Neuvième livraison
La séquence 222 de L’Entretien
La lettre de Lars Hall II à son fils
Mon Lasse bien-aimé,
Quand cette enveloppe te sera remise, je ne serai plus là pour t’aider, pour te guider, pour te protéger, toi, mon héritier, mon élu, mon unique trésor. C’est que le temps est venu où tu es en mesure de comprendre le sens de mes révélations, et les mesures que je t’enjoins de prendre sans délai.
Ton sang bouillant sera dompté par la ruse qui vient tôt aux adolescents mal aimés. Hald n’est pas ton frère, ni même ton demi-frère.
Lorsque je me mariai avec Helmwige, c’est la dynastie des Bentzinger que j’épousais. Nulle tendresse, encore moins de passion entre nous. Elle m’avoua plus tard ce que je soupçonnais: Hald était le fruit de son union adultérine avec le dernier descendant de la famille Benteler de Mayence et il devait hériter de la fabuleuse fortune accumulée pendant le nazisme et soustraite à l’inquisition fiscale des Etats-Unis. Par la suite, Christiane vint au monde, et elle en attribua la paternité à un autre amant, américain celui-là. Je découvris avec horreur que je devenais impuissant, à cause sans doute de la répugnance que m'inspirait cette femme et du certificat médical qu’elle me mit sous le nez : j’étais stérile ! Je n’avais dautre choix que de garder le secret afin de préserver l’honneur des Hall … et la fortune ainsi accumulée dont j’avais la libre disposition.
Quelques années plus tard, je m’étais accoutumé à cet état, et les « geschwister » (frères et soeurs) me prodiguaient déférence et affection, sous le regard approbateur de leur mère. Un jour, me croyant en voyage, le garçon laissa échapper une remarque révélatrice. « Tu vois, Chris, quand il mourra, à notre majorité, on reprendra possession de son bien et du nôtre. Il faut prendre notre mal en patience et nous préparer à la succession ». Je venais d’entrer inopinément, et les enfants ne m’avaient pas entendu m’approcher. Je fis aussitôt analyser mon pur malt Islay préféré, préparé sec avec une goutte d’eau de source comme il se doit, par ma femme si prévenante. Tu te doutes du résultat. On me laissait vivre, mais châtré, chaponné, en attendant de me supprimer quand j’aurais terminé mon rôle de mentor. L’énanthone fait des miracles : plus de testostérone, plus de libido, état dépressif, et des mamelles qui poussent !
Je partis à l’improviste de Kiruna, pour me rendre à l’île de Götland et c’est au sud de Malmö que je connus ta mère. Je divorçai de Helmwige et épousai par la suite celle qui me rendit mon cœur et mon corps. Ma femme ne s’opposa pas au divorce à ses torts par peur du scandale, car j'avais engagé des détectives privés pour le cas où elle me mettrait des bâtons dans les roues. Je les conservai après le divorce, car je compris qu’elle essayerait de me supprimer, et toi aussi, dès ta naissance. Ce fut ta mère qui mourut empoisonnée, peu de temps après t’avoir mis au monde, et un mois après notre mariage tardif.
Je réussis à te protéger par diverses ruses que tu connaîtras plus tard. Mais je ne me faisais aucune illusion, je savais que je ne pourrais résister indéfiniment. J’espérais toutefois veiller sur toi jusqu’à ta majorité. Si tu as lu ces feuillets, c’est que j’aurai échoué, mon petit. J’ai demandé au dépositaire de ces notes, de ne te remettre celle-ci qu’en temps utile, quand tu auras appris à dissimuler tes sentiments. Ta naïveté t’a préservé jusqu’ici, dorénavant ce sera ta lucidité. Tu suivras les instructions orales qui te seront données. Je serai là ; de nouveau pour te guider à la prochaine crise.
Celui qui t’aime au-delà du tombeau. Lars.
Les larmes succédaient aux larmes. Car il pleurait l’orgueilleux, il ne songeait plus à esquiver, à manipuler, à dissimuler, à piéger. La tension était trop forte, elle brisa toutes les barrières édifiées par la nécessité de l’autodéfense. Les digues cédaient devant l’homme corpulent au visage blanc, dont les yeux d’ombre ne montraient nulle compassion.
Les larmes n’étaient point de colère, ni d’humiliation, encore moins de haine. C’était des pleurs d’amour. Des larmes de nostalgie indicible pour les jours ensoleillés où il regardait le visage animé de son père, en train de lui enseigner patiemment ce qu’il n’entendait point. Car il était sourd : il regardait, il dévorait des yeux son père, pressentant l’horrible manque, la fin atroce et prématurée. Son père… Son âme, celui dont l’amour sans calcul, sans limites, défiait la mort.
Il contempla les sceaux de cire rouge qui pendaient du cahier, au bout de rubans violets, comme des marque-pages. Le professeur avait brisé le premier, libérant la première note, car il estimait que le moment était venu. Il comprit que d’autres révélations, ou peut-être des injonctions formelles, sommeillaient dans les feuillets défendus par les sceaux suivants, dans l’attente d’être ultérieurement réactivés.
Un instant, cédant à la curiosité, il faillit rompre tous les sceaux, mais il résista à la tentation sacrilège.
Le professeur savait que la révolte suivrait très vite, et que des forces terrifiantes seraient libérées, qu’il fallait canaliser pour qu’elles ne détruisent par le malheureux gosse. Il parla, et cette fois le jeune gars l’écouta, comme l’enfant désemparé écoute la voix apaisante de sa mère.
A sa surprise, il vit le maître tendre une enveloppe cachetée d’un sceau analogue à son Famulus qui le brisa, déplia les plis compliqués du papier à la forme et en lut le contenu d’une voix de notaire.
Oublie le contenu de mes notes, et agis selon les instructions. Rends-toi à New York à l’Hôtel Plaza et loue la suite 1666 pour un an. Tu y trouveras une liste de contacts utiles et tu mèneras une triple vie. Celle d’un étudiant raté, en histoire des civilisation, ou toute autre bêtise, celle d’un noceur stupide et arrogant. Tu suivras les cours du soir de la Columbia University et un broker, Nathan Samuel, t’initiera aux secrets de la haute finance. Tous les frais d’études sont prépayés et cette dernière activité doit être absolument invisible. Donne le change par une vie dissolue et alimente les potins. Lorsque tu auras appris les lois du pouvoir, et les ruses de l’argent, du sexe et de la mort, tu disparaîtras.
Quand tu reviendras, tu tueras ta famille, et tu hériteras d’un puissant levier : la fortune des Hall-Betzinger-Benteler.