchronisme avec le poème et l'intrigue, charriant des connotations (associations libres et commentaires) plutôt que des dénotations (relations rigoureuses). Par ailleurs l'image est tellement riche, tellement chargée de sa symbolique propre, qu'on ne sait se ce que l'on voit est du Wagner commenté par Viola, ou du Viola accompagné par Wagner.
LE RING
C'est, et de loin, l'oeuvre la plus importante de Wagner. Non seulement par son poids de notes et ses quinze heures de développement logique à partir d'un noyau restreint, mais par l'ancrage de sa problématique dans notre XXIe siècle. Bien plus que Tristan ou que Parsifal, le Ring nous concerne, comme nous interpellent la lutte entre l'argent, le pouvoir et la vanité, d'une part, la liberté, l'amour et le sens de l'humain de l'autre. Par ailleurs le Ring comprend quelques uns des portraits psychologiques les plus fouillés les plus passionnés que l'art dramatique ait produit. Autant l'amour de Tristan et d'Isolde est fondé sur une anecdote biographique quelque peu truquée (rappelant Belle du Seigneur de Cohen) autant Wagner était tout entier absorbé par les personnages de Wotan et de Siegfried, au point de donner le nom du jeune héros à son fils et de déclarer que la Tétralogie était "tout ce que je ressens, tout ce que je suis".
Le Ring ne peut être représenté fidèlement au théâtre, seul le cinéma conduit par un Bergman ou un Kubrick, pourrait réaliser la fantasmagorie Wagnérienne dans toute son authenticité. J'ai essayé toute ma vie de persuader des producteurs de s'y lancer, des mécènes de financer le projet. Je finis par comprendre que plus que les moyens, c'était la volonté qui manquait à des décideurs n'ayant pas la moindre idée de ce qu'aurait pu être un tel spectacle, et n'ayant aucune envie de le savoir.
A défaut de réaliser le Ring authentique, on peut tenter des compromis, mais cela est toujours décevant.
L'option restante est de prendre le problème à l'envers et de se servir de séquences du Ring, pour produire une installation vidéo. Encore faut-il prélever dans les quinze heures, moins de deux heures de materiau présentant une certaine cohérence et en symbiose avec le génie du vidéaste.
De même que Bill Viola a concentré dans Tristan le parcours initiatique d'un couple, dans le Ring, il peut se focaliser sur un sujet encore plus spécifique : le personnage de Siegfried, son évolution, de sa naissance à sa mort décevante. La ligne continue de sa trajectoire pourrait être saisie en une dizaines de flashes instantanés, que l'on pourrait intituler "Images de Siegfried" ou, en anglais: Siegfried's Progress. A chaque flash correspond une installation présentée dans une salle, dans un musée ou un DVD.
On doit avant de continuer, expliquer les raisons du choix d'un personnage qu'il est de bon ton de déclarer stupide et brutal, et supplanté par celui de Wotan. C'est ce que je vais tenter d'entreprendre.
REGARDS SUR SIEGFRIED Minsky dans la Société de l'esprit a illustré de façon magistrale, la complexité de l'être humain, dont le corps abrite plusieurs personnalités partielles, qui se succèdent souvent en s'ignorant, comme autant d'univers mentaux parallèles. Certes tous ne sont pas aussi diversifiés, et nous paraissent tout d'une pièce. Mais nous connaissons tous ces personnalités à facettes multiples qui ne finissent pas de nous déconcerter par leurs voltes faces et leur comportement paradoxal. Souvent nous attribuons ce basculement à la mauvaise foi, ou à la duplicité, alors qu'il ne s'agit pas du tout de cela. Le grand patron qui nous a dit blanc hier et qui impose le noir aujourd'hui, pour revenir le surlendemain sur sa conviction, n'est pas forcément une girouette ni un manipulateur. Tout simplement, il y a deux grands patrons qui se succèdent en s'ignorant, alors que nous pensons avoir à faire à une seule personnalité. Selon les circonstances, c'est l'un ou l'autre qui prend le pouvoir sur son corps, et revêt les habits du moi. Le soi comprend la totalité de ces moi dont certains sont refoulés, inaccessibles, d'autres obsessionnels et envahissants.
Les personnages de Tristan et Isolde n'ont que deux moi, l'un de jour, et l'autre de nuit, ce dernier l'emportant. Ne pouvant supporter cette coexistence, les héros chassent, tuent, le moi de jour et se suicident. La nuit l'a emporté.
Le personnage de Wotan est plus complexe. Il est partagé entre plusieurs personnalités partielles, celle du père aimant, celle du tyran péremptoire et autoritaire, celle de l'hédoniste veule, ou encore du pessimiste suicidaire qui finit par l'emporter. Brünnhilde présente les mêmes facettes contradictoires qui révèlent la coexistence de plusieurs moi distincts : tour à tout "fille à papa aux lèvres enfantines", femme-mère protectrice et aimante, tigresse jalouse et possessive, combattante fière et agressive, et pour finir sybille désenchantée.
