Le néant et l'être
Ce journal enregistre le contenu de ce 15 août, date sacrée en France, où les quelques uns qui travaillaient encore se reposent pour montrer leur adhésion à la religion catholique. Jour de ferveur, de méditation zen, ou nadir de notre activité, je ne sais. Les trois interprétations sont également viables. La ferveur est le prétexte du jours férié, le zen qui exprime le vide, est partout omniprésent : à la télévision, dans la presse, dans les propos des gens, dans les bureaux et les entreprises, vide peut être vraiment vide, plus vide que vide, le néant absolu, puisque dépourvu de toute potentialité de développement, contrairement à la vacuité zen. Enfin le nadir, le point le plus bas, de l'activité du pays le plus paresseux de l'occident, il explique largement la chute de nos prévisions économiques. Ni Sarkozy, ni Ségolène, ni même Bové n'y pourront rien. Le vide est inscrit dans nos cellules, au tréfond de nos cerveaux, au coeur de nos réflexes, et rend le pays amorphe et violent, soumis et ingouvernable, agité et apathique.
Journal télévisé du 15 : néant
Presse écrite du 15 : néant
Emissions culturelles du 15 : néant
Activité de la France le 15 : néant
Le nadir boursier
A ceci s’ajoutent les effets de la bulle immobilière qui sanctionne le fossé qui sépare l’économie virtuelle de l’économie réelle, le calcul des technocrates et les réactions émotionnelles des petits actionnaires.
Nul n’avait prévu voici quelques mois l’ampleur du désastre immobilier. Les donnes en sont subitement modifiées. Les jeunes talentueux de chez Goldmann Sachs à New York, ne rêvent que de regagner Londres, ce qui était inimaginable voici cinq ans. La création, les grands projets, ont quitté les Etats-Unis pour fertiliser la Chine et la Russie. Pour la première fois la santé américaine est tributaire des décisions des arabes du golf. Il suffit qu’ils retirent leurs fonds en dollars pour susciter un drame outre Atlantique.
La vacuité américaine
Le prestige et la réputation des Etats-Unis sont au plus bas, et le fait d’avoir mis à la tête du plus grand pays du monde, un homme de la médiocrité de Bush, a été une des nombreuses erreurs de jugement de l’Amérique. Malheureusement le jeu est « loose-loose » tous ont à y perdre, même si l’Europe risque en dépit de ses rigidités bureaucratiques ou peut-être à cause de ces rigidités, de résister un peu mieux à l’éclatement de la bulle. Le néant conceptuel favorise la panique des marchés, et les self fulfilling propheties . Bien que les grandes banques attendent un mois pour juger de la situation, il est malheureusement probable que l’économie dite réelle sera touchée à cause de l’interpénétration du réel et de l’abstrait. Je disais dans les masterclasses que lorsque la réalité est sacrifiée au dogme, elle se venge tôt ou tard en retombant comme une avalanche de briques sur notre tête.
LE TRAVAIL L’hôtel du Château, où je réside est en chute constante de qualité depuis deux ou trois ans. Il existe plusieurs raisons au déclin de ce quatre étoiles naguère séduisant.
1. Il se situe dans la frange la plus exposée : il sert les classes moyennes et le nouveaux pauvres. Il est trop cher et trop raffiné pour le public des tours et séminaires et ne contient qu’une trentaine de chambres. Les prestations relèvent donc de l’artisanat. Mais celui-ci devient de plus en plus cher, et le personnel compétent va travailler en Suisse où il est mieux payé. Les employés qui restent ont un fort turn-over et sont incompétents. Dès qu’ils sortent frais émoulus des écoles hôtelières, ils connaissent beaucoup mieux la législation sociale et l’art de profiter au maximum des vacances, que les bases de leur métier : faire un lit, préparer du riz à l’eau, veiller à la propreté de la piscine.
2. Le souci de rentabilité immédiate, en majeure partie dû à des charges sociales exorbitantes et une legislation du travail pénalisant les entrepreneurs, entraîne une insuffisance d’investissement dans des progrès devenus indispensables, tels l’air conditionné.
