Douzième et dernière livraison
Séquence 229 de l'Entretien
Lars Hall à New York
Ils se rencontrèrent sous les vitraux médiévaux de la Pierpont Morgan Library. Valentin Ludell, un jeune étudiant en sciences politiques, à Columbia qui habitait au Plaza avec sa famille, l'y avait entraîné. Il était féru de manuscrits à peintures, et la Pierpont Library en présente des somptueux.
Lars aimait l'atmosphère sombre, néogothique, du palais édifié sur la fortune d'un barbare civilisé, celui qu’il ambitionnait d’être. A New York il avait pris conscience de ses lacunes et Valentin y était pour quelque chose : sa naïveté, sa fragilité, l'avaient ému. Blond, mince et pâle comme son père, il était de constitution frêle mais résistante. Mais en ce moment Lars ne songeait guère à Valentin. Il s’était évanoui de son champ de conscience, car Elle était là.
Etait-ce la musique d'ambiance : Romeo et Giuliette, son ballet préféré, ou la lumière jaune qui provenait du cloître factice? Elle lui parut surgir des miniatures enluminées, celles dont les ors luisaient dans la pénombre.
Blonde, elle l'était, merveilleusement. D'un or gris niellé, ses cheveux très lisses luisaient faiblement, auréolant un visage aux pommettes un peu hautes, surmontées d’immenses yeux d'un gris violet à l'expression craintive. Son regard s'était posé sur lui et y était resté collé, sans honte, fasciné. Lui aussi la contemplait comme si elle était une figure surgie des tréfonds les plus secrets de son sang.
Elle s'était assise sur un banc, près de la boutique, et elle continuait de le dévisager sans un mot. Valentin observait le manège.
- Elle a quelque chose d'étrange, de malheureux, une Mélisande en quête d'un protecteur, une âme damnée à la recherche de son rédempteur, dit Valentin.
Lars se mit à rire. "C'est cette sacrée musique, et les lectures qui t'ont pris la tête ! Tu as trop d'imagination. Elle veut tout simplement me draguer, dit-il en français, langue maternelle de Valentin.
Mais lui aussi paraissait être en proie à un trouble inexplicable. Puis, comme à l'accoutumée, la pulsion cruelle et voluptueuse du chasseur le submergea. Son sang appelait l'amoureuse.
Il l'aborda brutalement, la violant du regard, la blessant par ses intonations sourdes et traînantes :
- Mademoiselle, nous nous sommes sans doute rencontrés ... dans une vie antérieure ! Vos regards me posent une question et ma bouche voudrait y répondre si vous m'y autorisez
La fille continuer de le fixer, immobile, sans un mot. Les rares visiteurs passaient leur chemin, indifférents à l'exception d'une adolescente obèse qui suivait le manège avec intérêt. Il n'y avait pas visiblement pas matière à plainte pour agression sexuelle, et elle s'éloigna. Elle revint plus tard, léchant une glace.
- C'est Lars, Lars Hall que je m'appelle. Mes intimes me nomment Lasse. C'est un prénom suédois... comme moi. Voulez-vous répéter, Lasse? L'allusion était claire et brutale.
Elle portait une robe courte, noire et sévère, et un chemisier de soie blanche unie. Sa mise comme son maintien étaient puritains, presque victoriens. Elle fleurait la chasteté telle qu'elle n'existe que chez les préraphaélites. Elle se mit soudain à pleurer, sans bruit, sans arrêter de le contempler. Valentin gêné, crut bon d'intervenir.
- Tu devrais faire preuve d'un peu de tact, Lasse. Mademoiselle est visiblement désemparée. Elle porte certainement le fardeau d'un indicible désespoir, d'une solitude désespérée. Peut-être est-elle étrangère et ne comprend-t-elle pas l'anglais? C'est cela? Sprechen sie deutsch, Fraülein? Parla italiano, signorina?
- Ferme-la, le coupa brutalement le suédois, toujours en français. Je suis sûr que vous me comprenez, lança-t-il, en anglais cette fois. Voulez-vous me suivre? Nous dînerons dans ma chambre, seuls, et puis je vous ferai l'amour.
Il dit cela posément, comme s'il lui proposait d'appeler un taxi.
La jeune fille avait le regard du lapin pour le boa constrictor. Elle ne bougeait toujours pas mais elle avait rougi. Valentin intervint, puis maudit son initiative, chaque fois qu'il essayait de freiner son ami, il réagissait sadiquement comme pour le provoquer. Il détestait recevoir des leçons de morale, et par dessus tout de se sentir manipuler. Sans doute se doutait-il de quelque manoeuvre de la mystérieuse blonde et c'est pourquoi il avait entrepris de la déstabiliser.
- Répondez-moi, n'ayez pas peur, insista-t-il d’une voix au timbre très mélodieux et très doux, cette fois. Je veux coucher avec vous. Ce soir. Je vous désire comme je n'ai jamais désiré de ma vie. Me suivrez-vous à présent? Il la regardait plein d’espoir, les yeux suppliants et assombris.
- Oui.
La jeune fille se leva et le suivit docilement, comme hypnotisée par le son si particulier de sa voix.