Mais sans conteste, c'est Siegfried qui présente l'éventail le plus varié de personnalités partielles et contradictoire. Plus que tout autre il illustre le postulat de Korzybski "ne dites pas Siegfried est... mais Siegfred 1 a agi ainsi à une époque données, Siegfried, dans des circonstances données etc...". On peut donc décrire Siegfried comme un réseau incohérent de personnages cohérents, et apparemment les metteurs en scène sont incapables de représenter le réseau. Ils ne peuvent que le réduire à une seule facette qui n'est valable qu'à un instant donné dans un contexte donné. Vouloir maintenir cet aspect tout au long du drame expose le scénographe à des invraisemblances et des incohérences dont il rend généralement responsable le compositeur. (Ce que l'on appelle Die Brüche, les fractures, en jargon dramaturgique).
En en revenant au projet d'installation que je souhaiterais voir réalisé par Bill Viola, j'imaginerai un choix de séquences ponctuelles, illustrant chacune des facettes du personnages, dans un espace-temps dramaturgique. Espace mental et physique (circonstances, lieux), temps de maturation. L'espace mental correspond aux facettes de Siegfried : insouciant ou sérieux, tendre ou cruel. L'espace physique aux différents lieux : la grotte, la forêt, le palais, qui on le sait, exercent une influence sur l'apparition de tel ou tel trait de caractère. Le temps de maturation est plus simple, il va de l'enfance, à la série d'expériences qui vont le conduire à l'amour, puis le faire régresser.
Je vais essayer d'énumérer les séquences qui correspondent à autant de noyau de cohérence et que Viola pourrait prendre comme point de départ à autant d’installations distinctes et bien différenciées. La musique qui les accompagne n'a pas besoin d’inclure le chant. A ce stade la partie d'orchestre suffit à camper personnage et situation. Cela est moins iconoclaste qu'il n'y parait : par exemple Arturo Toscanini dirigeait la partie orchestrale du chant de Siegfried sous le tilleul, et le passage où le héros étendu sous le tilleul se plaint de sa solitude, privé de la partie de chant révèle des trésors de sensibilité. On peut également utiliser des passages de Siegfried Idyll qui décrivent le personnage mieux que n'importe quelle partie du drame lui même.
, Proposition d'installations
Installation 1.
La naissance et l'enfance de Siegfried.
(image de départ : Rackham, musique : la berceuse de Siegfried Idyll). Le nain hideux qui morigène l'enfant qui n'a jamais connu la tendresse.
Mais aussi Siegfried adolescent épiant les ébats des loups, et se mirant dans le miroir d'eau d'un étang d'eau vive., le coeur empli d'amour pour les animaux et d'admiration pour la splendeur de la nature.
Installation 2.
Les rapports conflictuels entre Mime et Siegfried.
Ce dernier le terrorise sadiquement pour s'amuser, (épisode de l'ours), le torture pour le faire avouer, joue avec lui longuement au chat et à la souris, pour enfin l'embrocher sur son épée. (Musique : début de l'entrée du héros, puis étranglement du nain et révélation de la mort de la mère, enfin, éxécution du nain).
Installation 3.
Siegfried forge l'épée qui tuera le dragon,
Mime concocte le breuvage destiné à tuer Siegfried. Feu, acier, forêt, sauvagerie irrepressible.
Installation 4. La nostalgie (sehnsucht) du héros.
Scènes sous le tilleul. Il pense à sa mère (partie orchestrale) et joue au cor. Il désire un compagnon (partie orchestrale).
Installation 5. L'affrontement avec le grand-père.
Il rit, puis l'humilie sadiquement. Le vieux se sauve.
Installation 6. L'aube, contemplation éperdue de la nature
et découverte éblouie de la femme. (Prélude orchestral et scène)
Installation 7
Scène de tendresse
entre B. et S. S la prend pour sa mère puis, essaie de la violer. Réconciliation et retour à l'enfance.
Installation 8 Après nous le déluge.
Eros et Thanatos.
Installation 9 Duo S-B vers la fin. S. tout en proclamant le contraire ne songe qu'à quitter B
Installation 10 Voyage de S sur le Rhin Découverte du Rhin puis intrusion progressive de la culture pervertie
Installation 11 Lutte entre S et B.
Siegfried halluciné violente B et la jette à terre. Seul, il respire librement, mille évocations sensuelles l'envahissent.
Installation 12. Retour à l'adolescence du héros. Installation 13 Marche funèbre de S.
Défilé des personnages qui l'ont aimé.
Installation 14. Fin de Siegfried- Idyll.
Regrets et nostalgie de Wagner qui n'a jamais pu connaître son héros et qui le projette sur son fils, Siegfried.
En attendant de rencontrer Bill Viola Tristan, Bill Viola et la physique quantique Bill Viola est certainement un des artistes majeurs de notre siècle, au délà même de la spécialité où il est considéré le plus grand (avec peut-être Bruce Neumann). Mar
Suivi: Aug 28, 21:37