Quelle langue parlez-vous?
Hayakawa, le grand sémanticien, auteur de Language in Though and Action, énumère quatre types de langages, que nous adoptons dans des circonstances données de la vie.
Le premier, est ce qu'il nomme la langue vernaculaire. C'est la langue maternelle, celle de notre enfance. On y a recours lorsque le paraître se relâche et l'authenticité des pulsions premières domine. Lorsqu'on éprouve transportés par des émotions bouleversantes, de les crier, de les sussurer, toujours de les faire pénétrer dans les tréfonds de l'autre et de nosu mêmes. Le plus souvent la langue vernaculaire utilise les mots et les tournures de l'enfance, les petites phrases et les petits mots-bruits qui ne signifient rien et qui disent tout. La langue vernaculaire est celle qu'on se parle, celle que l'on parle pour mettre dans la confidence, dans la familiarité. Papa, Maman, à l'aide! fais moi un câlin, un bizou, t'es méchant, etc... Ma langue naturelle, vernaculaire est l'italien. Je l'ai parlé avant le français et elle me servait à communiquer avec maman (pas avec ma mère). "Mammina, ti voglio un bene dell'anima, mammina cara, non lasciarmi, come stai, ho male qui, sono felice, aiuto, ho male, cosa farei senza di te? Mi manchi, ho mal di pancia, che disdetta! Porca l'oca. Che se ne vadi a pesca quel sciagurato! ". Ma femme parlait allemand avec mon fils, mais tout ce que j'en ai retenu est "donnerswetter! ein schmuzi!" alternant avec le français vernaculaire " ce garçon me prendra mes derniers nerfs!"
Le second langage est la langue véhiculaire. C'est celle qui permet de s'exprimer avec la plus grande précision et d'éviter les malentendus. En ce qui me concerne le français joue ce rôle alors que pour mon fils, comme pour beaucoup d'émigrés, c'est l'anglais qui l'a supplanté. Il suffit d'assister à un conseil de direction de l'Oréal pour comprendre ce basculement. Malheureusement bien des jeunes n'ont qu'un petit nombre de mots à leur disposition et une langue véhiculaire insuffisante même pour communiquer avec eux-mêmes.
Le troième langage est dit référendaire. C'est celui des savants, des érudits lorsqu'ils publient des articles scientifiques. Toute assertion doit être documentée par des citations, des sources, une bibliographie. Cela ne signifie nullement que les grands ouvrages scientifiques soient rédigés en langue référendaire, il énoncent des vérités courantes, sans se donner le mal de se documenter. Bien des ouvrages comme ceux de Freud, de Jung, de Hayakawa, de Korzybski, de Shannon, de Drucker, de Niels Bohr ou d'Einstein, se cantonnent au langage véhiculaire, en n'utilisant des mots scientifiques que lorsque cela est nécessaire.
Le langage référendaire abonde dans les esprits des cuistres et rend leur littérature respectable, honorée, légitimée, et parfaitement ennuyeuse. Je donne toujours comme exemple une phrase de Paul Fraisse si je ne me trompe, que je cite de mémoire : quand on vieillit, le temps passe plus vite. (Mougeotte, Weisbaum et altri, 1926). On peut aussi citer cette perle en hommage à Herbert Simon, prix Nobel d'économie.
" lorsque les affaires vont mal et qe le chômage fait des ravages, les acteurs de l'organisation ont tendance à vouloir rester dans cette organisation, et de ne pas tenter ailleurs une ouverture. Lorsqu'au contraire il y a beaucoup de demande, et que la profession d'un membre d'une organisation se trouve dans un créenau fortement porteur, l'acteur de l'organisation aura tendance à écouter plus volontiers les propositions du marché. (Simon, Organizations,1965).
En ce qui me concerne, cela fait longtemps que je n'"utilise plus le langage référendaire. Je l'ai fait par obligation dans mon mémoire de thèse, mon premier livre sur la théorie du management, et autres papiers où je devais sacrifier à l'orthodoxie référendaire. Pour mon ouvrage de fond sur le Ring de Richard Wagner, je n'ai pas pris comme postulat la connaissance automatique de la référence "Schroumpf-Pelissier, Farzabywzda, Meyer et altri, Contribution à l'étude des relations entre l'accueil de Lohengrin au théâtre Colon et la politique nationale socialiste de Hitler. Annales de l'université Mendoza, départment de musicologie différentielle, thèse polycopiée, vol XXVI, pp. 1226". Ce type de références encombrent les travaux académiques et sont parfaitement stériles. En revanche sur les quelques milliers de références exhaustives disponibles dans les fichiers, on trouve une bonne centaine de travaux intéressants et par forcément accessibles. Je prends alors la peine de les résumer dans des fiches de lecture, ce qui épargne au lecteur des recherches épuisantes. Les énarques utilisent le langage référendaire. Leurs rapports, leurs discours, sont toujours émaillés d'innombrables citations et références. C'est pourquoi ils sont aussi assommants.
Le langage que j'utilise pour les travaux professionnels, est l'anglais, le langage référendaire par excellence.
Enfin un dernier type de langage est dit langage mythique. Il procède par symboles, métaphores impressionnantes, formules rituelles, réthorique imparable, c'est ce qui le charge d'émotion en court-circuitant la froide logique du discours référendaire et véhiculaire. Lorsque Malraux voulut faire passer le projet de construction de l'incongrue tour Monparnasse, il s'écria enfin de compte, tous arguments épuisés "Faites-la Massieurs, faites-la pour la Fraaance ! ! ! ". Et il emporta le morceau.
Souvent le langage mythique est rituel, il est l'outil préféré de la désinformation. Le Général De Gaulle savait admirablement l'utiliser. On l'emploie à propos de l'UE de l'Europe, de l'intégration, il charrie totems (l'égalité, la discrimination positive, le développement durable) et tabous (le racisme, la repression, le fachisme, les nantis, les riches).
Le langage mythique est aussi celui de la solennité des discours funèbres, des oeuvres poétiques et prophétiques. En ce qui me concerne, c'est l'allemand, la langue de Goethe du deuxième Faust, des poèmes de Wagner, plus rarement l'italien de Dante.
"Ihr, Naht euch wieder, Schwankende Gestalten" ou " Winterstürme wichen der wonne Mond" comme "Nel mezzo del cammino della nostra vita, mi ritrovai in una selva oscura che la diritta vita era smarrita". Mots magiques, intraduisibles, nostalgiques, menaçants et toujours chantants.
Logiquement je devrais utiliser pour ce blog mes quatre langues : l'italien (vernaculaire et bon enfant), le français (pure expression de la pensée dans ses moindre nuances), l'anglais (communications scientifiques), et l'allemand (lecture des grands poèmes). Mais une langue en serait absente, qui justifie à elle toute seule une catégorie autonome : la calligraphie chinoise. Je regretterai toujours de ne pas avoir pris e temps et la patience, pour apprendre le chinois mandarin. Pensez-y pour vos enfants !