- J’étais stupéfait, devait raconter Ludell, en évoquant pour la centième fois cette surprenante rencontre à sa femme.
- Il m’a congédié impérieusement, a pris le premier taxi qui attendait devant le musée, et m’a laissé sur le trottoir sans un mot d’excuse.
Le lendemain je lui représentai le danger d’aborder une parfaite inconnue dans une ville comme New York.
– Je n’ai pas l’intention de la prendre comme maîtresse dit-il.
– As-tu pris des précautions au moins ?
– Non, tu sais que je déteste cela.
- Tu es inconscient ?
- Non. Abstinent ou fidèle… ou…
- Tu n’as donc pas couché avec elle ?
- Cela ne te regarde pas vraiment. Bien, si tu tiens à le savoir, je l’ai prise et c’est un souvenir qui enchantera longtemps mes rêveries, que je conserverai précieusement dans mon trésor intime.
- Elle a voulu te draguer ?
- Elle avait envie de moi.
- Elle n’était pas la seule. Elle a joué la corde de la naïveté, de la soumission.
- Tu te trompes. Elle a cédé sans minauderies, sans fausse pudeur, sans arrière-pensées. Elle m’a dit qu’elle voulait simplement faire l’amour avec moi pendant tout le mois d’Août, après quoi je n’entendrai plus parler d’elle. Elle a tenu parole.
-Elle a compris, dans ta suite du Plaza, que ton milieu social te mettait hors de sa portée. Tôt ou tard, la rupture surviendrait avec son cortège de regrets.
- C’est à peu près ce qu’elle m’a fait comprendre. Notre amour, l’espace de quelques nuits d’août serait ainsi éternel, incorruptible, intangible. Tu sais, je ne sais rien d’elle. Pauvre et malheureux, j’en suis certain, elle m’eût suivi comme un chien errant adopte un maître rencontré au hasard d’une rue déserte de banlieue.
J’en ai rencontré un, à Juan-les-Pins. Il se mit à me suivre, se couchant au pied des boutiques où j’entrais, se levant et m’accompagnant comme une ombre par plein soleil. Je me demandais quoi en faire, lorsque son maître apparut. Un jeune moustachu maigre et miteux, poussant une voiture d’enfant. Il l’attrapa par la laisse et il eut toutes les peines du monde à l’entraîner. Le chien se retournait, me fixait avec des yeux suppliants, résistait à son maître, il voulait demeurer avec moi. J’eus le cœur serré et je m’éloignai. C’est ce sentiment qui me saisit dès que je perçus le regard de cette inconnue, dont je ne connais même pas le nom.
Ce fut elle qui me quitta, continua Lasse. Elle sentit que j’avais des combats à livrer, d’où elle serait exclue et elle a préféré les remords aux regrets. Remords de ces nuits d’Août sans suite, regrets d’un amour étouffé dès sa naissance. Ces nuits, chacune infinie pour elle comme pour moi, ont compté autant que des années d’accomplissement amoureux. On dit ainsi qu’une parcelle de matière dense, grain de sable minuscule, pèse une tonne.
Elle partit la dernière nuit du mois d’Août, pendant que je dormais, laissant derrière elle un sillage de jasmin. Elle portait du Joy de Patou, mais il ne put couvrir le parfum de son corps, seule preuve tangible de son existence.
- Je comprends, murmura Ludell ému, sa fuite prouve sa sincérité. Elle est d’autant plus frustrante. Est-il concevable que tu ne saches rien d’elle, de son passé, de ses amants ?
- Elle était vierge, vierge de sexe, vierge de corps, vierge de cœur, seins jamais baisés, lèvres jamais violées, âme jamais pénétrée. Je crois que depuis la mort de mon père, et celle de Jürgen, c’est la première fois que je m’ouvrais à autrui.
Valentin ressentit un pincement d’amertume teinté de jalousie, et il en eut honte. Il cherchait désespérément à apprivoiser le jeune homme qui pour lui représentait l’inaccessible héros, l’ami tant espéré. Il sentit que ces beaux sentiments étaient altérés par quelque ambiguïté. L’admiration d’un démuni ; fils de parents au bord de la ruine, vivant au dessus de leurs moyens, ne laissant à leur progéniture pour tout viatique, que l’habitude du luxe ouaté du Plaza. La fascination d’un fin de race et de fortune, chétif de corps et paresseux d’esprit, pour le redoutable colosse, rompu aux combats de rue, immensément fortuné et d’une énergie indomptable. L’affection que portait Valentin au suédois, était altérée indubitablement par la fascination de l’argent, du pouvoir, de la beauté, de la force, de l’attraction sexuelle, et couronnant le tout, la barbarie destructrice.
Lui, grec décadent et misérable, servait à quatre pattes le guerrier romain, avide de culture importée, jamais repu, n’épargnant aucune humiliation à l’esclave sensible et raffiné qu’il imaginait être.
Plus tard, le cours des événements devait révéler les dessous tortueux et les conséquences dévastatrices de ces nuits d’août qui scellèrent le destin de la jeune fille silencieuse aux yeux violets.