Huitième livraison
L'audience Necromonte
Fin de la séquence 221 de L'Entretien
INTERMÈDE
Le cabinet du professeur Necromonte était particulièrement sombre. Composé de six panneaux d’acajou qui composaient un hexagone régulier, sans fenêtres, il dégageait une impression de claustrophobie. Deux des panneaux étaient pleins, dissimulant des portes, deux autres étaient percés de vitraux de style art nouveau, violets, rouges, jaunes et verts. Donnaient-ils sur une cour ou sur une paroi de tubes fluorescents, c’était difficile à deviner. La lumière blafarde qui en filtrait parcimonieusement, accentuait le caractère sépulcral du lieu.
Les deux panneaux restants étaient des rayonnages chargés de livres et d’objets. Les ouvrages étaient reliés à l’ancienne, en parchemin ou en maroquin fauve. Leur taille allait de l’in folio, tout en bas, à de minuscules in-16 alternant avec de menus curiosa : bocaux, solides géométriques, sphères de verre, coffrets d’ébène de macassar qui renforçaient l’atmosphère morbide.
- Il veut se donner l’air d’un gourou, songea le jeune homme écoeuré, métier qui rapporte à Frisco, une ville de pédés et de charlatans, les paradis des sectes, du sexe moche et de la drogue.
Au centre de la pièce hexagonale trônait une mappemonde de verre éclairée de l’intérieur. Les océans gris bleu, les continents orange et vert de vessie, diffusaient une lumière trouble orangée qui faisait écho à celle des vitraux.
La mappemonde occupait le centre d’une dépression hexagonale peu profonde bornée par une rampe d’acajou.
Face à la porte d’entrée se tenait un lourd bureau victorien flanqué à sa droite d’un squelette humain pendu à une potence, comme on en trouvait jadis dans les cabinets d’histoire naturelle, memento mori.
En se retournant, le visiteur examina les deux panneaux adjacents à la porte. Le secrétaire avait disparu par celui de gauche, qui pivotant sur lui-même laissait entrevoir un escalier en colimaçon, une penderie et un petit lavabo. Ce petit vestibule était tendu de cachemire rouge grenat et peu éclairé et la rampe de l’escalier était peinte en noir. Le secrétaire particulier avait laissé le panneau entrouvert et Lars fixait l’escalier. Il s’attendait à voir apparaître le pontife lorsqu’une voix lui parvint du fond de la pièce.
Surpris, il se retourna en un éclair : un homme était assis derrière l’immense bureau. Comment y était-il parvenu sans le moindre bruit? Un des vitraux devait avoir pivoté silencieusement, comme une porte à moins que les rayonnages eussent été mobiles. En tout cas l’homme avait pris soin de soigner son apparition. Large d’épaules, imposant, son visage rond et pâle était surmonté d’un front haut, bombé et étrangement lisse. Il était enveloppé dans une robe de chambre de soie grenat brodée de dragons, et ses cheveux – s’il en avait- étaient entièrement cachés par une calotte noire. Les yeux de jais brillaient sans la moindre expression et fixaient le jeune homme.
- Vous m’avez demandé audience, commença-t-il, me voici. Présentez votre requête. La voix était basse et bien timbrée, son débit lent et scandé, celui d’un juge essayant de convaincre un jury récalcitrant.
AUDIENCE Le garçon rougit encore plus qu’à l’accoutumée, tout son corps se raidit. Manifestement il n’appréciait guère cet accueil, et le dit sans ambages. Il semblait prêt à bondir et à frapper le vieillard, mais il se retenait visiblement. Il parla clairement, d’une voix de ténor un peu chantante et douce, mais aux inflexions un peu méprisantes. Il avait gardé son calme mais ses yeux étaient plus limpides que jamais, pupilles étrécies sous l’empire de la colère.