L’entretien est insuffisant. C’est ainsi que depuis trois jours l’ascenseur unique est tombé en panne. On fit venir deux à trois fois par jour les réparateurs de l’entreprise. En vain. Une heure après leur passage, l’ascenseur retombait en panne. Un des préposés brillant d’intelligence, nous tint le discours suivant :
« On ne peut rien y faire car ils ne peuvent détecter l’origine de la panne et sa cause que si l’ascenseur ne marche pas. Or dès qu’il arrive on leur demande de le faire fonctionner. Ce qu’ils font, mais alors ils ne peuvent plus voir d’où vient la panne. Je n’y peux rien c’est comme ça.
Ce raisonnement, on le voit, est digne des paradoxes de la physique quantique. On ne peut connaître l’état de l’ascenseur qu’à condition de ne pas l’observer. Mais pour cela il faut ouvrir les portes et le faire fonctionner donc l’observer. Etc. »
- Mais lui répondit-on, il n’y a aucune raison que ça ne continue pas indéfiniment En effet, répondit l’Einstein de service, on ne peut rien garantir. – Mais pourquoi ne pas leur demander de changer les pièces défectueuses ? – Ce n’est pas compris dans le budget et seul le directeur de l’hôtel peut le demander.».
- Et où est le directeur de l’hôtel ?
- En vacances.
- Un quinze Août alors que la saison bat son plein ?
- Justement, il a aussi le droit de se reposer comme tout le monde le 15 Août !
- Joignez-le.
-On ne peut pas. Il veut être tranquille pendant les vacances.
- Mais il doit bien y avoir un directeur adjoint ?
- Non. Il n’y en a pas.
- Pourquoi ?
- Au dessous la structure est linéaire, chacun s’occupe de son secteur. Et il n’y a pas de secteur ascenseur.
Enfin, le directeur alerté par le personnel qui en avait assez de monter et de descendre trois étages, chargé de tables, de meubles, de literie et de valises, finit par faire un saut le quinze août. Il téléphona à la compagnie de maintenance, menaça, poussa un coup de gueule et obtint que l’on changeât de suite la pièce défectueuse. La suite au prochain journal!
Moralité : on peut travailler efficacement un quinze août, mais seulement si l’on est directeur.
L’ÊTRE Il est des formules qu’il est bon de répéter. Parmi elles, la définition du travail par Marx, pour qui il est la seule activité humaine, étrangère au règne animal. Par travail il entendait un travail qui engage tout l’être ; aussi bien le cerveau, que ses réflexes, son esprit de création, le sentiment d’être propriétaire des outils de production : le rabot, l’établi, la meule, le pied à coulisse, et aussi … le cerveau.
Les autres activités dites de travail n’en sont pas car elles sont le résultat d’un conditionnement. Elles sont inertes. Par exemple le perroquet qui me répétait que si l’ascenseur ne marchait pas c’est qu’il était en panne, est un robot conditionné à apparence humaine (en étant indulgent).
Les employés du château, désolés, nous faisaient comprendre que le personnel traditionnel encore en place, voyait, atterré débarquer des diplômés des écoles hôtelière, qui n’avaient appris que des choses théoriques et absconses, et qui étaient lâchés sans aucune formation. Allez vous étonner que la motivation soit absente et que les mille et un détails qui rendent un lieu agréable, soient passés sous la trappe. Par exemple un jour c’est le sel qui manque, un autre on sert des fruits racornis, autour de la piscine, les chaises longues sont éparses n’ayant pas été rangées.
Lorsque Nicolas Sarkozy a fait campagne pour le travail, il avait en vue l’aspect financier et le pouvoir d’achat que procurent les heures supplémentaires.
Il a plus timidement souligné la valeur de survie du cerveau et du développement créatif du travail humain. Il a rarement avancé que le travail c’est l’être. C’est autant de temps soustrait à Coca Cola. Mais encore faut-il que ce soit un travail libre, ce qui va avec une structure non bureaucratisée, décentralisées d’une entreprise à taille humaine ; Faute de quoi, nos entreprises seront remplies de … néant, comme le temps de cerveau que Le Lay est supposé vendre à Coca Cola.