- Soyons clairs, dit-il, je suis ici parce que vous avez quelque chose à vendre que je ne suis pas sûr d’avoir envie d’acheter. Votre représentant a su piquer ma curiosité à Juan-les-Pins, en France, au bout d’une filature que vous avez dû commander. Votre factotum, secrétaire ou valet, appelez-le comme vous le voudrez, m’a débité des sornettes sans intérêt. Je ne suis pas un gogo et je n’apprécie guère votre mise en scène pseudo médiévale. C’est franchement de mauvais goût. Maintenant, vous me dites ce que vous proposez, à quel prix et dans quelles conditions et on traite, ou on se quitte sans perdre davantage de temps. Vu ?
Le garçon eut un large sourire chaleureux, inattendu et en flagrante contradiction avec ses paroles blessantes.
Le professeur ne manifesta aucun signe d’émotion. Immobile comme son visiteur, il le fixait attentivement. Un long silence plana dans le cabinet claustrophobique, puis le personnage à la calotte noire prit la parole sans élever la voix.
- Si vous pensez que vous avez été entraîné dans quelque arnaque, détrompez-vous. Je suis là pour vous aider. Vous m’intéressez. Je comprends ce que vous ressentez, nul n’aide autrui aujourd’hui sans de bonnes raisons, surtout quand il s’agit d’un inconnu possédant de solides atouts financiers. Soyez tranquille, ajouta-t-il, mon aide est intéressée et j’escompte tirer de vous un réel profit.
Le sourire du jeune homme s’élargit et il s’exclama « à la bonne heure, on part maintenant sur de bases saines ! »
L’autre sortit son portefeuille et en examina le contenu. Lars éclata de rire car il ne contenait que quelques cents et une médaille bénite.
- Vous avez le sens de l’humour ! Vous cherchez à me faire comprendre que vous êtes à sec, et que vous comptez sur moi pour vous renflouer.
Une pendule sonna trois coups.
- Le temps c’est de l’argent, c’est votre carillon qui nous le rappelle. Venons-en au fait à présent monsieur… êtes vous vraiment professeur, ou vous êtes vous autoproclamé sage érudit ; gourou, maître initiatique ? Sachez que vous ne trouverez pas en moi un disciple. J’aime les situations claires, je suis un pragmatique. J’ai de l’ambition mais j’ai appris à me méfier des choses compliquées. Je ne suis qu’un paysan mal dégrossi, voyez-vous…
- Votre situation n’a rien de clair, énonça froidement le professeur. Mon métier est l’investigation et l’étude des situations inextricables aboutissant à la résolution des impasses et des énigmes qui en découlent. Seul l’impossible me tente. Et vous êtes l’impossible. Vous êtes tout sauf un paysan naïf.
- Comment cela impossible ? Et puis, qui vous demande de vous mêler de ma situation ? Je vois que vous vous êtes renseigné, mais comment être sûr que vous ne me manipulez pas pour le compte de gens qui veulent me voir au diable ? Quelles sont vos lettres de crédit ?
Les voici ! L’homme pâle poussa vers Lars un dossier épais qu’il avait extrait d’un tiroir de son bureau. Sans cacher sa stupéfaction, le suédois examinait les feuillets. Il ne les connaissait que trop. Il s’agissait des notes que son père couchait chaque soir sur des feuillets gris, une sorte de journal intime en feuilles éparses. Il lui avait déclaré que nul ne devrait les lire après sa mort, et qu’il les adressait au fur et à mesure de leur rédaction à un dépositaire à qui il avait laissé ses instructions. Il saurait quoi en faire et agir en conséquence. Une sorte de testament ou de programme post-mortem.
Une note était soigneusement calligraphiée collée à la couverture du dossier.
Le cœur serré, la gorge nouée, le fils de Lars-Hall Bentzinger, la regardait sans pouvoir la lire. Ses yeux étaient brouillés par les larmes… Ils avaient reconnu le graphisme anguleux, si familier, celui de son père.